[L’épopée économique de l’humanité] – Le système de Rome se disloque (X)

La dislocation de l’Occident romain se fait en plusieurs étapes symbolisées par quelques dates-clés qui toutes marquent un palier supplémentaire dans la dégradation de son économie.

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[L’épopée économique de l’humanité] – Le système de Rome se disloque (X)

Publié le 4 août 2023
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Des piliers menacés

L’Empire romain était une structure politique à vocation universelle. Il agrégeait un grand nombre de peuples, avait des frontières flexibles, et un appétit potentiellement illimité.

Les vecteurs de son expansion, puis de sa capacité à maintenir un ordre ont été l’armée et l’administration. Les deux autres forces qu’il a mobilisées à son profit sont la monnaie et la religion.

Si Rome a pu imposer sa monnaie comme un équivalent universel de tous les biens en circulation, c’est parce que la puissance de ses armées et de ses institutions lui permettait de le faire. À son apogée, en l’an 100, l’Empire romain est une zone monétaire universelle au sein de laquelle le denier lui permet d’assurer la collecte des impôts et le paiement des légions.

Si la monnaie romaine est acceptée partout et par tous c’est parce que tous les sujets de l’Empire, quelles que soient les innombrables traits culturels qui les séparent, communient en une même foi dans la monnaie romaine à laquelle ils croient, parce que les autres y croient. C’est cette croyance au second degré qui permet à des gens qui, dans la plupart des cas, s’ignorent et ne se feraient personnellement pas confiance de coopérer tout de même efficacement.

La tolérance religieuse est un autre élément qui joue en faveur de la domination impériale de Rome. Son Panthéon est accueillant aux dieux des vaincus. Rome leur demande seulement de faire une place aux siens. Le polythéisme a été dans l’Antiquité le troisième grand unificateur de l’humanité, avec la monnaie et les empires1.

 

La poussée des forces centrifuges

Mais ces forces sont réversibles et finissent par se retourner contre l’Empire.

À l’issue du tragique et sombre IIIe siècle, l’esprit de conquête est passé dans le camp des barbares. Dès le temps de César quelques esprits clairvoyants déploraient déjà que la société romaine aime trop l’argent et pas assez les armes. Leurs sombres prédictions finiront par se réaliser au fur et à mesure que l’édifice impérial s’affaiblit pour de multiples raisons, qui sont d’abord d’ordre interne.

Les conquêtes et le butin qu’elles procurent entretiennent le clientélisme, la corruption, le goût du luxe, les divergences d’intérêt et les clivages sociaux.

Dans le même temps, l’armée, qui a de plus en plus de mal à recruter, accroît son recours à des mercenaires. Son principal vivier de recrutement provient des tribus barbares lorsqu’elles sont intégrées à l’Empire par un traité de fédération2. Avec celles-ci, dont les incursions deviennent de plus en plus agressives, il faut sans cesse composer en leur concédant des territoires en deçà du limes. Les coûts de gestion d’un ensemble qui s’est dilaté en repoussant toujours plus loin ses limites n’ont cessé d’augmenter, alors qu’après les Antonins les ressources ont diminué. Face aux difficultés, la réponse est toujours la même : augmenter la pression fiscale, renforcer l’emprise de l’État et développer la bureaucratie.

Dans ce contexte, la confiance dans la monnaie s’effrite et l’inflation fait des ravages. La hausse des prix sévira de manière endémique jusqu’à la chute de Rome. Quant à la religion, avec l’avènement du christianisme qui combat le paganisme et est lui-même déchiré par des hérésies3, elle devient un facteur de discorde et fragilise l’ordre en place.

 

Homo faber ligoté

Mais que l’Empire triomphe ou se rétracte, dans tous les cas homo faber y reste entravé.

Qu’elles jouent dans un sens ou dans l’autre, les forces à l’œuvre lui sont dans l’ensemble hostiles et le condamnent à rester dans l’ombre. L’instinct de prédation l’emporte sur l’esprit artisan et du travail bien fait, ce qui le maintient dans les fers. Ses possibilités d’action sont restreintes par les limites que l’attachement aux traditions impose au progrès de la connaissance scientifique, et par celles des techniques qui ne sont pas encouragées.

Jouent également contre lui la dévalorisation du travail et l’absence de mesure précise et universelle du temps : «Les anciens avaient mesuré l’année et le mois, et défini le modèle de la semaine, mais les unités de temps plus courtes devaient très longtemps encore rester imprécises et n’occuper dans l’expérience humaine qu’une place restreinte »4.

Du fait de cette imprécision, les bases du calcul économique rationnel manquent. Pour la plupart des êtres humains, le temps est seulement celui de la répétition du même, ce qui rend inconcevable l’idée même de progrès comme en témoigne cette inscription funéraire retrouvée sur une tombe du Ve siècle : « Tu cours ? Je cours. Jusqu’où ? Jusqu’ici »…

Tous ces traits se traduisent par l’accumulation de faiblesses structurelles qui, à terme, condamnent cette économie fondée sur la capture de richesses produites pour l’essentiel par d’autres, et qui suit désormais une trajectoire qui mène à son éclatement.

 

L’affaiblissement de la partie occidentale de l’Empire

Au IVe siècle, les disparités s’accroissent entre l’Occident qui s’affaiblit, et l’Orient qui se renforce.

Les positions du premier sont de plus en plus fragiles. Les ravages et les guerres civiles subies depuis le Ier siècle ont eu raison de sa vigueur. Les mines d’Espagne s’épuisent, en Italie sévit la malaria, les immenses domaines des sénateurs y sont très mal mis en valeur, la Bretagne insulaire n’est plus qu’un poids mort, le brigandage et les premiers coups de main des pirates saxons ruinent la Gaule au nord de la Seine. Seules la Gaule du Sud et l’Afrique du Nord sont encore prospères. La seconde fournit toujours l’huile et le blé dont Rome a besoin pour nourrir l’énorme foule de chômeurs et de mécontents qui y résident. Les vins, les poteries, les armes et les étoffes gauloises soutiennent encore l’activité autour d’Arles et de Narbonne. Mais la relative prospérité de ces régions n’exerce plus les effets d’entrainement dont bénéficiait autrefois l’Empire.

Quant à l’Illyrie, elle a acquis un rôle important au IIIe siècle lorsque, doublant l’axe maritime traditionnel Narbonne-Alexandrie, est apparue la route de terre joignant Trèves5 à Sirmium6, puis à Byzance et à l’Euphrate.

« L’incessant passage des troupes et la richesse du pays en fer et en d’autres minerais expliquent la supériorité militaire des Illyriens jusqu’au IVe siècle. Mais la structure physique de la péninsule balkanique ne pouvait lui permettre de prendre la tête de l’Empire »7. Au siècle suivant, l’Illyrie échappera à l’attraction de l’Ouest pour entrer dans l’orbite de Byzance.

Peu à peu vidé de sa substance, guetté par le particularisme provincial, l’Ouest est en état de moindre résistance.

 

L’affirmation de sa partie orientale

La vitalité des provinces orientales contraste avec cet état global d’anémie.

En Égypte qui est le grenier de l’Orient, les Grecs sont maîtres du commerce. Alexandrie, premier des ports méditerranéens est le point d’arrivée de tout le trafic venu par mer du monde chinois ou malais.

Le commerce oriental enrichit aussi la Syrie : les caravanes apportent à Edesse l’or, l’encens et les épices des Indes ou de la Chine. Antioche sur l’Oronte, devenue une capitale de la foi chrétienne après avoir été celle de l’Empire séleucide, est une ville de premier plan, « un concentré de l’antiquité tardive » selon Giusto Traina8.

À Tyr, dont on dit que les marins ont inventé l’art de naviguer la nuit en se guidant sur les étoiles, les activités florissantes de fabrication de pourpre et de verrerie stimulent l’économie de toute la province.

C’est toutefois la province d’Asie qui va être choisie pour abriter la nouvelle tête de l’Empire. Située à l’entrée du Bosphore, Byzance occupe une position exceptionnelle au contact de deux continents. Alors que Rome, plus vulnérable, est sans cesse sous la menace des barbares germains, elle est bâtie sur un site naturel défensif pratiquement inexpugnable. Elle est aussi proche des frontières du Danube et de l’Euphrate, là où les opérations militaires pour contenir les Goths et les Perses sont les plus importantes. Elle est enfin située dans des terres de vieille civilisation hellénique, au sein de la région qui a le mieux résisté à la crise du IIIe siècle.

C’est pourquoi Constantin en fait le pivot de son projet de recentrage géographique de l’Empire et la choisit comme nouvelle capitale. Inaugurée en 330, sous le nom de Constantinople, Byzance est réaménagée sur le modèle de Rome avec sept collines, quatorze régions urbaines, un Capitole, un forum, un Sénat, un champ de courses, des magasins, des aqueducs, des citernes, l’eau courante et le tout-à-l’égout. Les temples païens en sont très vite exclus, et la ville se couvre d’édifices religieux chrétiens.

Si la structure unitaire de l’Empire est pour le moment maintenue, c’est désormais l’Orient qui a la prééminence, alors que l’Occident s’achemine vers sa perte.

La dislocation de l’Occident romain se fait en plusieurs étapes symbolisées par quelques dates-clés qui toutes marquent un palier supplémentaire dans la dégradation de son économie.

  1. Sur ce point voir Yuval Noah Hariri, Sapiens, op. cité, pages 219 et s
  2. Ou « fœdus »
  3. En particulier celle de l’arianisme qui a durablement et profondément divisé la chrétienté
  4. Les Découvreurs, Daniel Boorstin, Bouquins, Robert Laffont éd. 1986, Paris, Livre I – Le temps
  5. Ville située sur la Moselle dans le territoire de l’actuel land de Rhénanie-Palatinat
  6. Capitale économique de la province de Pannonie, située sur le territoire de l’actuelle Serbie
  7. Robert Fossier, Les Barbares détruisent le monde antique, Histoire Universelle, tome 1, livre II, chapitre 1, Larousse, 1960
  8. Giusto Traina, 428, une année ordinaire à la fin de l’Empire romain, Les Belles Lettres, Paris, 2009
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