Russie, Corée du Nord : la rhétorique nucléaire à l’épreuve

L’arme nucléaire réservée à un usage diplomatique s’installe en toile de fond d’un conflit classiquement déclenché.

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nuclear-bomb-test by vaXzine (CC BY-NC-ND 2.0)

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Russie, Corée du Nord : la rhétorique nucléaire à l’épreuve

Publié le 24 avril 2022
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Par Philippe Wodka-Gallien.1

Ce 24 février 2022, le jour où Vladimir Poutine lance son armée sur l’Ukraine marque une rupture de notre contemporain, comme autrefois le 11 septembre 2001 ou le 8 novembre 1989, la chute du mur de Berlin. Le scénario de risque nucléaire prend la lumière trois jours plus tard lorsque, le 27 février, le dirigeant russe annonce mettre en alerte ses forces de dissuasion. Le porte-parole de la Maison Blanche dénonce l’escalade verbale. Une certaine forme de sérénité nucléaire semble alors être rompue.

L’atome, réservé à un usage diplomatique s’installe en toile de fond d’un conflit classiquement déclenché et conduit selon la formule de Clausewitz, à « la continuation de la politique par des moyens militaires. »

Entre Moscou et Washington, l’ombre portée par les armes nucléaires 

Qui doute encore de la crédibilité des fusées russes depuis le lancement du premier Spoutnik en 1957 ? Le 19 avril dernier, après des milliers de lancements, la Russie procède à l’essai du nouveau missile intercontinental Sarmat. Se félicitant de la performance de ses ingénieurs, Vladimir Poutine rappelle que ce missile doit « faire réfléchir ». C’est justement le but de la dissuasion nucléaire. L’exploit a pour mérite aussi d’effacer les revers militaires rencontrés par les armées russes sur terre, sur mer, et dans les airs en Ukraine. Afin d’éviter tout risque de guerre accidentelle avec les États-Unis, les dirigeants américains avaient été au préalable informés de cet essai. Le vol du Sarmat n’enlève rien à la crédibilité des forces de dissuasion des Occidentaux. Missiles Trident et M51 fonctionnent très bien eux aussi. Personne n’ignore ou ne méprise ces arsenaux connus de tous composés de missiles près au tir depuis plus d’un demi-siècle (Russes et Américains en alignent des centaines).

Cet épisode nous renvoie au cadre figé sous la guerre froide « Édition 1 » que résume l’acronyme MAD, Mutual assured destruction. Volonté d’atterrissage verbal, Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères lance le 2 mars sur Al-Jazira « qu’une troisième guerre mondiale », si elle avait lieu, serait « une guerre nucléaire dévastatrice ». Seulement, par sa déclaration du 24 février, Vladimir Poutine est parvenu à sanctuariser la zone de guerre, écartant ainsi toute intervention militaire directe des pays de l’Otan. L’arme nucléaire est liberté d’action nous enseigne François Géré.

Comme l’avait expliqué en 1977 le général Lucien Poirier dans Des stratégies nucléaires :

« La survie de la Corée du Sud ne vaut pas l’holocauste. […] Frappant l’arme nucléaire d’interdit, la morale et la peur rappellent les politiques à la sagesse ».

Washington, prudemment, avait renoncé à un essai balistique prévu pourtant bien avant l’agression de l’Ukraine. Le tir aurait eu lieu loin de l’Europe, depuis la base de Vandenberg en Californie. Autre signe d’apaisement : l’annonce le 18 avril par la vice-présidente Kamala Harris de l’arrêt des tests sur les armes antisatellites.

Reste le scénario redouté du tir d’une munition nucléaire de faible puissance pour imposer un cessez-le-feu à l’Ukraine, voire sa reddition. D’une cruauté inouïe, frappant les populations civiles, les combats restent donc à l’écart du seuil nucléaire, malgré la médiatisation d’engins conventionnels identiques à ceux qui porteraient une charge atomique (il en est ainsi des missiles russes Iskander et Kinzhal).

Leçon de l’histoire : durant la Seconde Guerre mondiale, le bombardement des villes n’avait en rien poussé les peuples à exiger de leur chef un armistice, pas même Hiroshima et Nagasaki ! Face aux revers militaires, et la difficulté à trouver une issue militaire rapide, l’arme nucléaire russe pourrait sortir de son espace exclusivement politique. Une telle occurrence mettrait l’auteur pour longtemps au ban de la communauté internationale : la résolution 984 de l’ONU du 11 avril 1995 proscrit l’usage de l’arme nucléaire comme moyen de pression exercé par une puissance nucléaire sur un État non doté.

 

Posture de dissuasion et poursuite de la course aux armements 

Les programmes de modernisation des forces atomiques sont maintenus et trouvent à l’occasion de la guerre en Ukraine un nouveau motif de légitimité. La course aux armements va donc poursuivre sur la dynamique relancée après l’annexion de la Crimée en 2014. Russes, Chinois et Américains développent des armes de nouveaux types, les engins hypersoniques, sans préjudice pour les forces nucléaires patrimoniales (sous-marins, engins balistiques, bombardiers), ni pour les systèmes centraux de défense, tels que l’anti-missiles ou le cyber. Un chiffre : 4,7 milliards de dollars, tel est le budget demandé par le congrès américain pour les munitions hypersoniques (ce fut 3,8 en 2022).

C’est en mentionnant sa mission de frappe nucléaire, l’emport de la bombe américaine B-61, que Berlin annonce l’acquisition de chasseurs F-35. Incidemment, c’est rappeler le caractère nucléaire de l’Alliance atlantique et la force de la protection du parapluie américain. Dans le même sens, il y a le souhait de rejoindre l’OTAN. C’est vers Washington et l’OTAN que l’Europe des marches de l’Est, suivie par la Finlande et la Suède, se tourne pour sa défense. Côté français, le ministère des Armées nous informe le 23 mars d’un essai d’un ASMP-A depuis un Rafale, le missile des Forces aériennes stratégiques.

S’agissant de la prolifération, la Corée du Nord a choisi le 25 mars pour tester le Hwasong-17, engin lourd à portée intercontinentale. C’est une percée qui donne à Pyongyang une capacité de frappe directe sur les États-Unis, donc plus de marges dans la région. À proximité de la menace, Japon et Corée du Sud pourraient trouver dans cette situation un argument pour lancer leurs propres programmes nucléaires militaires. Les deux pays maîtrisent les engins balistiques et disposent du capital technologique pour aller vers la « bombe ».

Quant à l’Iran, objet d’un accord international sur le nucléaire, c’est une carte dans le jeu des Russes et des Chinois. Tous trois sont interdits d’atome militaire de par leur adhésion au Traité de non-prolifération. Dès lors une question se pose : le TNP résistera-t-il aux suites de cette guerre ? Impossible de répondre. Au mieux, devant la perspective d’un avenir durablement nucléaire, peut-on espérer que le traité soit maintenu dans sa mission anti-prolifération, bref l’essentiel, sachant que les États nucléaires du traité, « le P5 », s’éloignent tous de l’objectif de désarmement fixé par son article 6. Les enjeux de défense sont redevenus prioritaires : au second plan, pour longtemps peut-être, d’autres dossiers planétaires exigeant pour leur part une volonté internationale, du sanitaire au climat. Enfin, la Russie vient d’assener un terrible coup de hache au dessein du général de Gaulle, le rêve d’une « Europe de l’Atlantique à l’Oural ».

Pour en savoir plus :

  • Revue Conflits – Nucléaire, l’atome, futur des armées et de l’énergie ? Janvier – Février 2022.
  • François Géré – La pensée stratégique française contemporaine. Édition Economica. Février 2017.
  1. Philippe Wodka-Gallien. Institut Français d’analyse stratégique. Ancient auditeur de l’IHEDN (47è session nationale Armement – Économie de défense). Prix Vauban 2015 pour son livre Essai nucléaire, la force de frappe française au XXIe siècle édité chez Lavauzelle. Auteur du récent ouvrage, La dissuasion nucléaire française en action, dictionnaire d’un récit national Édité chez Deccopman
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