Grands projets d’innovation: faut-il condamner les lubies de riches?

C’est donc le défi de l’innovateur que de consacrer sa vie à quelque chose que tout le monde trouve inutile aujourd’hui, et trouvera peut-être indispensable demain.

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Elon Musk au volant de la Tesla by kqedquest(CC BY-NC 2.0)

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Grands projets d’innovation: faut-il condamner les lubies de riches?

Publié le 31 janvier 2023
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Que fait un riche quand il s’ennuie? Il se lance dans un projet d’innovation. Conquérir Mars, traverser l’Atlantique, prolonger la vie humaine, inventer une intelligence artificielle fondamentale, créer un robot, etc. Expression de l’ego de leurs promoteurs, ces projets sont souvent jugés inutiles et qualifiés de lubies, c’est-à-dire d’envie capricieuse et déraisonnable. Mais est-ce si sûr? Et si les lubies d’aujourd’hui étaient les innovations utiles de demain? Et s’il fallait se garder de porter un jugement moral à la fois sur ce qui se fait (inutile!) et sur ceux qui le font (les riches et leurs caprices)?

Lorsqu’on évoque les lubies de riches, les noms de Elon Musk et Jeff Bezos viennent immédiatement à l’esprit. Tous les deux se sont lancés dans l’aventure spatiale. Musk veut installer une colonie humaine sur Mars, ce que de nombreux spécialistes jugent irréalisable. Le très sérieux hebdomadaire The Economist les a même qualifiés d’activité ploutocratique (en gros, un sport de riches). Il y a deux modèles mentaux derrière cette critique: le premier porte sur l’inutilité supposée de tels projets; le second sur l’illégitimité supposée de ceux qui les portent.

L’utilité d’une innovation est souvent impossible à évaluer a priori

La plupart de ces projets semblent largement inutiles. À quoi cela peut-il bien servir d’installer une colonie sur Mars, se demandent beaucoup d’entre nous, à l’heure de [insérez ici votre problème majeur actuel: réchauffement climatique, guerre en Ukraine, inflation, etc.]. Ne peuvent-ils pas faire des choses utiles? Déterminer ce qui est déraisonnable est cependant un jugement de valeur, en général en référence aux modèles mentaux dominants. L’innovation, qui par définition correspond à des modèles alternatifs, est donc facilement jugée déraisonnable.

En outre, l’utilité d’une innovation est souvent impossible à évaluer a priori. Il y a des cas évidents: on savait qu’un vaccin contre la Covid serait utile avant de réussir à le produire. Mais ils sont rares. La plupart des innovations ont été jugées inutiles au début. Ce fut le cas notamment de la photocopieuse Xerox, du laser, d’Internet, de la téléphonie mobile, de Nespresso, pour ne citer que quelques exemples. « Laser à quoi? Laser à rien! » titrait ainsi le Monde dans les années 70. Certaines de ces ‘lubies’ réussissent et se révèlent très utiles après coup. Starlink, d’Elon Musk encore, est un fournisseur d’accès Internet par satellite créé en 2018. L’idée était un peu étrange. A quoi cela pouvait-il bien servir? Pourtant aujourd’hui, Starlink est pleinement opérationnel et permet à l’armée ukrainienne de coordonner ses opérations. La lubie de riche est devenue vitale pour les Ukrainiens, en l’espace de moins de cinq ans.

C’est donc le défi de l’innovateur que de consacrer sa vie à quelque chose que tout le monde trouve inutile aujourd’hui, et trouvera peut-être indispensable demain.

L’illégitimité de l’innovateur

La seconde chose qui insupporte nombre d’observateurs c’est que ces projets sont portés par des riches qui ne semblent le faire que pour s’amuser. Le côté gratuit de l’entreprise est insupportable. Les frères Wright sont des fabricants de vélo qui s’ennuient. Ils sont convaincus que l’on peut faire voler un avion, ce qui semble ridicule à nombre de leurs contemporains. Après de nombreux essais, ils réussissent un vol historique en décembre 1903, qui marque la naissance de l’aviation.

Insupportable aussi le fait que, comme ils sont riches, ils n’ont besoin de rien demander à personne, et en particulier à aucune ‘autorité’ pour se lancer dans leurs projets et les financer. Pour les moralistes qui, souvent, ont une attitude aristocratique de la société, cette liberté est dangereuse, comme est dangereux l’orgueil que ces projets traduisent. Les premiers efforts d’Elon Musk dans le domaine spatial ont été marqués par plusieurs échecs, qui ont suscité des moqueries. Ainsi, après l’explosion au sol d’une de ses fusées en 2016, la journaliste Dominique Nora dans l’Obs cachait ainsi à peine sa satisfaction en écrivant: « L’explosion du lanceur Falcon 9 de Space X révèle l’incroyable fragilité d’un entrepreneur, qui promet toujours plus qu’il ne peut tenir. La fin d’un mythe? » On sait ce qu’il est advenu: aujourd’hui, SpaceX lance en moyenne plus d’une fusée par mois, libère son contenu dans l’espace, et revient se poser sur Terre; une performance technique extraordinaire absolument inenvisageable il y a dix ans.

Toutes les « lubies » ne réussissent cependant pas. Howard Hughes était le Elon Musk des années 50. Il fut l’un des hommes les plus riches du monde, à la fois producteur de films et pionnier de l’aviation. Il acheta et développa la Trans World Airline, pour en faire l’une des plus grandes compagnies aériennes de l’après-guerre. Mais sa grande lubie fut le projet H-4 Hercules, un hydravion géant… en bois, conçu pour l’armée. Achevé en 1947, l’avion ne vola qu’une seule fois, et avec difficulté, puis le projet fut abandonné. Hughes aura dépensé 300 millions de dollars actuels en pure perte.

Est-ce qu’il y a une part d’ego, parfois démesuré, dans ces entreprises? Bien évidemment. L’ego n’est pas à la mode ces temps-ci, mais c’est un moteur historique des grands projets innovants. Sans ego démesuré, pas de Léonard de Vinci ni de Steve Jobs. Ces projets traduisent donc une caractéristique profondément humaine, celle d’essayer de résoudre des grands problèmes, de rêver très haut, parfois de façon démesurée.

Tous les milliardaires peuvent se permettre des lubies. Certaines sont ridicules, comme se payer un 747 et y installer une piscine en or. D’autres sont potentiellement utiles, mais il est souvent difficile de distinguer lesquelles. Mais tous les milliardaires ne cherchent pas à être des pionniers. Ainsi Bernard Arnault finance des musées ou des journaux, des activités plus traditionnelles pour des gens fortunés. Les lubies ne sont donc pas le fait de milliardaires qui s’amusent, mais de pionniers qui ont les moyens de réaliser leurs rêves, ou du moins d’essayer.

Les lubies de riches, un bon deal pour la société

Parce qu’il va à l’encontre des modèles mentaux dominants, l’innovateur se retrouve face à une hostilité sociale qui peut largement entraver sa réussite. Les débuts de la radio au XIXe siècle ont ainsi suscité des tentatives de boycott et d’interdiction de la part des syndicats de musiciens. Face à cette hostilité, qui peut rapidement se traduire par un assèchement des financements, le riche a un avantage évident: il peut financer son projet sur ses propres fonds. C’est sa ‘lubie’, il la finance, et si ça échoue, eh bien ce n’est pas grave, il lui restera toujours quelques milliards pour faire bouillir la marmite. Autrement dit, ce que les ‘lubies’ de milliardaires offrent au système, c’est l’optionalité, c’est-à-dire le fait de permettre de créer des options alternatives auxquelles il ne croit pas. Le système ne croit pas que le vol d’un objet plus lourd que l’air soit possible. Pas grave, un milliardaire essaie de prouver le contraire. Si ça ne marche pas, c’est lui qui en est de sa poche. Si ça marche, le système en bénéficie sans avoir dépensé un centime. Que le milliardaire en bénéficie amplement aussi est anecdotique. Et donc les lubies de riches, n’en déplaisent aux moralistes, sont un bon deal pour la société. Ils sont une source efficace, même si elle n’est pas la seule, de progrès humain.

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