Comme les Mélanésiens, nous croyons à une forme de « culte du cargo » : nous sommes convaincus que c’est de notre demande que dépend notre richesse.
Par Guillaume Nicoulaud.
Décidée dès février 1942 par l’amiral Ernest King, la campagne des îles Salomon ne vise pas seulement à bloquer l’avancée de la marine impériale japonaise mais aussi à implanter des bases américaines sur les îles des mers du sud en vue d’une contre-attaque. Une des priorités de King, c’est l’archipel des Nouvelles-Hébrides [1] qui commence à être investi le 29 mars lorsque la US Navy couvre littéralement la baie de Mele, à côté de Port-Vila, de vaisseaux de guerre. Mais c’est surtout à partir du mois de mai, alors que la bataille de mer de corail fait rage, que les opérations vont réellement prendre de l’ampleur : une nuée de marines et seebeas [2] vont littéralement faire doubler la population de l’île Espiritu Santo du jour au lendemain.
En quelques semaines, ce sont ainsi des milliers de tonnes de matériel qui vont être débarquées, des baraquements et des hôpitaux qui vont être construits et toute la logistique d’approvisionnement de l’US Navy qui va se mettre en place. Pour les natifs néo-hébridiens – notamment ceux des îles les plus isolées de l’archipel – une telle profusion est une source continuelle d’émerveillement et ce, d’autant plus que les seabees, bienveillants à leur égard, n’hésitent pas à réquisitionner nourriture et matériel pour les leur donner. C’est dans ce contexte, s’appuyant de vieilles croyances locales, que va se développer le culte du cargo.
Mettez-vous à la place d’un Mélanésien : que voyez-vous ? Un américain, s’adressant à un objet métallique [3], demande de quoi nourrir quelques milliers d’hommes pendant un mois et, comme par magie, un bateau livre la commande en quelques jours. Pour les néo-hébridiens qui n’ont pas la moindre idée de la machine de production qui se cache derrière cet appel radio, c’est une corne d’abondance, un miracle qui relève de l’intervention divine. Pour eux qui n’ont jamais quitté leur petit îlot perdu du Pacifique et qui ont dû, jour après jour, travailler dur pour obtenir leurs maigres moyens de subsistance, cette manifestation de la puissance des dieux des seabees va donner lieu à l’émergence d’un véritable culte : il suffit de demander et leurs vœux sont exaucés.
Demandez, vous serez exaucés
Voici maintenant plusieurs siècles que l’émergence du capitalisme moderne nous a permis, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, de nous arracher à la misère séculaire qui caractérisait la vie de nos ancêtres. Nous vivons dans un monde d’abondance, un monde dans lequel les chaînes de production ont atteint un tel degré de complexité qu’aucun d’entre nous n’est capable de décrire précisément comment ces biens et ces services que nous consommons chaque jour parviennent jusque dans nos mains. Et comme les Mélanésiens, nous en sommes venus à développer une forme de culte du cargo : nous en sommes venus à nous convaincre que c’est de notre demande que dépend cette profusion.
Il faut, nous dit-on, soutenir et accroître la demande ; l’épargne, nous dit-on encore, est nuisible ; il faut consommer et même s’endetter pour consommer encore plus. Qu’une récession frappe et le cœur des voix qui appellent l’État à emprunter pour relancer la demande parviendrait presque à nous faire croire qu’un déficit budgétaire de 3% du PIB est une politique d’austérité. Le fait est que nos manuels d’économie, le discours de nos dirigeants et jusqu’à la présentation des grands agrégats de comptabilité nationale soutiennent, unanimes, l’idée selon laquelle notre demande serait limitée tandis que nos capacités de production, elles, seraient infinies.
Mais cette froide réalité que nous avons perdu de vue, c’est que si la demande en poisson d’un mélanésien affamé est bien réelle, tant qu’il restera assis sur la plage, elle demeurera insolvable ; pour que cette demande devienne consommation, il faudra d’abord qu’il aille pêcher du poisson ou qu’il produise quelque chose qu’il pourra échanger contre du poisson. Il n’y a pas moyen de s’en sortir : sauf intervention divine, toute richesse doit être produite avant d’être consommée et notre capacité à produire plus demain, à faire croître la taille du gâteau que nous nous partagerons, dépend des investissements que nous faisons aujourd’hui.
Ce que nous appelons croissance économique, c’est notre capacité à produire plus de richesse cette année que l’an dernier. Il y a deux manières d’y parvenir. La première consiste à être plus nombreux à produire. De toute évidence, notre volume de production global augmentera mais, comme le nombre de bouches à nourrir augmentera proportionnellement, nous ne vivrons pas mieux. D’où la seconde méthode : réaliser des gains de productivité ; c’est-à-dire trouver un moyen d’augmenter la quantité de richesses produite par chacun d’entre nous. Si l’histoire des derniers siècles doit nous avoir appris quelque chose, c’est bien que cette capacité à améliorer nos processus de production dépend de nos investissements, de notre capacité à accumuler du capital et donc, de notre épargne.
Rappelons une évidence : un investissement dont l’objectif n’est pas de générer des profits futurs n’est pas un investissement. C’est une consommation. Lorsqu’un de nos dirigeants investit l’argent des contribuables – présents ou futurs – dans des projets qui n’ont pas d’autre objet que de soutenir la demande en créant des emplois inutiles, c’est un acte de consommation – de satisfaction de notre demande immédiate – au détriment de nos investissements – c’est-à-dire de notre croissance future. Nous agissons, en somme, comme un village de pêcheur qui brûle ses bateaux pour faire cuire ses derniers poissons.
Cette année, alors que nous exécuterons notre 38ème budget déficitaire d’affilée, que les capitaux et nos jeunes entrepreneurs fuient notre pays et après avoir ruiné notre capacité d’épargne, les pouvoirs publics menacent de consommer le stock qui reste. Tout ceci n’est que folie. Le culte du cargo est en train de nous ruiner et nous continuons imperturbablement à agir comme si cette chimérique divinité allait finir par exaucer nos vœux. Ce qui, bien sûr, n’arrivera jamais.
Choc de productivité
Alors oui, nous avons besoin d’un choc de productivité, nous avons besoin d’épargne et d’investissements mais nous avons besoin d’une épargne privée et d’investissements privés. Si nous devons retenir deux faits que la grotesque opération mani pulite à laquelle nous avons assisté ces derniers jours a mis en lumière, c’est bien qu’au regard de leurs émoluments, le patrimoine de nos élus est ridicule [4] et qu’aucun d’entre eux n’a jamais investi un centime dans autre chose de l’immobilier défiscalisé. Si nos élites politiques n’ont pas la moindre idée de ce qu’est un investissement, les Français, eux, savent : qu’attendons-nous pour les laisser enfin faire ?
Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas d’une banque publique d’investissement mais d’une réglementation bancaire qui ne pénalise pas les prêts aux entreprises. Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas d’une taxe sur les transactions financières, mais de marchés des capitaux les plus liquides et les plus efficients possibles. Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas d’un matraquage fiscal des entrepreneurs mais au contraire, d’une fiscalité qui ne décourage pas la prise de risque. Ce dont nous avons besoin, enfin, ce n’est pas de subventions ni d’aides publiques mais juste d’un peu de liberté.
Le véritable courage en politique ne consiste pas à invoquer les bienfaits du cargo mais à reconnaitre enfin que la croissance, des machines à vapeur de Thomas Newcomen à l’iPhone de Steve Jobs, a toujours trouvé sa source dans l’initiative privée. La transition de notre économie suradministrée et dépensière vers une véritable économie entrepreneuriale sera, n’en doutez pas, douloureuse et se traduira même probablement par une récession – le temps que de bons investissements remplacent nos mauvaises dépenses – mais c’est à ce prix que nous investirons vraiment dans notre futur.
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Sur le web.
Notes :
- Un archipel de l’océan Pacifique qui, avec les îles Banks et les îles Torrès, forme l’actuel Vanuatu. ↩
- Ou CBs pour Construction Batallions, une unité de génie militaire de l’US Navy. ↩
- Qui se trouve, vous l’aurez deviné, être un poste émetteur-récepteur de radio. ↩
- On supposera, bien sûr, que les déclarations de patrimoine évoquées ici sont sincères. ↩
j ai tjrs entendu parler de ca dans ma famille.. en nouvelle caledonie le culte du cargo est un élément qui fait de la nouvelle caledonie une suisse du pacifique
Je me joins à ce coup de gueule
so am I bravo
« Pour eux qui n’ont jamais quitté leur petit îlot perdu du Pacifique et qui ont dû, jour après jour, travailler dur pour obtenir leurs maigres moyens de subsistance »
Correction nécessaire: les peuples primitifs, hors catastrophe sporadique (ouragan, tremblement de terre, etc.) ne travaillent pas dur pour survivre, loin de là. La moyenne observée chez les peuples de chasseurs-cueilleurs du monde est de 20 à 24 heures de travail par semaine par adulte, pour un apport alimentaire moyen de 2140 calories / jour. Ils ne vivent pas chichement, loin de là !
En revanche, cela leur laisse beaucoup, beaucoup de temps libre pour palabrer, se chercher des noises, raconter des histoires et … s’inventer des cultes.
Chez nous aussi, ce sont surtout ceux qui ont le ventre plein et du temps libre qui enquiquinent les autres. D’ailleurs les révolutions sont à peu près toujours incitées et menées par des intellectuels bien nourris et bien instruits.
+1. Le « peuple » qui se révolte est une vieille légende colportée par les idéologues avides de prendre ou de maintenir leur pouvoir. Au final, dans toutes les révolutions, c’est toujours la population qui trinque.
Exact, les révolutions sont initiées par les bourgeois qui se font trucider par la suite par un coup d’état. Notons également dans cet effet cargo que les primitifs n’avaient aucune crainte de la technologie, de l’oiseau de fer très bruyant, des bulldozers qui ravageaient le sol et les arbres pour la construction d’une piste d’atterrissage. La peur de la techno est bien l’oeuvre d’une manipulation par ceux qui ont des intérêts.
le 14 juillet 1789, est observé, dans paris, le jour ou le prix du pain est le plus cher a monnaie constante, de tous le 18ième siecle, et la quasi totalité d’un salaire parisien y passait pour acheter seulement le pain. lorsque l’emeute demarre, ( quand on aprend le 11, le limogeage de necker ) » le peuple » s’en prends d’abord aux barrière d’octroi, qui sont quasiment toutes brulées la première nuit, elles étaient reputées, a juste titre, augmenter les prix dans paris intramuros.
si les parisiens avaient mangé leur saoul a cette epoque, je n’aurai pas donné cher de l’assemblée nationale autoproclamée quelques semaine avant.
Salut les hommes travaillent peu, par contre les femmes font la corvée du bois, la corvée de l’eau, la corvée du manioc etc… C’est un systeme collectivisme avec le chef et ses lieutenants qui ont tout et foutent rien.
Lire le tres bon bouquin de P lawrence sur le culte du cargo http://www.amazon.fr/dp/B009SP95C2
C’est partout pareil. Dans toutes les culture, sous toutes les latitudes, les femmes se plaignent de devoir tout faire et que les hommes foutent rien.
Mais qu’ils s’avisent de faire un truc, et la chanson change…
Donc, oui, c’est vrai, les hommes foutent (presque) rien, mais ça arrange tout le monde
Absolument d’accord. Au Vanuatu, il suffit de faire une petite égratignure dans le sol avec une machette pour planter un rejet de patate douce et quelques semaines plus tard on a tout ce qu’on veut. Les cocotiers produisent des noix toute l’année ainsi que de nombreux fruits, bananes, agrumes et autres ananas et la mer n’est pas en reste car les eaux sont richissimes. Dans un livre dont j’ai oublié le nom d’Amélie Nothomb, les premières lignes décrivent justement l’art culinaire du Vanuatu. J’ai oublié le titre de ce livre, il ne m’a pas marqué, mais je peux affirmer que les nivans vivent très bien sans trop travailler, c’est pourquoi encore plus de 60 % d’entre eux vivent nus dans la forêt. Un peu le genre de vie des Marquisiens … on peut toujours rêver d’autres cieux surtout en ce moment !!!
Excellentissime! A faure l
coquille : Seabee (jeu de mot « abeille marine » se prononce comme les initiales CB) et pas seebeas
J’aime bien cet article.
Mais au fond il ne serait pas si grave d’en appeler toujours à stimuler la « demande », si on se souvenait que c’est juste un autre mot pour « l’offre faite aux autres ».
Malheureusement, il semble effectivement que les politiciens trouvent habile de faire croire qu’il suffit de charger plus lourdement la charrette, et de serrer plus fortement le frein, pour que le cheval tire plus fort.
Ajoutons encore cet impôts sur les plus-values, qui consiste à faire galoper un âne après une carotte et, au moment où il arrive au bout de son effort, envoyer un fonctionnaire manger la carotte à sa place !
Même un âne de s’y laisserait pas prendre deux fois 🙂
A noter que les différents cultes du cargo ont disparu peu de temps après la fin de la Guerre du Pacifique -à l’exception notable du curieux culte de John Frum sur l’île de Tanna au Vanuatu- alors qu’ils semblent avoir la cote chez nous. Un bel exemple de culte du cargo est le pôle Emploi. De la même façon que les braves mélanésiens traçaient des pistes d’atterrissage en pleine forêt, on a créé plein de dispositifs avec des mots rigolos avec plein d’ordinateurs qui renferment plein de données et avec lesquels on tient plein de listes à jour. Mais le cargo de l’emploi refuse obstinément de se poser sur notre belle piste toute neuve… Que c’est con la magie ! Les mélanésiens et les Papous l’ont compris mais pas les français…
Bravo pour le cargo, il a l’inertie comparable à celle que l’on observe en politique.
Par contre pour ce qui est de la croissance je me demande comment on doit voir le faite de produire différemment la même chose avec moins de frais, c’est souvent à ceci que l’on mesure la croissance, et même si pour certain ce n’est pas une croissance économique, c’est celle du profit.
Donc pourquoi vendre un Kilo de carotte avec une tonne d’emballage et des Hectolitre de lavage pour les épluchures et de promenade en camion ? On ne pond pas des œufs…
Le culte dit « du cargo » a été exploité par un dénommé John Frum pour attirer les mélanésiens ébahis dans son église. Les Nivan de l’époque – ce n’était pas encore le Vanuatu – étaient relativement bien éduqués par des nonnes catholiques (pour les villages parlant français) et des pasteurs anglicans ou presbytériens (pour les villages anglophones) et cette distinction persiste encore aujourd’hui au Vanuatu. Il existe une petite réminiscence de John Frum que je vais vous raconter en forme d’anecdote. J’avais rencontré à Port-Vila la fille du chef d’un village francophone perdu dans la forêt dans l’île de Malakula. je me suis rendu un jour dans cette île et je suis allé voir le chef de ce village. Pour y accéder, je m’étais muni de deux cartouches de cigarettes, d’une bouteille de whisky et d’un petit sac de racines de kava (Piper methysticum pour les intimes) car l’accès du village m’aurait été refusé sans cadeau pour le chef. Je dois souligner que dans ce village les habitants vivaient nus, les hommes, comme sur la photo, avec seulement un étui pénien et les femmes pubères avec une vague frange de petites lianes séchées pour dissimuler leur pubis que le moindre petit souffle d’air découvrait. J’ai passé une journée inoubliable dans ce village interdit aux touristes avec des gens heureux, cultivés et beaux. J’ai bu avec les hommes du kava dans le nakamal décoré d’objets insolites et j’ai partagé leur nourriture sommaire mais saine. Jamais je n’aurais pu pénétrer dans ce village sans cadeaux, c’est-à-dire sans apporter ce que la civilisation occidentale apportait en 1942 quand les Américains se sont installé aux Nouvelles-Hébrides pour protéger non pas les Salomon mais l’Australie et la Nouvelle-Calédonie (fer et houille en Australie et nickel en NC) de la convoitise des Japonais.
Voilà une petite anecdote pour illustrer le culte dit « du cargo ». (Nivan = habitant du Vanuatu)
pour l’anecdote, si ma memoire est bonne, lors de la bataille de la mer de corail, c’est un des deux porte-avion americain que les japonais ont » oubliés » de detruire a pearlharbor ( ils croisaient au large ) qui a permi aux americains de l’emporter. ceci tend a prouver, que les japonais avaient perdu la guerre du pacifique dés le premier jour, mème s’ils avaient crus remporter une grande victoire.