Alain Besançon : Les origines intellectuelles du léninisme (II)

Grâce aux analyses d’Alain Besançon, Gerard-Michel Thermeau nous invite à l’exploration de la pensée de Lénine, entre matérialisme, dualisme et politisme volontaire.

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Alain Besançon : Les origines intellectuelles du léninisme (II)

Publié le 5 mai 2023
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Lire la première partie de l’article.

Après avoir consacré dix chapitres aux origines intellectuelles du léninisme, Alain Besançon se penche sur Lénine lui-même dans les six chapitres restants.

Comme il l’écrit dans une formule fameuse : « Lénine ne sait pas qu’il croit. Il croit qu’il sait. »

L’idéologie se distingue ainsi radicalement de la religion. À la fois croyance et théorie rationnelle (ou du moins se conçoit-elle ainsi), elle s’apparente à la gnose.

« Qui dans l’histoire peut rivaliser avec Lénine ? » demande Alain Besançon. Staline et Hitler ne sont que des imitateurs. Il est à la fois Robespierre et Bismarck, d’un côté « incapable de voir le monde tel qu’il est » ; et de l’autre « aussi lucide, implacable, cynique que le prince machiavélien ».

Il déjoue les biographes : ses goûts sont ceux de sa génération, sa culture classique des plus limitées. Disciple de Plekhanov, il est surtout un admirateur de Tchernychevski. Dans son mode de vie, Rakhmatov est son modèle : ascèse et chasteté. Le personnage est lisse et fermé : il n’y a pas de moi léninien, « l’armature doctrinale l’a remplacé ».

 

Une idéologie matérialiste

Pour ce matérialiste, le développement de la nature s’opère par la lutte entre ce qui « dépérit » et ce qui « naît ». La courbe n’est pas circulaire mais ascendante et ce processus général s’appelle la dialectique. Dans cet univers en mouvement, il n’y a pas de hasard, tout est nécessaire.

« Dès que nous la connaissons (la loi naturelle), cette loi agissant indépendamment de notre volonté et de notre conscience nous rend maîtres de la nature ».

Pour lui, les « deux lignes fondamentales en philosophie » sont le matérialisme et l’idéalisme.

La première, partie de Héraclite, Démocrite et Épicure, s’épanouit finalement chez Marx et Engels. Marx est le Darwin de la sociologie. Ainsi l’histoire est une succession de régimes sociaux et politiques aboutissant au capitalisme. On ne passe d’un régime à l’autre que par un bond qui s’appelle Révolution et la lutte des classes prépare ce bond. Dès lors, tout différend théorique peut s’analyser à l’aide de la grille : bourgeoisie ou prolétariat. Le marxisme explique le prolétariat comme le marxisme s’explique par le prolétariat.

Tout essai de réfutation révèle l’influence de la bourgeoisie, par conséquent la lutte des classes.

Lénine écrit donc :

« La doctrine de Marx suscite […] la haine de toute la science bourgeoise […] Dans une société fondée sur la lutte des classes, il ne saurait y avoir de science sociale impartiale. Toute la science officielle et libérale défend d’une façon ou d’une autre l’esclavage salarié… »

 

Le léninisme comme dualisme pour Alain Besançon

Lénine ne cherche pas à convaincre, rappelle Alain Besançon, il adopte l’autorité du savant qui avance les faits et les preuves. Mais devant repousser erreurs, falsifications et trahisons, le ton de ses écrits se fait agressif, injurieux, frénétique car le savant est aussi un militant.

Comme la gnose, le léninisme est un dualisme. L’ennemi principal sera le libéral qui empêche le mouvement. Empruntant à d’autres la théorie de l’impérialisme, il donne par là même un contenu géographique au dualisme social tout en permettant d’expliquer les faits contraires à la lutte des classes.

Le prolétariat anglais s’étant embourgeoisé, il ne remplit pas son rôle de contraire de la bourgeoisie et l’Angleterre est tout entière enveloppée dans l’impérialisme.

Le dualisme de classe est le principe d’une dichotomie généralisée :

« Nous disons : est moral ce qui contribue à la destruction de l’ancienne société d’exploiteurs et au rassemblement de tous les travailleurs autour du prolétariat ».

De même l’enseignement « apolitique » est dénoncé comme une « hypocrisie bourgeoise ».

 

La vision indigente du communisme

L’avenir se prépare, il ne se décide pas. La démocratie est une démocratie pour les riches, la liberté est une liberté formelle.

Mais qu’est-ce que le communisme ? Alain Besançon n’insiste guère sur l’indigence de la vision léniniste. Tous les citoyens deviennent des employés salariés de l’État : « Le tout est d’obtenir qu’ils fournissent un effort égal, observent exactement la mesure du travail et reçoivent un salaire égal. »

Dès lors, les cuisinières pourront gouverner l’État et les hommes vivront comme des dieux, sans effort.

Du reste, on ne saura rien : « Les marxistes sont hostiles à toute utopie ». Lénine se donne ainsi aveuglément à l’avenir comme à la source de tout bien, de tout vrai.

Mais comme les hommes sont bons ou mauvais, la relation fondamentale qui les lie entre eux est la haine. Ainsi dans le léninisme, tout se ramène au politique. Cependant, la politique ne vise pas au bien commun, mais à la haine et à la guerre. Le but de la politique est de détruire l’adversaire. Faire la révolution, c’est conquérir l’État car celui-ci est au service d’une classe. Le problème de la révolution n’est donc pas celui des pré-conditions économico-sociales existantes, mais celui du pouvoir. Le politisme de Lénine est un volontarisme.

 

L’esprit complotiste du léninisme

L’idéologie, comme la gnose, soupçonne derrière le monde un arrière-monde, seul réel. Le Parti se présente d’abord comme un contre-complot, écrit Alain Besançon. Les complots réels se nouent pour parer à des complots imaginaires (complot jésuite, maçonnique, juif).

Le Parti se modèle idéalement sur l’ennemi dont il veut se défendre. Chez Marx, le parti ouvrier n’était pas séparable de la classe. Mais Lénine s’était aperçu que les ouvriers s’orientaient spontanément vers la défense de leurs intérêts particuliers. Chez lui, il y a donc dissociation entre le prolétariat et l’idée du prolétariat.

Le Parti remodèle la classe ouvrière pour la rendre conforme à son exemplaire idéal. Si la classe ouvrière trahit le « prolétariat », le Parti ne doit pas la traiter différemment de la « bourgeoisie ».

 

Le Parti décrit par Alain Besançon

Le Parti est homogène puisque les révolutionnaires communient en la doctrine une et infaillible. Les procédures électives sont au contraire génératrices de tendances et de divisions. Il importe donc de sacrifier le nombre et l’influence du Parti à son essence.

Le cœur du monde ennemi c’est le féodalisme, ici, le capitalisme en général et finalement l’impérialisme. La détestation porte sur les libéraux à la frange du monde bourgeois qui prétendent que l’on peut améliorer les choses « par la paix et la bonne entente ». Plus haïssables encore sont les opportunistes à la frange du camp prolétarien, à savoir les réformistes, les mencheviks, les révisionnistes et autres liquidateurs.

« La tâche du Parti est de diriger la lutte de classe du prolétariat ».

Mais il peut faire un bout de chemin avec des alliés tactiques (liquidés tôt ou tard). Soucieux d’explosion, Lénine voit comme alliée privilégiée du prolétariat la partie la plus « arriérée » et donc à ses yeux la plus violente de la paysannerie. L’autre grande force de dissociation dans l’Empire était les nationalités non russes.

Mais pour le reste, peu importe avec qui on s’allie, dès l’instant que c’est politiquement utile en vue de la conquête du pouvoir.

 

Grâce à la dialectique, le communiste ne ment jamais

Il n’y a pas plus de vérité en soi que de liberté, note Alain Besançon.

Le machiavélisme pratique de Lénine fait partie d’une cuisine inévitable mais qui doit rester limitée. L’ennemi de classe ment sans cesse. Répandre la doctrine ne peut se faire en mentant. Seul le communiste dit la vérité. Mais il doit comprendre tout énoncé de la manière dont il est reçu dans le Parti et non de la manière dont il est compris par l’ennemi de classe. Il ne doit pas être naïf, mais il ne doit pas être non plus cynique.

Le marxisme n’étant pas un dogme mais « un guide pour l’action », l’orthodoxie est ce que dit le Parti en ce moment, et dans la forme où il le dit. Lorsque la praxis l’exige, la théorie se métamorphose.

Si Lénine avait réclamé la convocation d’une Assemblée constituante « parce qu’elle est en république bourgeoise la forme supérieure de la démocratie », il peut tout aussi logiquement la dissoudre immédiatement puisque, au même moment, s’ouvre la possibilité d’un régime supérieur à celui de la république bourgeoise. Lénine n’est pas donc pas exactement machiavélien, insiste Alain Besançon. À ses yeux la vérité trompe et désarme l’ennemi davantage que le mensonge. Le oui et le non sont simplement deux moments d’un processus qui s’appelle la dialectique.

Ce qu’a été l’œuvre de Lénine au pouvoir et ses conséquences occupent les deux derniers chapitres du livre. Je renvoie le lecteur au texte d’Alain Besançon et, pour les plus pressés, à ce que j’ai écrit pour Contrepoints sur le sujet.

Alain Besançon, Les origines intellectuelles du léninisme, Calmann-Lévy 1977

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  • Visiblement, Mitterrand s’est bien inspiré de Lénine pour son arrivée au pouvoir et ses septennats.

    • Dieu sait que j’ai le plus profond mépris pour Mitterrand, mais de là à le comparer à un psychopathe totalitaire comme Lénine, il y a quand même une marge.
      Par ailleurs, Lénine nous est décrit comme ascétique et chaste ; le moins qu’on puisse dire est que Mitterrand n’était ni l’un ni l’autre.

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