En incertitude, faut-il garder le cap ?

Plutôt que rester accroché à un cap que l’on maintient alors que les circonstances l’ont rendu obsolète, l’action en incertitude consiste à tirer parti des circonstances changeantes pour agir de façon créative.

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En incertitude, faut-il garder le cap ?

Publié le 6 mars 2023
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Nombreuses sont les organisations qui cherchent leur voie dans un monde marqué par l’incertitude. Existe-t-il des règles à appliquer pour ne pas se perdre et traverser la période sans trop de dommage ? Des principes de management systématiques ? on le souhaiterait tous mais malheureusement ce n’est pas le cas. Ainsi, pour évidente qu’elle semble être, l’idée qu’il faille garder le cap est trompeuse.

Cette grande entreprise française a fait intervenir un amiral pour parler d’incertitude.

Le thème de son intervention : « En incertitude, il faut garder le cap. »

C’est très séduisant et ça paraît fort logique. Quand ça tangue, quand le doute s’installe, il faut serrer les voiles et ne pas dévier de la trajectoire même si on se prend des vagues. Sauf que garder le cap est une métaphore de marin. Elle fonctionne bien pour la mer où la tempête peut semer le doute, dérouter le bateau et contrarier les plans, mais où l’objectif ne change pas : si vous avez 3000 containers à livrer à Los Angeles, il faut rallier le port même si la route pour ce faire doit changer. Il est hors de question de les livrer à Anvers à cause de la météo. On conçoit que changer de destination au beau milieu du trajet n’est pas une bonne idée. Plus fondamentalement, la géographie ne change pas : il y a toujours un océan à traverser et un port à rejoindre. Les deux sont connus. C’est la façon dont le premier va être traversé pour rejoindre le second qui va varier selon les circonstances.

 

Un mode de pensée causal

Cette idée de cap à garder reflète un modèle de décision dit « causal ».

Dans ce modèle, la décision consiste à définir un but ambitieux (le cap) puis à déterminer ensuite les moyens nécessaires pour l’atteindre (le navire, la route). Par exemple, si je veux faire des frites, j’ai besoin de pommes de terre. Si je veux lancer un nouveau produit, je dois le concevoir, puis le fabriquer et enfin le distribuer. Ce mode fonctionne lorsque le cap est aisé à définir et ne change pas selon les circonstances.

Cependant, le propre de l’incertitude est que le futur n’existe pas encore et est imprévisible. Il ne consiste pas en une route connue et cartographiée. Au contraire, la route est à créer et l’objectif est très difficile à déterminer. En outre, il peut devoir changer radicalement selon les circonstances. Qui aurait ainsi songé à garder le cap en mars 2020, lorsque le confinement a été soudainement décidé ? Au contraire, tous les caps ont été redéfinis. Ils l’ont été à partir d’une situation totalement inattendue. Imagine-t-on une organisation décidant de garder le cap, conservant tous ses plans en espérant triompher de l’adversité par sa seule volonté ? Cela aurait tenu bien plus de l’aveuglement que de la détermination.

L’impératif de garder le cap traduit également un jugement moral.

Garder le cap, c’est faire preuve de détermination tandis que ne pas le garder, c’est faire preuve de faiblesse. Sauf que changer de cap quand le premier n’est plus atteignable, ce n’est pas faire preuve de faiblesse. Au contraire, c’est une preuve de pragmatisme. C’est celui du gouvernement français qui en avril 2020 reconnaît toute honte bue qu’il est incapable de gérer les masques et laisse la grande distribution le faire, avec le succès que l’on sait (dix jours après, tout le monde a des masques). Même Lénine, pourtant idéologue féroce, a assoupli sa politique économique en lançant la NEP après les résultats catastrophiques de la première collectivisation. Pour rester dans la métaphore de la marine, peut-être que John Smith, le capitaine du Titanic, aurait dû modifier son cap quand il a été informé de la présence d’icebergs sur son passage…

Changer de cap, c’est très difficile. Il faut en faire le deuil et en déterminer un nouveau, parfois sous la pression des événements défavorables. Il faut convaincre les troupes et les parties prenantes impliquées de changer. C’est précisément un acte de leadership que d’être capable de le faire : reconnaître l’impasse, l’accepter, déterminer un cap nouveau et s’organiser pour l’atteindre. C’est d’autant plus difficile lorsque le nouveau cap est loin d’être idéal, lorsqu’il faut remplacer un objectif ambitieux par un objectif qui l’est beaucoup moins parce qu’on n’a pas le choix. Les idéalistes installés dans les tribunes ne manquent pas de crier à la trahison et les moralistes au manque de détermination. C’est la malédiction des pragmatistes.

Garder le cap est d’autant plus séduisant qu’il existe des contre-exemples réussis. Des situations où le cap a été gardé malgré des passages très difficiles. C’est George Washington qui va de défaite en défaite face aux Anglais avant de triompher dans la dernière ligne droite. C’est le projet Nespresso qui met 21 ans avant de réussir. Vingt-et-un années durant lesquelles les problèmes se sont succédé. Les études de marché étaient négatives et les deux premiers lancements ont été des échecs cuisants. Ce n’est qu’au troisième essai que le produit a décollé. Vingt-et-un années durant lesquelles, effectivement, l’équipe a gardé le cap.

On peut tirer deux conclusions de ces exemples.

La première conclusion c’est qu’il n’y a pas de règle ni de principe absolu. On ne peut dire ni « Toujours garder le cap quoi qu’il arrive », ni « Changer de cap dès que ça devient difficile». Chaque situation est spécifique. La stratégie est le domaine de l’idiotès des Grecs, c’est-à-dire de la situation particulière qui n’entre dans aucune norme, dans aucune case et qui se montre rétive aux généralisations. L’idiotès est le cauchemar des auteurs de manuels, des vendeurs de recettes et des idéologues. C’est d’ailleurs vrai aussi dans le domaine militaire. De Gaulle écrivait ainsi : « Apprécier les circonstances dans chaque cas particulier, tel est donc le rôle essentiel du chef… » Notre amiral devrait se méfier.

La seconde conclusion est qu’il faut être prudent lorsque l’on transpose une notion d’un champ à l’autre et se méfier des métaphores. Piloter un bateau, ce n’est pas diriger une entreprise. Cela vaut également pour les métaphores guerrières appliquées au monde économique, prononcées souvent comme des évidences, comme « guerre économique ». En économie, les deux parties peuvent être gagnantes, pour ne prendre qu’une des différences entre la guerre et l’économie.

 

La dimension créative

La grande leçon de l’entrepreneuriat au travers des travaux de l’effectuation est que les entrepreneurs tirent parti de l’incertitude pour créer de nouveaux produits, de nouvelles organisations et de nouveaux marchés qu’ils n’avaient pas anticipés initialement.

Alors que le mode causal part d’un objectif pour déterminer les moyens de l’atteindre, ils mobilisent un mode effectual dans lequel les objectifs émergent des moyens disponibles. Autrement dit, le cap émerge progressivement de leurs actions.

Après la citation ci-dessus, De Gaulle ajoutait d’ailleurs : « C’est sur les contingences qu’il faut construire l’action ».

Plutôt que rester accroché à un cap que l’on maintient obstinément alors que les circonstances l’ont rendu obsolète ou inaccessible, l’action en incertitude consiste donc à tirer parti des circonstances changeantes pour agir de façon créative. En incertitude, il ne faut donc pas tant garder le cap qu’en faire émerger un original.

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  • Le terme de « cap » paraît malencontreux.
    En navigation maritime ou aérienne, « garder le cap » pour atteindre sa destination est généralement inopportun même s’il n’y a ni vent, ni courant ni obstacles, parce que la trajectoire correspondante (loxodromie) est plus longue et plus coûteuse que la trajectoire directe qui suppose un changement permanent du cap.
    Et tout l’art de la course consiste à optimiser le cap en permanence en fonction de la variabilité plus ou moins prévisible des conditions extérieures. Il me semble en effet que c’est ce qu’on attend du chef d’entreprise.

  • Ca se complète avec les « coûts irrécupérables ».

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