Par Philippe Silberzahn.

C’est une expérience hélas fréquente : au cours d’un séminaire sur l’innovation conduit pour un grand groupe, nous déterminions les grandes lignes d’une démarche d’innovation basée notamment sur le développement de l’intrapreneuriat. Nous déroulions les programmes qui permettraient aux collaborateurs de développer leurs idées, les structures, les dispositifs, etc. Puis finalement le moment crucial vint. Quelqu’un posa la question fatidique : « Mais avons-nous les gens pour faire cela ? » Tout le monde se regarda consterné. La DRH – heureusement elle était présente – répondit, très gênée : « Eh bien en fait, non. » Adieu veaux, vaches, cochons… et innovation.
Des années de politique RH consacrées au recrutement et au développement des « talents » avaient mené l’entreprise à une impasse. Car qu’entend-on par « talent » dans ces grandes entreprises ? La plupart du temps, ce sont des bons élèves, des cadres irréprochables, venus des meilleures écoles, dont, particulièrement en France, la réussite a tenu à leur capacité à savoir répondre aux questions qu’on leur posait. Ces questions n’admettaient qu’une seule réponse, et il fallait la trouver. Année après année, ils ont appris à la trouver, et à le faire surtout en se méfiant des autres qui, eux aussi, cherchaient la fameuse réponse. Leur succès dépendait de l’échec des autres. Ils ont également appris à ne pas prendre de risque, à ne pas échouer, à bien calculer leur coup, et à choisir leurs loisirs en fonction des rapports sociaux qu’ils leur permettraient de nouer. Toute une vie à minimiser la prise de risque. Pourquoi croyez-vous qu’un bon élève va travailler dans une entreprise du CAC40 ? Pour la griserie que cela procure ? Pour changer le monde ? Bien évidemment non. Un bon élève y va parce que ces entreprises offrent une rente : un bon salaire, une considération sociale, une absence de risque, et un peu de pouvoir en attendant l’heure de la retraite.
Et bien-sûr ça marche : en filtrant les outsiders, les marginaux et ceux qui ne rentrent pas dans le cadre, l’entreprise gagne en les recrutant une fiabilité et une prédictibilité, gage de sa performance. On s’y retrouve entre soi, on se comprend, l’entreprise peaufine son modèle et tout fonctionne mieux. Du moins tant que l’environnement n’évolue pas de manière discontinue.
Et puis un jour survient une rupture. La révolution digitale, le big data, l’uberisation, les barbares sont à nos portes ! Et quand la bise fut venue, l’entreprise se trouve fort dépourvue. Car tout d’un coup Boum ! Crack ! Elle veut des innovateurs ! Des gens qui sortent du cadre ! « Innovez ! » comme lançait récemment devant moi un PDG à son assemblée d’employés médusés. Ah et aussi : il faudra travailler en équipe, bien-sûr ! Allant ainsi à l’encontre de 25 ans de (dé)formation par le système éducatif français. Les grenouilles doivent se transformer en bœufs. Comme par miracle…
Mais il n’y a pas de miracle en management. Seulement des choix stratégiques. Et rien n’est plus stratégique que de décider qui on recrute, qui on garde et qui on promeut. Des années de culture de « talents », c’est à dire de gens totalement adaptés au passé et parfaitement aptes à combattre dans la dernière guerre et qui n’ont jamais pris le moindre risque de leur vie, finissent par se payer le jour où précisément on a besoin de personnes prêtes à prendre des risques. Ceux qui étaient passés au travers du filtre, malgré la vigilance des RH, sont partis depuis longtemps, horrifiés. Et c’est avec ses « talents », qui dans le nouveau monde n’en sont plus, que l’entreprise doit aborder les ruptures auxquelles elle fait face, espérant traverser l’Atlantique avec un chameau, en quelque sorte.
« Il n’est de richesse que d’hommes » écrivait Jean Bodin, mais encore faut-il savoir de quels hommes l’entreprise a besoin. Le recrutement d’hommes aux profils fonctionnels et conformes au modèle en place est une nécessité, mais le développement d’une diversité est indispensable si l’entreprise veut pouvoir évoluer et se transformer. La création de cette diversité, et non le filtrage des marginaux, telle devrait être la mission stratégique de la RH si son responsable ne veut pas, un jour, se retrouver face à ses collègues et admettre que, non, la mise en Å“uvre d’une stratégie d’innovation tant nécessaire n’est pas possible faute de disposer des hommes requis.
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Analyse tout à fait pertinente. Beaucoup de sociétés recrutent des clones qui seront obéissants, qui ne challengerons pas les décisions de la direction, qui n’auront pas d’esprit critique mais qui seront excellents dans la complicité à raconter des ” stories ” ( la direction s’en gargarise pour endormir les actionnaires de rêves). Beaucoup de dirigeants n’aiment pas être bousculés et ils optent pour leur propre tranquillité. Le manque réel de concurrence accélère ce phénomène.La puissance énorme de l’état a aussi eu pour conséquence de choisir des dirigeants obéissants qui seront plus ou moins soumis à cet état mais qui communiqueront bien : en échange ils ne seront pas punis ou harcelés par les services de l’état et pourront même profiter de certaines largesses. La cause originelle de cet état de fait est donc l’hyper puissance étatique , et aussi financière,dans le monde des entreprises.
Je pense que l’article attribue des intentions bien trop pures aux “talents”.
Ce que je constate autour de moi c’est que beaucoup des “bons élèves” sont capables de faire la différence entre ce qu’il faudrait faire et ce qu’on attend d’eux. Beaucoup ont des idées pertinentes sur ce qui entrave leur entreprise et perçoivent les paradoxes du discours managérial.
Pas sur que les entreprises soient réellement prêtes au changement de leur côté!
Bonne analyse et un bon reflet de la politique RH, on a ce qu’on sème. Sélectionnez un candidat en fonction de la beauté de son CV et vous aurez des candidats sachant faire de beaux CV.
Quand une entreprise s’en remet à un consultant pour un recrutement, celui ci n’a pas droit à l’erreur. S’il fait une erreur il en sera absout s’il montre qu’il avait bien suivi tous les critères.
J’ai travaillé dans une entreprise qui avait eu quelques années avant mon arrivée (!) un gros souci financier suite à une malfaçon contre laquelle elle ne s’était pas couverte pour les dommages immatériels et qui le payait toujours. Quand bien même ça avait été uniquement un problème juridique à l’origine, la R&D avait pour consigne le risque zéro. Quand ce syndrome atteint la R&D c’est mortel car la recherche et le développement c’est du risque mais il suffit de le gérer et de le provisionner.
Nous avions baptisé ce département Replicate & Duplicate.
Ce serait pourtant facile car il existe un diplôme correspondant à ces compétences : le doctorat. Mais comme on ne peut pas innover sans être un minimum contestataire …
C’est de l’humour j’espère.
Le doctorat n’est pas la panacée… même en R&D, d’autant plus quand on regarde de près les stratégies utiles pour réussir à publier en augmentant son H-index ^^
J’ai eu l’occasion de croiser pas mal de docteurs n’ayant aucune expérience pratique, ne maîtrisant qu’une forme théorique de “variation sur un thème donné”, et n’acceptant pas réellement la compétition…
Mais parfois, on croise justement des profils marginaux, et cela peut donner de beaux résultats (on pourrait dire la même chose des BAC+5 🙂 )