Transformation : non, vous n’avez pas un problème d’exécution

La première qualité d’une stratégie est de refléter les capacités de l’organisation. C’est en particulier vrai pour la transformation. Si la stratégie a un problème d’exécution, c’est que l’exécution est un problème stratégique que la stratégie a ignoré.

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Transformation : non, vous n’avez pas un problème d’exécution

Publié le 28 mars 2017
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Par Philippe Silberzahn.

C’est une histoire maintes fois vécue : « Notre stratégie de transformation est parfaitement claire. Mais on a un gros problème d’exécution » me confie ce membre du CODIR d’une entreprise du CAC40.

En clair, les ruptures surgissent de partout, on dépense des millions en plans de transformation, on met du digital et du startup partout, et rien – rien ! – ne se passe.

Et pourtant on sait ce qu’on doit faire ! Implicitement bien sûr, et très vite explicitement, l’explication fuse : c’est en dessous qu’ils sont incapables ! Ils ne sont pas alignés. Ils ne savent pas exécuter. Ou pire : ils font de la résistance au changement.

Une mauvaise conception de la stratégie

Cette réaction traduit une mauvaise conception de ce qu’est la stratégie et explique pourquoi beaucoup de projets de transformations sont bloqués dans de grandes entreprises, entraînant une fuite en avant parfois désespérée de la direction générale et de fortes tensions au sein du management, tout ça pour finir dans le mur : le monde se transforme, mais l’organisation fait du sur-place avec un moteur qui tourne à plein régime et des cadres épuisés.

L’une des pires plaies de la stratégie est celle consistant à distinguer la conception de l’exécution. Cette distinction repose sur un modèle cartésien de la réalité : la conception, d’un côté, la mise en oeuvre de l’autre ; la conception étant le domaine noble bien sûr.

Le domaine noble

C’est le domaine des hommes en costume cravate et des femmes en tailleurs, sis au 32e étage d’une tour à la Défense, proches des gens qui comptent et entourés de consultants payés des fortunes. L’exécution, c’est l’intendance, généralement reléguée à un cabinet de consultants de second rang, détaillée dans l’annexe du rapport de stratégie.

La stratégie ainsi conçue, c’est le triomphe de la volonté, une conception romantique de l’homme « maître et possesseur de la nature », selon le fameux mot de Descartes, c’est-à-dire avant tout maître et possesseur des autres hommes.

Mais la nature se venge rapidement, et les autres hommes aussi. Si la stratégie, en effet, n’est pas exécutée, c’est qu’elle a été conçue sans tenir compte des capacités de l’organisation à l’exécuter, et que c’est donc une mauvaise stratégie.

La première qualité d’une stratégie est de refléter les capacités de l’organisation. C’est en particulier vrai pour la transformation. Si la stratégie a un problème d’exécution, c’est que l’exécution est un problème stratégique que la stratégie a ignoré.

En outre, distinguer la conception de l’exécution, c’est exonérer la direction générale de sa responsabilité en la matière. Or cette responsabilité est fondamentale. Pour comprendre pourquoi, il faut regarder pourquoi la stratégie de transformation n’est pas « exécutée ».

Conflit d’engagements

Si la stratégie de transformation n’est pas exécutée c’est parce qu’elle ne résout pas le conflit fondamental qui existe entre la performance de l’organisation actuelle (aujourd’hui) et la création de l’organisation future (demain). Chacune, en effet, se fait nécessairement aux dépens de l’autre.

Or du haut de l’Olympe, les dieux de la stratégie lancent éclair après éclair : « innovez ! », « transformez-vous », « atteignez vos objectifs », mais aussi « soyez emphatiques », « développez un esprit entrepreneurial », « soyez digital », « soyez une entreprise citoyenne »,…  tous plus stratégiques les uns que les autres. Sur le papier, le plan est magnifique, 23 priorités, 4 piliers, un slogan, et en avant la musique !

« En bas », les mortels, c’est-à-dire les managers, croulent donc sous un nombre croissant de priorités toutes plus prioritaires les unes que les autres.

Priorité à l’innovation !

J’ai ainsi discuté avec la responsable de l’innovation d’une grande entreprise française qui m’affirmait avoir résolu le problème de l’innovation : elle avait mis « Innovation » dans les priorités des managers » ! Voilà !

Or évidemment, s’il y a plus d’une priorité, ce ne sont plus des priorités, mais des objectifs. Une priorité, c’est ce qui passe avant autre chose ; décider une priorité, c’est donc aussi décider ce que l’on ne va pas faire. Ce choix est d’ailleurs l’essence même de la stratégie pour le chercheur Richard Rumelt selon lequel celle-ci est « le mélange cohérent de politique et d’action conçu pour résoudre un défi fondamental de l’organisation. »

Il faut donc identifier le défi fondamental et s’y consacrer. C’est loin d’être évident. Cela nécessite un diagnostic et surtout le choix du défi auquel on va se consacrer parmi tous ceux auxquels l’organisation est confrontée. Ce qui signifie de facto que d’autres défis recevront moins d’attention. La stratégie c’est donc décider ce qui est prioritaire pour l’entreprise à un moment donné.

Mais voilà, la direction ne choisit pas parmi ces « priorités ». Elle les empile. Elle est incapable de comprendre que ces « priorités » non seulement ne peuvent toutes être atteintes en même temps, mais surtout sont souvent contradictoires ; elle est la spécialiste des injonctions paradoxales.

La patate chaude

Comme la direction générale ne résout pas ces confits entre objectifs contradictoires, c’est aux managers de le faire car ils sont en dernière ligne. Contrairement à la direction générale, ils ne peuvent pas passer la patate chaude au niveau inférieur…

Intéressons-nous donc au manager chargé « d’exécuter » la belle stratégie pensée dans les étages supérieurs. D’une part, celui-ci a un mandat très clair de transformer l’organisation à son niveau. Par exemple, de mieux tirer parti du « big data », de travailler avec des startups, ou de déployer ses services sur mobile. Mais d’autre part, il a toujours son impératif de performance ; il doit atteindre ses objectifs commerciaux.

Le déploiement de ses services sur le mobile, tâche complexe s’il en est, va consommer une partie très importante de son temps et de son énergie sans grand résultat à court terme. Ce temps et cette énergie ne seront plus disponibles pour son activité commerciale, ce qui aura très rapidement un impact sur ses résultats.

Conflit d’engagement

Il y a donc là un conflit d’engagement : engagement envers la transformation, c’est-à-dire la création de l’organisation de « demain », d’une part, et engagement envers les résultats commerciaux, c’est-à-dire la performance de l’organisation « d’aujourd’hui », d’autre part.

Comment le manager va-t-il résoudre ce conflit ? Nécessairement au profit de l’organisation d’aujourd’hui. Rater ses objectifs commerciaux a en effet un impact immédiat et mesurable. Le chiffre est là, ou il n’est pas là, et la discussion à la fin de l’année lors de l’entretien annuel repose sur lui.

Prendre du retard sur la transformation, en revanche, a un impact très vague, et difficilement mesurable. Une opportunité ratée d’améliorer son service client est difficile à quantifier à court terme. Dit autrement, le risque de faire (rater ses objectifs commerciaux) est bien supérieur au risque de ne pas faire (rater l’opportunité des services mobiles).

Aveuglement aux coûts cachés

Dans des organisations totalement arc-boutées sur la mesure d’indicateurs visibles et quantifiables, et aveugle aux coûts cachés, le choix est vite fait pour un manager qui, tout partisan qu’il est de la transformation numérique-innovante-entrepreneuriale-3.0, souhaite légitimement protéger sa carrière.

Un tel choix est d’autant plus évident lorsque le retard pris dans la transformation commence à sérieusement inquiéter la direction générale.

Les résultats commencent à refléter ce retard : les concurrents avancent plus vite sur les nouveaux marchés, le marché historique ralentit et devient moins profitable, et les comptables du 32e étage ont de plus en plus de mal à présenter des chiffres flatteurs malgré leur toute nouvelle version d’Excel.

Le bateau prend l’eau de toutes parts et la direction est donc conduite à renforcer ses exigences de résultats pour sauver sa prochaine assemblée générale. Cette exigence rend encore plus évidente la résolution du conflit au profit des résultats immédiats, et aux dépens de la transformation.

Le mauvais modèle d’action

Pour résumer, poser la problématique de transformation en termes d’exécution c’est utiliser le mauvais modèle d’action au sein d’une organisation, un modèle reposant sur une distinction conception/exécution, la conception étant du domaine de la direction générale, l’exécution étant reléguée aux managers.

Au contraire, il faut poser le problème en termes d’allocation de ressources (argent, temps, attention managériale) et mettre à jour les conflits inévitables entre aujourd’hui et demain. Plus on investit dans demain, plus on prend de ressources à aujourd’hui, dégradant les résultats à court terme ; mais plus on protège aujourd’hui, plus on compromet demain.

C’est la façon dont on gérera ce conflit qui déterminera la réussite de la transformation. Il n’y a pas de bons ou de mauvais choix, seulement des choix douloureux, mais l’absence de choix ramènera mécaniquement l’organisation à la protection d’aujourd’hui aux dépens de demain, avec des conséquences catastrophiques.

La gestion assumée de ces conflits est du ressort de la direction générale. Elle n’a donc pas un problème d’exécution, mais de conflit d’engagement qu’elle doit assumer.

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  • Je suis heureux de lire (enfin) cet analyse. Daniel Goeudevert avait concrétisé une approche dans ce sens vers 1990, mais il n’avait pas mené son action à terme chez VW.; beaucoup de cadres ne supportaient pas qu’on intègre les compétences des exécutants dans la définition d’une stratégie (« ils feront ce qu’on leur dit de faire, sont payé pour exécuter »).
    Mais ça a servi , puisque cette capacité des exécutants à adhérer et mettre en oeuvre un changement ou une transformation, fait partie de la culture de la plus part des entreprises anglo-saxonnes.
    Les outils pour concrétiser cette « capacité d’adhésion »: la formation, un suivi rigoureux, des méthodes simples et logiques.
    Il semble aussi que les notions de « sélection du personnel » et de « formation » soit différentes de celles des managers français.

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