Moscou, Ouagadougou, même combat

Comment expliquer ce nationalisme partagé par des populations aussi éloignées géographiquement et culturellement ?

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Farmers in Burkina Faso, 2012. Photo Tristan Armstrong, AusAID (Creative Commons)

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Moscou, Ouagadougou, même combat

Publié le 9 octobre 2022
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Depuis quelques jours, nous assistons sur nos écrans de télévision à un étrange spectacle : des foules africaines défilent dans les rues de Ouagadougou en brandissant des drapeaux tricolores… aux couleurs de la Russie. Dans le même temps, à 8000 kilomètres de là, sur la place Rouge, les porteurs de ces mêmes étendards ovationnent Vladimir Poutine.

Comment expliquer cet enthousiasme partagé par des populations aussi éloignées géographiquement et culturellement ?

Une interprétation est peut-être à rechercher dans leur psychologie collective, façonnée par les expériences historiques qu’elles ont traversées au cours des décennies passées. On va s’aider pour cela des outils de la psychanalyse, appliqués non aux individus, mais aux sociétés humaines.

Avec la dislocation de l’URSS, la Russie a subi au début des années 1990 un traumatisme majeur, que Vladimir Poutine a qualifié de « plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle », vécu par beaucoup, non comme la libération d’un fardeau, mais comme la perte de possessions inestimables. Cette situation a fait naître chez les nostalgiques de la grandeur passée un fort sentiment de honte et de culpabilité. La génération de Poutine, celle des fantassins de l’ancien régime, était hors d’état d’empêcher la catastrophe, mais c’est elle qui eut à en gérer les conséquences.

En temps normal, nos pulsions de vie (Eros) et de mort (Thanatos) s’équilibrent : Eros s’adresse en premier lieu à notre personne, tandis que Thanatos cible « les autres ». Un minimum de narcissisme est nécessaire pour assurer notre autonomie et garantir notre identité. Cette prescription vaut aussi pour les groupes humains. Les sociétés, les nations se définissent dans un mélange d’autosatisfaction et d’une certaine animosité envers leurs homologues. Survienne un choc traumatique, et l’équilibre est rompu. Confrontées à des difficultés structurelles ou à des défis extérieurs, elles doivent revoir leur fonctionnement, aller contre les règles et les pratiques qui avaient cours auparavant. Naît alors un sentiment de culpabilité, qui incite à l’autopunition et entraîne un développement de la violence intra-groupe, la décomposition, voire la destruction du groupe. La pulsion de mort est maintenant dirigée contre soi-même. Le tableau clinique peut alors être qualifié de syndrome dépressif. Inversement, la pulsion de vie, l’Eros se porte sur l’Autre. Celui qui était notre adversaire est pris comme modèle. On l’admire et l’on cherche à s’identifier à lui.

C’est cette séquence qu’a vécue la Russie entre 1991, année de la disparition de l’URSS et 2000, date de l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine. Dans ces années-là, on se prenait à espérer une normalisation de la Russie, son entrée dans la mondialisation, une réussite industrielle et l’instauration d’un régime authentiquement démocratique. Le mode de vie occidental était la référence, et sur le plan géopolitique, l’heure était à la réconciliation, voire à la coopération militaire. Un partenariat avec l’OTAN n’avait-il pas pris forme en 1994 sous Boris Eltsine et, en 2002, avec l’aval de Vladimir Poutine ?

Mais c’était faire peu de cas des effets délétères de la pulsion masochiste qui ravageait la société russe. Les turpitudes, privatisations sauvages, corruption et crise financière, qui ont caractérisé le règne de Boris Eltsine, n’ont pas permis le rétablissement espéré. La Fédération de Russie prenait progressivement conscience de ses faiblesses : en 2000, son PIB était deux fois inférieur à celui de la Corée du sud ou de l’Espagne, l’espérance de vie ne dépassait pas 65 ans, sa zone d’influence se réduisait comme peau de chagrin. Le sentiment de culpabilité fit place à celui d’humiliation.

Alors, au syndrome dépressif, qui constituait une formation primaire, va se substituer une formation réactionnelle, tentant de rétablir un état psychique plus satisfaisant. Un psychanalyste décrirait la situation en ces termes : l’Eros se détourne de l’Autre, celui que l’on admirait, pour se reporter sur les dirigeants du groupe. Un chef charismatique émerge et réussit à concentrer sur lui-même toute la pulsion de vie. Les autres pouvoirs sont mis en sommeil et la population devient une masse indifférenciée, ce que Freud appelle une foule primitive, un rassemblement amorphe d’individus prêts à substituer à leur identité celle d’un leader.

Inversement, ce leader va désigner un objet d’investissement de la pulsion de mort, Thanatos, autre que le groupe lui-même. La tendance suicidaire née du sentiment de culpabilité s’inverse en haine d’autrui. Ce tiers peut être qualifié de bouc émissaire : il est étranger aux difficultés rencontrées par le groupe et ses torts sont fantasmés.

Les exemples de foules primitives jalonnent l’histoire. On en distingue chaque fois les mêmes éléments constitutifs : « choc non surmonté, sentiment de culpabilité, identification au chef, bouc émissaire ». La montée du nazisme en est un prototype parfait : choc de la défaite de 1918, de l’hyperinflation de 1922, du chômage de masse des années 1920 et 1930, dépression collective, ascension d’Hitler sur fond d’antisémitisme latent. On connaît la suite.

Certes, comparaison n’est pas raison. Mais la Russie n’a pas réussi à échapper à cette fatalité et Vladimir Poutine a été pris dans l’engrenage du culte de la personnalité, puis de politiques agressives vis-à-vis des pays voisins. Depuis 2014, il a fait de l’Ukraine son bouc émissaire, et plus récemment, il a désigné l’Occident tout entier comme son principal ennemi.

A priori, tout oppose la Russie et le Burkina Faso. Cependant on retrouve, dans la courte histoire de ce pays-ci, la même impossibilité à accéder à une vie nationale démocratique et à un développement économique satisfaisant. En 2020, le PIB par tête d’habitant s’établit à 2200 euros par an. Le taux d’alphabétisation plafonne à 60 % et l’espérance de vie ne dépasse pas 63 ans, tandis que les enfants de moins de 14 ans représentent 44 % de la population.

Depuis l’indépendance en 1960, les coups d’état militaires se sont succédé à un rythme accéléré, dont deux dans la seule année 2022. L’armée se dispute le pouvoir dans la capitale, mais se révèle incapable de remédier à la pauvreté et de venir à bout de le rébellion djihadiste. Peut-on imputer cette situation au dérèglement du psychisme collectif de la société burkinabé ? Du fait de la multiplicité des ethnies et des religions qui se partagent le territoire et de la prégnance de la période coloniale, l’identité nationale est toujours en devenir. Thomas Sankara, un jeune capitaine se voulant tout à la fois marxiste, anti-impérialiste et tiers-mondiste, a tenté, entre 1983 et 1987, de changer l’ordre établi en jouant le rôle du chef charismatique auquel le peuple aurait pu s’identifier. Il est mort assassiné. Et l’histoire a repris son cours. L’Eros n’avait plus d’autre issue que de se reporter sur l’Autre, l’ancien maître français, celui que l’on admire et que l’on imite. Sentiment qui s’effrite pour se muer en son contraire, lorsque cet idéal du moi se révèle inaccessible et décevant à la fois. Alors, on cherche une solution de rechange. Et c’est ce moment que choisit la Russie pour proposer ses services.

Ainsi, ces deux peuples que tout sépare font mine de s’engager dans un combat contre le même adversaire imaginaire, la France et l’Occident, alors que le vrai combat qu’ils auront à mener est un combat contre leurs propres démons, contre le désordre qui caractérise leur psychisme collectif.

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  • Une autre psychologie dit que quand on a faim, peu importe la main qui donne, on prend l’argent pour faire ce qui est demandé et le mieux possible pour renouveler l’exploit.

  • Avant, ils étaient colonisés et malheureux. Maintenant ils sont indépendants et très heureux. Ils choisissent en toute liberté leur société : famine, prison, torture…et immigration vers l’ancienne colonie. C’est ça la fin des crimes contre l’humanité de Macron.
    Et pour conclure : dans ces pays, entre ethnies, il n’existe de la haine ancestrale (mais attention, ne pas confondre, ce n’est pas du racisme) qui n’est pas prête de disparaître et sur laquelle surfe leurs gouvernement successifs pour arriver au pouvoir.

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