« On n’a pas le choix » ou la démission du stratège

La prochaine fois qu’on vous jette un « On n’a pas le choix » à la figure, ayez simplement le réflexe de vous dire « Si, on a le choix » pour échapper à l’enfermement et à la voie unique du conformisme si rassurant.

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Photo de Robert Anasch sur Unsplash

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« On n’a pas le choix » ou la démission du stratège

Publié le 16 décembre 2022
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L’importance des ruptures auxquelles nous sommes parfois soumis et le côté impératif de certaines d’entre elles peut nous empêcher de penser sereinement et nous amener à conclure que nous n’avons pas le choix de telle ou telle action.

C’est pourtant faux. On peut même arguer que plus la rupture est importante, plus la crise est pressante, plus le stratège doit éviter de tomber dans le piège de la voie unique. Les organisations qui survivent aux crises sont en effet celles qui, précisément, trouvent une réponse originale et créative aux défis auxquels elles sont confrontées. « On n’a pas le choix », c’est la démission du stratège.

 

L’exemple de Kodak et Fuji

À partir de la fin des années 1990, Kodak est de plus en plus confronté à la rupture du numérique qui rend ses films argentiques inutiles.

Pour tous les experts en stratégie et les analystes, c’est une évidence : Kodak doit basculer vers le numérique. Mais l’entreprise hésite à mettre en péril son activité historique. C’est un cas classique de dilemme de l’innovateur mis en évidence par le chercheur Clayton Christensen : miser sur la rupture au risque de sacrifier son activité historique sans être certain de réussir ou défendre cette dernière le plus longtemps possible au risque de rater la rupture.

Finalement, après des années de tergiversations, Kodak tranchera pour le numérique mais trop tard et l’entreprise fera faillite en 2012.

Pourtant, le choix du tout numérique était-il si évident ? Loin s’en faut. Comment le sait-on ? En observant ce qu’a fait son concurrent de toujours, le japonais Fuji. Confronté à la même rupture, en crise aiguë en 2007, Fuji se pose et se demande : « Qui sommes-nous? » Réponse : « Nous sommes des chimistes, donc le monde de la photo numérique n’est pas pour nous. » À partir de là, Fuji va abandonner le marché de la photo en gérant intelligemment le déclin de son activité films argentiques tout en se redéployant dans des activités liées à la chimie comme la cosmétique ou la pharma.

Ce cas illustre bien les dangers de la posture selon laquelle « On n’a pas le choix ». Car on a toujours le choix, même si souvent les choix ne sont pas forcément visibles et si l’un d’entre eux nous est présenté comme évident et impératif. Or, c’est précisément l’enjeu de la stratégie de résister aux pressions institutionnelles et aux fausses évidences, pour identifier, ou mieux, créer un choix souhaitable. L’enjeu de la stratégie, c’est précisément d’éviter le « On n’a pas le choix », ou pire encore « Il faut faire comme les autres. » La capacité de Fuji à éviter ces deux écueils est remarquable et a permis à l’entreprise d’être aujourd’hui florissante alors que Kodak a disparu.

Générer des choix souhaitables, un acte créatif

La théorie entrepreneuriale de l’effectuation souligne l’importance de substituer une logique de contrôle à une logique de prédiction.

Autrement dit, elle souligne que si l’on ne contrôle pas forcément ce qui nous arrive (crise, épidémie, guerre, évolutions de marché, etc.), on peut néanmoins contrôler la façon d’y répondre et en particulier la façon dont on peut en tirer parti. Elle souligne ainsi la part importante de créativité face à l’événement inattendu sur lequel on n’a pas la main.

Lorsque madame Tao, une chinoise quasi-analphabète et sans aucune formation, se retrouve à la rue avec ses deux enfants suite à la mort brutale de son mari, elle pourrait se dire qu’elle n’a pas de choix autre que devenir mendiante. Or, ce n’est pas ce qu’elle fait. Elle se débrouille pour se procurer du riz et vend des portions aux étudiants de son quartier pour gagner quelques centimes. Par sa créativité, elle échappe ainsi à la fausse évidence de devenir mendiante. Vendre des portions de riz, ce n’est pas très original en Chine mais cela suffit à ouvrir une brèche dans la fausse évidence. De fil en aiguille, elle finira par ouvrir un restaurant puis à produire une sauce épicée aujourd’hui vendue dans le monde entier. Star de l’entrepreneuriat en Chine, elle a simplement refusé l’idée qu’elle n’avait pas le choix. La faussement modeste madame Tao a ainsi compris quelque chose qui semble échapper à nombre de stratèges, qui est que leur rôle est de trouver une réponse créative aux défis auxquels est confrontée l’organisation. Une organisation qui conclut « On n’a pas le choix » abdique sa capacité stratégique. Elle se conforme au modèle dominant, ce qui est la voie la plus sûre vers le déclin.

Sur le plan plus individuel, énoncer « On n’a pas le choix », c’est user d’un argument d’autorité pour interdire toute objection. C’est la phrase préférée des experts et des idéologues quand ils parlent aux gueux comme nous (ou des hauts fonctionnaires comme j’en ai fait moi-même l’expérience récemment). Elle permet de clore le débat d’entrée de jeu pour se focaliser sur une solution toute faite. « On n’a pas le choix », veut en effet souvent dire « On n’a pas le choix autre que ma solution », et derrière : « On n’a pas de choix autre que ma façon de penser et de voir le problème. »

C’est penser que le problème est simple, qu’il ne fait pas en lui-même l’objet de débat, et que la solution sera simple aussi. Or, que ce soit le covid, l’inflation, les ruptures de chaîne logistique ou le changement climatique, les défis sont des phénomènes très complexes qui ne sont pas réductibles à un simple problème résoluble par une solution simple.

Dans un monde complexe et incertain, on devrait passer plus de temps à proprement définir le problème qu’à se jeter sur une solution toute faite et faussement évidente.

 

Pensez en stratège

Alors la prochaine fois qu’on vous jette un « On n’a pas le choix » à la figure, ayez simplement le réflexe de vous dire « Si, on a le choix » pour échapper à l’enfermement et à la voie unique du conformisme si rassurant. Pensez en stratège et demandez-vous quel autre choix vous pourriez faire émerger. Ne soyez pas Kodak, soyez Fuji.

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Voir les commentaires (4)

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  • oui…

    on va être obligés de…. ben non…

    je trouve que la dénonciation de l’attitude vaut surtout pour les politiques d’ailleurs.. parce que leur argument électoral est JUSTEMENT leur singularité et leur clairvoyance…qu’il sont des leaders..des décideurs..ô ironie..

    sinon..individuellement..certains se plantent et d’autres réussissent..

    décrire le parcours d’une personne qui a réussi n’aide pas vraiment pour comprendre le mécanisme de la réussite…
    l’idée intéressante est de déterminer ce qu’un individu peut changer dans son comportement non pas pour réussir mais augmenter ses chances de le faire..

  • Ce que vous dites ne s’applique pas qu’aux entreprises, mais aussi aux pouvoirs publics. Un peu comme celui qui avait déclaré, vous vous souvenez: « On a tout essayé contre le chômage ». En fait il avait tout essayé, sauf ce qui fonctionne bien ailleurs …

  • « On n’a pas le choix » n’est qu’un argument de vente qui démontre une certaine paresse intellectuelle de son auteur.
    Ça me rappelle un vendeur dans une foire qui voulait me vendre une pompe à chaleur en remplacement de ma chaudière à gaz. Son argument était : « vous économisez de l’argent puisque pour 1 kW dépensé, vous avez 2 kW de chauffage alors que votre chaudière à gaz ne vous procure qu’1 kW de chauffage pour 1 kW dépensé ». Bel argument de vente !
    Sauf que le kW d’électricité est plus de 3 fois plus élevé que celui du gaz et que son prix est indexé sur celui du gaz, donc la pompe à chaleur n’est pas économiquement amortissable par rapport à une chaudière à condensation à gaz déjà installée.

    • Oui, et une chaudière à gaz fonctionne tant qu’il y a du gaz…. et de l’électricité. Une pompe à chaleur ne fonctionne que quand il y a des calories à récupérer, donc dans certaines conditions environnementales notamment de température extérieure. Les lois de la thermodynamique ne sont pas à la veille de se plier aux lubies des écolos, et quand les températures sont trop basses (négatives), elle ne pompe plus rien!

  • Les commentaires sont fermés.

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Les auteurs : Miruna Radu-Lefebvre est Professeur en Entrepreneuriat à Audencia. Raina Homai est Research Analyst à Audencia.

 

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