L’adhésion à la réalité, nouvel enjeu du management ?

Développer un modèle mental et une relation au monde qui permettent d’être en résonance avec la réalité est l’enjeu crucial pour le management du XXIe siècle.

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 0
IMG_3290 By: bradleypjohnson - CC BY 2.0

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

L’adhésion à la réalité, nouvel enjeu du management ?

Publié le 16 octobre 2018
- A +

Par Philippe Silberzahn.

Qu’ont en commun les échecs de Kodak ou de Nokia, le désengagement des salariés dans les grandes organisations et le succès de l’entrepreneuriat ? Beaucoup plus que l’on peut penser a priori. Dans les trois cas, il s’agit d’une question d’adhésion à la réalité.

Kodak et Nokia, parmi tant d’autres, échouent parce qu’ils se retrouvent dans un monde différent de celui qui a fait leur succès. Kodak domine le monde de la photo du film argentique mais est incapable de passer à un monde numérique. Nokia domine le monde de la téléphonie mobile électronique et ne réussit pas à faire la transition vers le logiciel. Le monde change, mais les modèles et les pratiques sur lesquels Kodak et Nokia fonctionnent ne changent pas.

Le désengagement des salariés est un problème majeur dans la plupart des grandes entreprises. C’est un problème que les dirigeants prennent très au sérieux car ils savent que l’engagement est un des principaux facteurs de performance à long terme. Le désengagement est donc une menace très forte.

D’où vient-il ? Pour beaucoup il est dû à une perte de sens dans un monde qui change trop vite et qui supprime les certitudes qui définissaient nos vies. Or la recherche montre que c’est plutôt la façon dont les salariés sont traités qui suscite le désengagement. C’est une réaction rationnelle face aux décisions insensées. Le monde change, mais les modèles et les pratiques sur lesquels le management de ces organisations repose ne changent pas et le décalage est de moins en moins supportable.

Le succès actuel de l’entrepreneuriat s’explique a contrario. Les salariés quittent les grandes entreprises pour fonder ou rejoindre des startups. Et là l’engagement renaît comme par miracle. Pourquoi ? L’impression de contribuer à quelque chose de tangible, la capacité à voir un lien direct entre ce que l’on fait et l’impact que cela a ; en bref, un contact plus direct avec la réalité.

Dans les trois exemples, la notion de réalité est la clé : les grandes entreprises échouent lorsqu’elles ont perdu le contact avec la réalité. Leurs dirigeants vivent dans un monde de plans, de chiffres et de visions et n’ont pas rencontré un client depuis des lustres. Leur modèle les isole de la réalité. Les salariés sont désengagés parce que le management auquel ils sont confrontés tous les jours a perdu le sens des réalités : production de slides à la chaîne, reporting et controling, verbiage managérial continuel, situations ubuesques, décisions insensées, etc.

Le contraste entre ce que manipule le management et la réalité que vivent les salariés est devenu trop grand et insupportable. Et les entrepreneurs raflent la mise parce qu’ils sont, eux, au contact de cette réalité au quotidien. C’est pour cela qu’ils ont signé. D’un côté un monde qui cherche à tout prix à s’affranchir de la réalité, et qui meurt ; de l’autre, un monde qui s’y jette avec alacrité, et qui vit.

Aliénation

Le philosophe Hartmut Rosa apporte un éclairage particulièrement intéressant sur cette question dans son dernier ouvrage Résonance. Il explique que la relation au monde est la combinaison de deux choses : l’attitude au monde et l’expérience du monde. L’attitude au monde est la résultante de nos modèles mentaux. C’est la façon dont nous voyons le monde, la réalité, avec nos hypothèses, nos croyances et nos valeurs. L’expérience du monde concerne la façon dont nous agissons dans le monde, dont nous changeons la réalité. Elle repose sur nos principes d’action. Attitude au monde et expérience au monde sont naturellement étroitement liées.

Lorsque « la corde » qui nous relie au monde se met à vibrer, Rosa parle de résonance. Nous adhérons à la réalité, nous sommes pleinement dans le monde. Lorsqu’elle ne vibre pas, Rosa parle d’aliénation. En philosophie l’aliénation caractérise la dépossession de l’individu au profit d’un autre. L’aliénation apparaît lorsque nous agissons d’une manière qui ne correspond pas à ce que nous considérons être une vie bonne.

Ce terme d’aliénation donne un éclairage intéressant à toutes les situations évoquées au début. Kodak et Nokia sont aliénés au sens où ces deux entreprises vivent au travers d’un modèle qui n’est plus d’actualité. Ils savent que le monde a changé mais sont incapables de vivre en conséquence car prisonniers de leur modèle. Les salariés sont aliénés lorsque la vie qu’ils mènent au travail n’a plus rien à voir avec celle qu’ils vivent à côté et ils ne s’y retrouvent plus. Ils sont amenés à se comporter en contradiction avec ce qu’ils estiment devoir faire. Les entrepreneurs, eux, peuvent sans arrêt ajuster leur comportement à ce qu’ils considèrent juste et bon.

Le futur du management

La notion de relation au monde permet de mieux comprendre le problème du management actuel tel qu’il est conçu et pratiqué dans beaucoup d’entreprises. En terme d’attitude au monde, c’est à dire de modèle mental, il repose sur un modèle où l’homme est extérieur à la nature et cherche, selon le fameux mot de Descartes, à en devenir maître et possesseur. Ce modèle induit nécessairement une distance avec la réalité puisque nous n’en faisons pas partie. En termes d’expérience du monde, il naît à la fin du XIXe siècle pour mettre en œuvre la fabrication de masse permise par la révolution technique et industrielle. La clé consiste à standardiser les comportements d’une masse de salariés généralement peu éduqués. La révolution du travail sera menée par Frederick Taylor et son organisation scientifique du travail (OST) où les tâches sont découpées minutieusement. Les principes sur lesquels repose ce management sont notamment la hiérarchie, la standardisation, le découpage des tâches précisément décrites, la coordination par une masse de cadres moyens.

Or l’environnement a depuis considérablement évolué. L’automatisation, d’abord avec les machines (robots), et de plus en plus avec les données et les symboles (intelligence artificielle) relègue la question de la fabrication de masse au second plan. Le capital est abondant et n’est plus nécessaire pour lancer une chaîne de fabrication : pour chaque produit à fabriquer, il existe plusieurs sous-traitants globaux à disposition. Ce qui détermine désormais l’avantage concurrentiel est la capacité d’innovation, c’est-à-dire la relation avec la réalité à la fois pour s’y adapter mais aussi pour la transformer. Par ailleurs, les individus sont mieux éduqués et plus autonomes. Ils sont beaucoup moins prêts à accepter de travailler dans des organisations hiérarchiques et autoritaires. C’est ce décalage croissant entre les modèles du management actuel de beaucoup d’organisations et la réalité interne et externe sur laquelle ils sont censés permettre d’agir qui pose problème.

Développer un modèle mental et une relation au monde qui permettent d’être en résonance avec la réalité est donc l’enjeu crucial pour le management du XXIe siècle. Il n’y a là rien de nouveau cependant : historiquement, le management a toujours évolué en réponse aux défis de son environnement. Des situations comme celles de Kodak ou Nokia ainsi que le désengagement actuel n’existent que lorsque le management n’a pas évolué avec son environnement et a cessé d’adhérer à la réalité.

Sur le web

Voir les commentaires (7)

Laisser un commentaire

Créer un compte Tous les commentaires (7)
  • C’est l’analyse que je fais de la Fonction publique

  • C’est terrible cet aveuglement, vous pouvez ajouter IBM.

  • « Le capital est abondant et n’est plus nécessaire »

    Attitude au monde très éloignée de la réalité. C’est probablement la même logique dans laquelle vivent ceux qui affirment que la dette n’a pas d’importance. En croyant que l’innovation se suffit à elle-même et n’a plus besoin de capitaux, beaucoup vont déchanter et le retour au réel sera incompréhensible.

    • Oui le capital(monétaire) est abondant, mais il est plus que necessaire .L’abondance du capital parait ainsi, par un manque d’investissement mondial . Le capital est capté et taxé par les états obèses; il est moins fluide( problème des taux bas, confiance dans le futur, création monétaire sans enjeu entrepreneurial…), .
      Le capital humain et l’innovation avec la recherche sont cruciaux mais exigent de la finance pour se concrétiser. D’autant plus que beaucoup de projet meurt avant que quelques uns soient seulement viables et d’autres très performants.

  • « relègue la question de la fabrication de masse au second plan »

    Vous avez entendu parler des problèmes de Tesla pour atteindre ses objectifs de production? Ce n’est pourtant pas par manque de technologie je pense.
    La fabrication est toujours aussi hardue et capitale pour l’entreprise. Au plus les moyens techniques s’améliorent, au plus on veut réaliser des choses complexes.

    La concentration des fabriquants de puces électroniques est telle que bientôt une seule usine sera capable d’utiliser les dernières avancées technologiques.

    « pour chaque produit à fabriquer, il existe plusieurs sous-traitants globaux à disposition » ne sera plus vrai si vous voulez innover dans l’électronique.

    • Je trouve au contraire que Tesla montre que nous sommes en période de transition. Il y a des difficultés mais il y a quelques années il était impossible de penser qu’une marque automobile pouvait être inventée en si peu de temps.
      En revanche quand on regarde le secteur aéronautique nous en sommes pour l’instant très loin et le capitalisme y fonctionne encore selon le modèle traditionnel du 20è siècle. Que tous les changements ne se fassent pas en un clin d’œil ne veut pas dire que rien ne change.

  • Les commentaires sont fermés.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Il convient de rester prudent et mesuré quand on établit des parallèles entre stratégie militaire et stratégie d’entreprise. Heureusement, les enjeux ne sont pas de même nature et la vie des hommes ne doit jamais être mise en danger sur les champs de bataille économique.

Il n’empêche que l’art de la stratégie militaire, tel qu’il nous a été transmis par les grands généraux de l’histoire, a toujours inspiré les gourous du management.

Un certain nombre de principes vieux comme le monde continuent de présider à la réflexion et à l’... Poursuivre la lecture

La RSE – Responsabilité sociale et environnementale des entreprises – est devenue un passage obligé de la stratégie d’une organisation. Si la nécessité paraît évidente – bien sûr qu’une organisation a une responsabilité sociale et environnementale – le concept a pourtant dès ses débuts fait l’objet de critiques, aussi bien dans son principe que dans son application.

L’une d’entre elles a trait au fait que pour de nombreuses entreprises, la RSE est un moyen commode de s’acheter une conduite malgré des pratiques discutables, voire condam... Poursuivre la lecture

un homme devant des batiments regardant vers le ciel les bras écartés
2
Sauvegarder cet article

Dans l’entreprise, surtout les grandes, mais aussi les autres, la réussite consiste à gravir les échelons, à être nommé à des postes de plus en plus élevés dans la hiérarchie toujours pyramidale de l’entreprise. Certains salariés passent leur vie à ce jeu, jusqu’à atteindre les sommets et à se demander ensuite ce qu’ils vont faire de leur vie.

Mais cette « réussite » acquise échelon par échelon, c’est aussi le meilleur moyen d’ancrer des croyances qui peuvent justement empêcher d’aller plus loin. C’est le sujet du livre, et la spéciali... Poursuivre la lecture

Voir plus d'articles