Innovation : les technologies de rupture, ça n’existe pas

L’expression « technologie de rupture » est souvent mal interprétée, se concentrant sur la nouveauté plutôt que sur l’application. Philippe Silberzahn explore comment repenser l’innovation peut conduire à de réelles avancées.

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Innovation : les technologies de rupture, ça n’existe pas

Publié le 5 décembre 2023
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Le monde du management est noyé sous les mots-valises, les expressions à la mode et les concepts creux. C’est un problème parce que mal nommer un phénomène, c’est s’empêcher de pouvoir l’appréhender correctement, et donc de pouvoir le gérer.

Un bon exemple est celui de l’expression technologie de rupture, très trompeur.

Je discutais récemment avec le responsable innovation d’une grande institution, qui me confiait :
« La grande difficulté que nous avons est d’identifier parmi toutes les technologies nouvelles celles qui sont vraiment les technologies de rupture. »

Car la course aux technologies de ruptures est lancée, celles qui vont vraiment faire la différence sur le terrain, qu’il soit économique, social ou militaire.

Or, cette course repose pourtant sur une erreur, car la technologie de rupture ça n’existe pas.

 

La différence réside dans son utilisation

Ce qui fait qu’une technologie va avoir un effet de rupture, c’est la façon dont elle est utilisée. Une technologie peut être radicalement nouvelle et n’avoir aucun impact de rupture.

Par exemple, lorsque les médecins sont passés du carnet à spirales au micro-ordinateur dans leur cabinet, il y a eu un changement technologique important, qui a entraîné une amélioration de leur efficacité. Mais il n’y a eu aucun changement dans leur modèle de fonctionnement (façon dont le cabinet est organisé, le modèle économique, la structure des acteurs impliqués, etc.).

En substance, c’est la même chose, en plus efficace. C’est une amélioration dite de soutien (sustaining), au sens où elle soutient et renforce le modèle existant. Inversement, on peut entraîner une rupture très importante dans un secteur sans technologie nouvelle. EasyJet, par exemple, est un pionnier du low cost dans le domaine aérien. La rupture que cette compagnie a créée ne repose sur aucune technologie propriétaire ou nouvelle : mêmes avions, mêmes pilotes, mais un modèle de fonctionnement différent.

Ce qui va faire la différence, c’est donc la façon dont la nouvelle technologie est utilisée.

Dans le domaine militaire, le char était une invention majeure qui a émergé à la fin de la Première Guerre mondiale. L’Armée française l’a mis au service de l’infanterie, le dispersant dans les unités, en soutien de son organisation existante. Les Allemands, eux, ont constitué des unités spéciales (De Gaulle avait la même idée mais n’a pas été suivi). Ils ont repensé leur modèle tactique autour de cette nouvelle technologie. Ils en ont fait une innovation de rupture, par la façon dont ils l’ont utilisée, avec les résultats que l’on sait. Autrement dit, une technologie est de rupture en fonction du modèle qu’on développe autour d’elle pour en tirer parti.

 

La tentation du bourrage

Lorsqu’une nouvelle technologie émerge, la tentation est toujours de la mobiliser autour du modèle existant, considéré comme un invariant. C’est ce qu’on appelle le bourrage : on la force, en quelque sorte, à entrer dans le modèle existant. Ce modèle devient alors une forme de prison intellectuelle qui empêche l’innovation.

On a des chars, mais la façon dont on les utilise fait qu’on n’en tire qu’une toute petite partie du potentiel. Pour faire entrer le carré dans le rond, il faut couper tous les coins. Autrement dit, pour qu’une nouvelle technologie entre dans le modèle, il faut ignorer tout ce qui pourrait servir à créer un modèle différent.

Cela explique aussi pourquoi une nouvelle technologie est plus facilement mobilisée par un nouvel entrant pour créer une rupture : le nouvel entrant n’est pas enfermé par les modèles existants, il n’a pas d’activité historique à défendre, il n’a pas de rond dans lequel il faudrait faire entrer le carré. Il construit le rond autour du carré précisément de façon que le rond soit une rupture.

Google travaille depuis des années sur l’IA mais ne veut pas risquer son rond (son activité liée à son moteur de recherche). OpenAI, une jeune startup créée initialement comme une association à but non lucratif, le prend par surprise en utilisant l’IA de façon tout à fait différente.

L’obsession pour les technologies de rupture a des conséquences importantes : on se concentre davantage sur la technologie que sur ses applications possibles, on se consacre à l’art pour l’art. On oublie que les Allemands n’avaient pas inventé les chars, mais ce sont eux qui ont compris comment en tirer parti.

La véritable innovation ne réside donc pas dans la technologie, même si celle-ci est fondamentale. Elle réside dans la façon dont on l’utilise pour créer un avantage. Il s’agit de contester les modèles existants pour en inventer de nouveaux. Moins qu’une capacité d’invention, c’est donc l’adoption d’une posture entrepreneuriale qui permet la création d’une rupture.

Voir sur le web.

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  • Très juste. On peut évoquer aussi la différence entre invention et innovation. Une invention (au sens de la propriété intellectuelle) peut être géniale techniquement sans pour autant être innovante. Elle n’aura un impact que si elle transforme les usages.

  • C’est comme les calculateur ou computer, il s’est trouvé quelqu’un en France à commanditer une étude pour lui trouver un autre nom en premier ordinatrice le nom après études et ordinateur après le service marketing

    • Le terme ‘ordinateur’ a été inventé par Monsieur Dornbusch, de la société IBM France, et oproposé à l’Académie. (qui l’a accepté aprés débat car il existait déja, essentiellement dans le monde religieux.

  • Certes l’usage est postérieur à l’invention (quelle découverte !) . La rupture étant l’usage que l’on fait de l’invention . Par ex : le cheval , le fait de monter dessus au lieu de le manger a été une véritable rupture , la poudre pour lancer des projectiles au lieu de faire des feu d’artifice festifs aussi . Perso je ne suis pas choquée par le terme : « technologie de rupture » car cela dit exactement ce que c’est : un nouvel usage de qq chose .

    • oui, et aussi sa signification dans le monde de l’entreprises est « rupture de l’ordre établi », car suite à cette nouveauté un concurrent imprévu émerge et bouleverse (« rompt » brutalement l’ordre établi depuis longtemps). Penser à Kodak suite à l’arrivée de la photo numérique.

  • Pas de technologie de rupture. Mais des techniciens de rupture, donc.

  • Objectif les technologies de rupture existent. La métallurgie à l’air du bronze. La machine à vapeur a cassé tous les modèles sociaux-économiques par la mécanisation des outils et des transports terrestres. On peut aussi citer les vaccins et antibiotiques qui ont totalement changé l’approche des soins médicaux. L’électricité est aussi une rupture dans la société par dans par ses fonctions et possibilité de distribution de son énergie en tout point.
    Et bien d’autres encore.

  • Question de vision binaire. Si on pose la question de façon binaire, la réponse ne peut être que binaire. Entre une technologie, qui pense t-on, n’a aucun impact et celle qui aurait un impact majeur, il existe un monde flou, le monde réel, dans lequel il est impossible de tirer un fil sans en tirer d’autres dont l’importance varie.

  • Les commentaires sont fermés.

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