Par Erwan Le Noan.
Un article de Trop Libre
Le 14 juin dernier, le ministre de l’Économie a fait usage du pouvoir que lui offre l’article L. 430-7-1 du Code de commerce pour évoquer l’opération par laquelle le groupe Cofigeo entendait acquérir des actifs du groupe Agripole, dont William Saurin, Panzani et Garbit. La concentration avait été autorisée par l’Autorité de la concurrence sous réserve d’engagements, c’est-à -dire la cession de la marque Zapetti et d’un site de production.
Le 19 juillet, Bercy publiait un communiqué annonçant que  Bruno Le Maire avait autorisé le rachat, revenant sur la décision du régulateur indépendant, au nom de « la priorité donnée à la préservation de l’emploi ». C’est la première fois que Bercy a recours à ce pouvoir qui lui permet de statuer sur une opération « pour des motifs d’intérêt général autres que le maintien de la concurrence ».
La concurrence, un désastre ?
L’initiative, pour unique et inédite qu’elle soit, n’a pas jailli sans prévenir : il y a des années qu’a émergé un débat, en France et ailleurs, sur les objectifs du droit de la concurrence. Arnaud Montebourg avait, en son temps, dénoncé que, « depuis trente ans, les consommateurs [faisaient] la loi en Europe et [que] le résultat [était] un désastre ».
Aux États-Unis, un mouvement politiquement très marqué, dit « néo-brandésien » parce qu’il prétend s’inspirer du juge en chef Louis Brandeis (1856-1941), se fait très critique : récemment, le médiatique professeur de droit Tim Wu (Columbia, USA) a proposé d’abandonner le « bien-être du consommateur » comme critère de l’analyse en droit de la concurrence. Or, jusqu’à maintenant (et notamment depuis le travail, qu’abhorrent tous les partisans d’un changement de paradigme, de Robert Bork), c’est ce prisme qui sert de jugement ultime : si une action est bonne pour le consommateur, alors elle est justifiée. En France, l’Autorité de la concurrence n’a ainsi de cesse de répéter que sa mission est de préserver la concurrence, pas les concurrents.
Le questionnement n’est pas seulement académique. Certains commentateurs reprochent régulièrement à la Commission européenne d’être mue par des considérations « extra-juridiques » dans certaines de ses actions contre les géants du Web, par exemple, et d’utiliser le droit de la concurrence pour parvenir à des objectifs qui, sans être illégitimes, le dépassent : l’harmonisation fiscale (en poursuivant Apple), la protection des données (en dénonçant Facebook), la réalisation du marché unique, etc. Le président Trump a ainsi vu dans la récente décision contre Google une offensive contre les acteurs américains ; d’autres ont estimé que la Commission n’est pas parvenue à y démontrer de façon convaincante le préjudice subi par les consommateurs.
Concurrence et investissement
Le débat est également vif dans la grande distribution ou les télécoms, où l’enjeu est le même : définir le bon équilibre entre concurrence et investissement.
Dans le premier secteur, cette tension était, d’une certaine façon, au cœur des États généraux de l’alimentation : confrontés à une spirale déflationniste nourrie notamment par le processus concurrentiel, les opérateurs de l’ensemble de la chaîne ne se sentent plus en capacité d’investir, alors même que surgit une concurrence massive d’opérateurs Internet.
Dans le second, les acteurs de la téléphonie s’inquiètent du mur d’investissement qui se présente devant eux pour développer les nouvelles technologies et infrastructures, alors que la concurrence leur impose un niveau d’atomisation du marché (interdisant à ce stade une consolidation plus avancée) qu’ils estiment incompatible avec la mobilisation des capacités financières suffisantes à la préparation de l’avenir.
La concurrence mène, inéluctablement, à une baisse des marges, entraînant un transfert du « surplus » vers les consommateurs, au détriment des producteurs. C’est cette dynamique qui doit inciter ces derniers à innover, pour créer de nouvelles marges et conquérir de nouveaux marchés.
Ce processus est destructeur d’emplois immédiatement, même si l’histoire enseigne qu’il en recrée à moyen et long termes. Dans un moment de l’histoire contemporaine où les modèles économiques et sociaux sont bouleversés, il alimente l’inquiétude politique : cette confrontation entre concurrence et emploi trouve, comme l’écrit l’économiste Carl Shapiro dans un papier récent, une expression dans le populisme et une traduction dans ses projets de régulation des marchés.
Le droit de la concurrence se retrouve, en 2018, au cœur d’un débat parfois sourd, mais intense : des motivations nouvelles se confrontent à ses objectifs traditionnels interrogeant toute la régulation et l’organisation politique qui l’accompagnent. L’équilibre entre concurrence, emploi et investissement sous-tend ces tensions. A ce titre, il mérite un large débat. La décision de Bruno Le Maire, pour confidentielle qu’elle soit, pourrait contribuer à le lancer.
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ce retouneur de veste se prepare un carnet d’adresse pour le futur !!!
Il est risible de prétendre que l’affaire Cofigeo illustrerait la mainmise de la politique (l’Etat) sur le droit (l’Autorité de la concurrence). En réalité, il s’agit d’un conflit entre DEUX autorités politiques, l’une démocratique, l’autre pas.
Le droit de la concurrence est intrinsèquement politique ; les décisions y sont prises, non au terme du traditionnel syllogisme juridique, mais pour des raisons de pure opportunité. S’il en était autrement, l’application de l’antitrust aurait été laissée aux tribunaux au lieu d’être confiée à une autorité administrative.
Les praticiens du prétendu « droit » de la concurrence préfèrent d’ailleurs parler de « politique de la concurrence » pour décrire leur discipline, ce en quoi ils ont parfaitement raison.