« Si nous n’avions pas une petite place sur Amazon, nous serions morts »

Interview d’Alexis, gérant d’une librairie du Quartier latin par Frédéric Aimard (IREF).

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« Si nous n’avions pas une petite place sur Amazon, nous serions morts »

Publié le 11 novembre 2020
- A +

Par Frédéric Aimard.
Un article de l’Iref-Europe

Alexis, vous êtes gérant d’une librairie au Quartier latin. Êtes-vous content de la vaste campagne de soutien au secteur du livre sur internet et des mesures annoncées par le gouvernement en faveur des petites librairies ?

Que voulez-vous que je vous dise ? Il y a quelques jours, je me suis surpris à penser du bien de plusieurs de nos ministres. J’ai trouvé Gérald Darmanin courageux d’aller à Tunis pour négocier le rapatriement des fichés S, et je me suis dit qu’on avait de la chance d’avoir une ministre de la Culture intelligente qui répondait enfin à une des plus vieilles revendications des librairies sur la question des tarifs postaux…

Et puis ?

Pour ce qui est du ministre de l’Intérieur je ne sais pas encore, mais si c’est du même tonneau que ce que Roselyne Bachelot a finalement décidé pour les librairies, ce sera encore un coup pour rien…

Pourtant vous allez payer 0,01 euro pour poster un livre à vos clients !

Pas nous, semble-t-il, seulement les petites librairies qui font l’essentiel de leur chiffre d’affaires dans le livre neuf… Et avec un système très administratif de remboursement… Nous sommes certes une très petite librairie mais nous sommes spécialisés dans le commerce de livres d’occasion, ainsi que nos quatre confrères installés 500 mètres tout autour de nous.

Nous sommes fermés dans un quartier déserté par ses habitants et ses étudiants. Nous essayons de faire de la vente par correspondance et voilà que nos confrères du neuf ont un avantage et pas nous… Cela s’ajoute à bien des raisons d’énervement…

Par exemple ?

Nous avons tous reçu ces jours-ci le questionnaire de l’équipe municipale récemment réélue à Paris, qui nous demande lourdement (les questions sont tournées de telle manière que si on dit non, on apparaît comme un méchant) de nous prononcer en faveur du développement des boîtes d’échange de livres en libre service sur le trottoir et de nous prononcer aussi pour la suppression de places de parking au bénéfice des vélos (alors que je ne fais jamais un déplacement sans au moins 4 ou 5 caisses de livres bien remplies dans mon coffre car, vu le prix du mètre carré à Paris, nos stocks sont évidemment en banlieue).

Nous sommes fermés puisque c’est obligatoire et même si nous entrouvrons un peu pour faire du click and collect, il n’y a personne dans les rues et notre clientèle n’est pas une clientèle de quartier, mais une clientèle qui vient (venait car c’était avant les samedis Gilets jaunes et les grèves des transports de décembre dernier) au Quartier latin pour acheter des livres. Donc oui, une mesure nous permettant d’alléger nos frais postaux aurait été utile.

Mais nous en sommes exclus et la mesure annoncée relève du « C’est gratuit, c’est l’État qui paye », c’est une mesure « socialiste », je veux dire démagogique, qui ne durera que peu de temps, le temps du confinement, le temps que la justice s’en mêle car c’est évidemment contraire à toutes les lois libérales et européennes de la concurrence.

Vous êtes de toute manière condamné par la concurrence d’Amazon…

C’est une question complexe. C’est surtout La Poste qui nous tue. Depuis des années, elle augmente ses tarifs publics sans proportion avec l’inflation pour compenser le fait que le courrier est en perte de vitesse. Je remarque par ailleurs qu’on la voit multiplier les investissements, un peu comme faisait Charbonnage de France lors de sa très coûteuse agonie.

Des investissements qui tombent le plus souvent à plat, mal conçus, mal expliqués à des personnels bien souvent mal embouchés comme nous le savons trop… En revanche, elle discute avec les gros expéditeurs, leur concède des tarifs négociés extrêmement favorables. Et elle est impitoyable avec les petits.

C’est-à-dire ?

Si vous voulez poster un livre au moindre prix de La Poste, du moins en France, il faut mettre le livre dans une enveloppe que vous timbrerez au tarif « Lettre verte », voire courrier urgent, c’est-à-dire normal. Il est possible d’envoyer du courrier assez lourd.

En revanche le paquet ne doit pas faire plus de 3 cm de haut. Cela a été fait pour empêcher qu’on expédie des livres souvent plus épais. De toute manière c’est interdit de mettre un livre dans une enveloppe courrier. Un inspecteur des postes m’a téléphoné un jour pour me le rappeler.

Le principe du secret de la correspondance interdit à La Poste de regarder ce qu’il y a dans l’enveloppe, mais comme la mécanisation s’accompagne d’un pourcentage non négligeable d’enveloppes déchirées, vous pouvez vite vous retrouver en faute. Vous devez vous rabattre sur un tarif colis. Chacun le connaît.

Cela va bien pour la grand-mère qui envoie une fois de temps en temps un cadeau ou autre chose, mais pour expédier chaque jour professionnellement des livres, c’est d’un prix déraisonnable. Pendant ce temps-là, les éditeurs qui ont beaucoup de services de presse par exemple, et les entreprises importantes de vente par correspondance, ont trouvé le moyen, avec La Poste (dont Amazon est un bon client) ou avec ses concurrents, de payer trois ou quatre fois moins cher que nous.

C’est pourquoi quand Roselyne Bachelot avait annoncé un « tarif trois à quatre fois moins cher pour les petites librairies », je m’étais pris à espérer un rétablissement d’une concurrence normale entre les gros et les petits. Eh bien ce n’est pas ça qui a été décidé et nous nous retrouvons Gros-Jean comme devant.

Et Amazon ?

Je vais vous décevoir, mais il y a deux parties dans Amazon. Celle des centres de logistique où les fournisseurs et les personnels sont traités encore plus durement que par les supermarchés, c’est dire.

La voie leur a justement été montrée par les inventeurs de supermarchés qui trouvent maintenant leur maître… Mais il y a aussi une « Market Place », un espace de vente ouvert aux indépendants, également géré très durement mais vers lequel les clients, qui sont de nature grégaire, vont de toute manière.

Alors si nous n’avions pas une petite place sur Amazon, nous serions morts aujourd’hui car les services alternatifs sont boudés par les clients. C’est malheureux mais c’est comme ça. Les gens ont pesté contre la disparition des petits commerçants. Ils pestent contre Amazon, mais c’est là que nos contemporains regardent et comparent tout et achètent.

Ils photographient un livre dans notre vitrine, entrent pour nous demander si ce livre est bien, et puis ils le commandent sur Amazon… Nous ne sommes pas à la tête du gouvernement français, voire européen et nous n’y pouvons rien. La Chine a réagi en créant un contre-Amazon.

Mais nous, à notre niveau, eh bien Amazon tolère encore que nous puissions travailler. Ce qui nous est de plus en plus interdit par les bonnes âmes qui nous gouvernent, nous taxent, nous réglementent… Alors Amazon, dans les circonstances présentes, il ne faut peut-être pas en dire trop de mal.

Vous êtes désespéré ?

Pas encore, parce qu’il y a quelques dizaines de clients qui se signalent par un soutien généreux et amical, parce qu’il y a encore des choses que seul un vrai libraire peut dire ou faire et que nous avons ici cette compétence rare. Merci, merci à tous ceux qui feront le moindre geste pour nous permettre de passer encore une fois un cap très difficile pour nous comme pour tant de Français aux limites extérieures du « gros système ».

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  • Témoignage éclairant. Il est bon de rappeler à quel point la défaillance des grands « services publics » et professions ultra-réglementées a pesé dans la montée en puissance de nouvelles sociétés, parfois accusées de pratiques douteuses mais qui répondent à un vrai besoin: Amazon pour La Poste, Uber pour les taxis, BlaBlaCar pour la SNCF, Ryanair pour l’aérien…

  • Conclusion :
    Sur tous les sujets chacun a un avis universel, et orienté selon ses intérêts personnels.

    • Citez moi quelqu’un qui n’agisse pas selon ses intérêts PERSONNELS et IMMÉDIATS, parce que placé en permanence dans une situation d’incertitude financière( emploi), fiscale ( taxes et impôts divers à géométrie variable), réglementaire ( normes) etc…. liste non exhaustive

  • La différence de traitement entre les gros et les petits est aussi flagrante avec les petites entreprises qui veulent vendre leurs produits par correspondance et qui se trouvent rackettées par La Poste, sans possibilité de s’adresser à un autre fournisseur de transport. Les décideurs de La Poste sont d’anciens fonctionnaires qui ont conservé leur statut et qui n’ont absolument aucune culture de l’éthique, considérant qu’à la différence du régime étatique dans lequel on cultive encore le respect de l’individu, le régime privé a tous les droits, y compris celui d’extorquer à mort le petit client. Cette vision est totalement fausse, et de plus contre-productive, car sans éthique, l’entreprise finit toujours par crever, mais elle persiste.

    • « qui n’ont absolument aucune culture de l’éthique,  »
      Qu’est-ce que l’éthique vient faire là-dedans?
      Dans le secteur privé, l’éthique n’est pas plus répandue que dans le secteur public.
      Seulement, dans le privé, vous êtes soumis à la concurrence et à la satisfaction de vos clients qui iront voir ailleurs s’ils sont mécontents (sauf situation de monopole ou de position ultra-dominante de part une réglementation favorable accordé par l’Etat type capitalisme de connivence) ou si vos produits sont médiocres. Vous risquez également de perdre les éléments importants de vos salariés si vous ne les traitez pas correctement. Cela limite bcp les attitudes non « éthiques ».

      Dans le cas de la poste, vous avez une entreprise en situation de monopole avec une réglementation en sa faveur, dirigée par des fonctionnaires qui n’ont rien à craindre ni à perdre quelles que soient leurs décisions et qui ont juste à respecter les oukases gouvernementales. Vous avez de plus des salariés certes pas très bien payés mais qui bénéficient d’avantages dont un emploi sûr quelle que soit leur façon de travailler!

      Soumettez La Poste à la concurrence, supprimez le statut de fonctionnaire des salariés et des dirigeants…etc et vous verrez la différence.
      La Poste n’y survivra peut-être pas dans son format actuel mais vous aurez plsrs concurrents à sa place qui feront le job pour moins cher avec plus de souplesse.

  • Il est quand même trop simple d’admettre les pratiques d’Amazon:
    Installation à coup de subvention de l’état ou des régions, publicité monstre du système ( qui ne fonctionne pas aussi bien que cela),gestion du personnel à la limite de l’esclavage et voilà un homme qui a doublé sa fortune le temps du premier confinement.
    Si l’argent distribué sous forme de subventions avait été donné au commerce normal le résultat aurait été bien meilleur.

    • Ahah ! J’en tiens un !! jaloux, sectaire !!
      « …et voila un homme qui a doublé sa fortune le temps du premier confinement… ».
      Pauvre monsieur, Jeff Bezos n’a pas attendu le premier confinement pour être riche, il l’était depuis pas mal d’années. Et ce même salopard « de riche » donne du travail à pratiquement 1 million de personnes dans le monde.
      Pitoyable de connerie !
      Et il poursuit le gauchiste: « … l’argent distribué sous forme de subventions…).
      Sauf que tous les centres de distributions d’Amazon sont implantés dans des régions où les corbeaux volent sur le dos pour ne pas voir la misère. Amazon a permis à une multitude de locaux de pouvoir accéder à un job, certes difficile, mais un job. Sans Amazon, ils seraient toujours à l’ANPE. Vous préférez certainement ???
      Le même Amazon, toujours le même salopard, collabore avec une multitude de petits commerçants qui trouvent dans cette opportunité un très bon complément de CA.

    • Les régions n’ont qu’à pas subventionner Amazon, comme le train, comme les équipes de football, comme les théâtres, comme les aéroports, etc..
      Le personnel travaille, il est libre de signer le contrat ou pas.
      J. Bezos a doublé sa fortune. Tant mieux pour lui, jaloux! Ses clients ont décidé volontairement d’acheter chez lui.

    • Cessez donc de baver! Certes Amazon ne paye pas une fortune, mais le boulot est celui de magasinier dans des centres automatisés. Il offre dans des emplois non qualifiés à des gens sans qualification aucune!
      Quand à son fonctionnement il est PARFAIT! Cela fait des années que je suis client et on est livré rapidement et remboursé sans problème s’il y a défaut. Rien à reprocher!

  • La différence de traitement entre gros et petits c’est normal. Effet d’échelle et garantie du chiffre d’affaire sont en cause, pas la « méchanceté de la poste ». N’importe quelle entreprise fait pareil. D’ailleurs je suis près à parier que si je vais voir notre libraire chouineur et que je lui propose de lui acheter 500 livres par moi, il me les fera à un prix plus bas que si je viens, parfois, en acheter un, par ci, par là.
    Le problème de la poste n’est pas tant là que dans son inefficacité de plus en plus grande (quand j’étais petit, une lettre postée à Paris le jour J, arrivait à Brest en J+1, et parfois il y avait deux tournées et une lettre postée le matin arrivait l’après midi, c’est bien fini).
    Quant à Amazon « qui est si dur », oui, ils sont là pour faire du business, pas la charité, mais personne n’est obligé de travailler avec eux ou pour eux (que je sache, le chômage est plutôt généreux en France et beaucoup en profitent) pourtant ils ne manquent ni d’employés ni de fournisseurs.
    Bref, entre quelques remarques sensées, notre libraire se plaint une fois encore du manque de socialisme, d’une intervention de l’État immense mais pas encore celle qu’il voudrait, etc.
    Ce pays n’est peut-être pas foutu mais ses librairies, si.

  • Personnellement, j’ai acheté
    – des livres sur le site de la librairie Mollat qui est très fait, on vous livre pour 0.01 d’euro
    – des vêtements pour enfant sur le site Petit Bateau, livraison par colissimo en 3 jours
    – des vêtements sur le site de La Redoute, livraison en 3 jours

    Je ne comprends pas que Amazon soit à la vindicte, on peut acheter sur d’autres sites. Mais il semble que les Français manquent d’imagination.

  • Les commentaires sont fermés.

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Un article de Philbert Carbon.

La Fondation Valéry Giscard d’Estaing – dont le « but est de faire connaître la période de l’histoire politique, économique et sociale de la France et de l’Europe durant laquelle Valéry Giscard d’Estaing a joué un rôle déterminant et plus particulièrement la période de son septennat » – a organisé le 6 décembre 2023 un colloque intitulé : « 45 ans après les lois Scrivener, quelle protection du consommateur à l’heure des plateformes et de la data ? ».

 

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Vous pouvez lire cet article en anglais en cliquant sur ce lien.

Bonne nouvelle pour les partisans du bipartisme : malgré le contexte politique hyperchargé, un nombre sans cesse croissant de personnes de part et d'autre du spectre politique s'accordent sur un point ! Malheureusement, il s'agit d'une notion qui, mal comprise, pourrait saper les politiques et les institutions qui constituent le fondement même du monde moderne.

Ce point d'accord, c'est l'idée que le capitalisme, la mondialisation et le libre-marché ont échoué.

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