La loi naturelle et les droits de l’homme, de Pierre Manent

Un essai du philosophe Pierre Manent sur l’articulation problématique entre loi naturelle et droits de l’homme.

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La loi naturelle et les droits de l’homme, de Pierre Manent

Publié le 17 juillet 2018
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En mars 2017, Pierre Manent a donné à l’Institut catholique de Paris six conférences sur le thème de « La loi naturelle et les droits de l’homme ».

L’enjeu de la loi naturelle

La grande contradiction aujourd’hui en matière de droits de l’homme est de dire :

D’une part tous les hommes sont égaux ; d’autre part toutes les cultures ont droit à un égal respect, même celles qui violent l’égalité des êtres humains…

Exemple :

Ce n’est pas un spectacle rare que de voir la même personne s’indigner de la condition des femmes en régime musulman, et dans le même souffle condamner toute appréciation péjorative ou critique portée sur l’islam comme ensemble humain et forme de vie.

La grande contradiction est donc d’affirmer l’universalité des droits de l’homme et, dans le même temps, d’encourager la diversité des coutumes humaines.

Pierre Manent reproche à la philosophie moderne des droits de l’homme de nier les différences naturelles et de réduire la nature à l’identité et à la séparation ; il parle d’individu séparé.

Cette philosophie aboutit, par exemple, paradoxalement, à dénaturaliser l’identité sexuelle et à naturaliser l’orientation sexuelle…

Les conseils de la peur

Il existe un grand écart entre ce que les hommes font et ce qu’ils devraient faire, c’est-à-dire observer la loi naturelle.

Selon Machiavel, ils sont prisonniers de ce noeud où la peur de la mort s’enlace à la crainte de la loi naturelle ou divine.

S’ils veulent agir, il leur faut congédier leur conscience et il conseille au prince d’apprendre à n’être pas bon avant même que la nécessité ne [l]’y oblige.

À sa façon Luther dit la même chose, comme l’explicite Pierre Manent : La vie du croyant, orientée sur la foi seule, s’élève victorieusement au-dessus du plan de la vie pratique où l’homme ancien, chrétien ou non, est assujetti aux obligations impossibles de la Loi.

L’ordre étatique sans droit ni loi

Hobbes va plus loin. Il dégage la peur de toute dépendance par rapport à la loi naturelle. Il place cet affect en position de cause, et de cause morale ou plutôt moralisante :

L’ordre moral naît chez Hobbes de la rencontre entre celui qui a peur et celui qui fait peur, c’est-à-dire entre deux figures dépourvues de moralité…

Il  n’y a donc pas de loi. À partir de ce moment-là, pourquoi y aurait-il du droit, ou des droits dans l’état de nature ?

L’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dit pourtant : Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.

Pierre Manent commente : Des droits indéfinis sont ici attachés à des individus indéfinis – à tous et à chacun. Ils sont à la fois universels et indéterminés.

Il y voit le germe d’une revendication indéfinie dans des institutions humaines concrètes où tout, hommes et choses, sont au contraire déterminés.

Dans la philosophie moderne des droits de l’homme, l’homme se définit comme l’être qui a des droits. À partir de là, d’aucuns déconstruisent une institution et la reconstruisent à leur guise :

Le droit naturel moderne ne fonde pas proprement une philosophie politique, mais une doctrine de l’État.

En pratique, l’État devient, pour les hommes libres par nature, donc récalcitrants, un instrument qui les fait obéir pour leur obéir

En résulte une immense machine qui est occupée à produire un monde humain où personne ne commande ni n’obéisse, où chacun soit pour ainsi dire ramené à la condition d’avant l’action…

Pour qu’il y ait action – c’est sa règle -, il faut qu’il y ait commandement, et, consécutivement, obéissance : Ultimement c’est cette règle de l’action que la grande machine n’a de cesse d’abaisser, d’humilier et d’effacer autant qu’il est possible.

Celui qui commande commence une action, celui qui obéit la prolonge par une autre action.

La loi esclave des droits

Selon Pierre Manent le sujet ne peut donc être autonome, comme le dit la doctrine du droit naturel moderne. Il ne peut être à la fois celui qui commande et celui qui obéit, c’est-à-dire celui qui produit la loi et celui qui y obéit.

Si, par exemple, il se commande d’arrêter de fumer, il y a bien celui qui commande mais il n’y a pas celui qui obéit, puisque ce n’est qu’une partie de lui-même qui est celui qui obéit. Dans l’ordre ancien, cela s’appelait la maîtrise de soi.

Si le dispositif pratique et politique ne peut échapper à la règle de l’action et à la polarité commandement-obéissance qui lui correspond, le dispositif étatique repose sur la polarité entre deux indéterminations :

L’indétermination d’une vie sociale tendant vers toujours plus de liberté, toujours plus de « nouveaux droits », et l’indétermination portée par un État souverain qui a le monopole du commandement légitime…

En résumé, l’État moderne entend régler un monde humain qui se croit ou se veut sans loi ni règle.

Pierre Manent situe le point d’inflexion de l’extension des droits individuels au cours des années 1960. C’est à partir de ces années-là que la souveraineté illimitée des droits individuels devint l’argument sans réplique de quiconque voulait s’en prévaloir contre les règles et le sens de l’institution quelle qu’elle soit :

Qu’il s’agisse de la nation, de la famille ou de l’université, l’institution ne saurait légitimement opposer sa règle à l’individu qui invoque son désir ou son droit, les deux tendant à se confondre désormais.

La loi ancienne était faite d’interdictions, la loi nouvelle est faite d’autorisations qui incitent à se dévoiler. L’être humain cesse d’être un animal rationnel, il devient un je sentant ou sensible :

Au lieu que l’énergie sociale soit dépensée principalement pour « sortir de soi », pour entrer dans des activités partagées et participer à la chose commune, une partie croissante en est détournée pour faire valoir le sentiment pourtant incommunicable de l’individu-vivant, du Je sentant ou sensible.

S’il devenait la dernière frontière du désirable, le droit individuel au revenu universel priverait l’humanité de sa dernière raison sérieuse d’agir.

L’individu et l’agent

Avec la révolution de l’État, la vie humaine est transformée par trois paramètres :

  • l’augmentation ou l’intensification de l’activité (à ne pas confondre avec l’action)
  • l’égalisation des conditions de l’action
  • la limitation de l’action

L’augmentation de l’activité : Il y a toujours une liberté nouvelle, des droits nouveaux à promulguer afin de désentraver, dégager, libérer la nécessité naturelle qui était déjà là et faisait sentir sa pression.

L’égalisation des conditions de l’action : l’activité humaine n’a pas d’autre règle que l’égalité des conditions de départ, l’égalité des chances, égalité qui de son côté réclame que les êtres humains évitent de déployer des capacités ou des compétences qui leur donneraient une supériorité de commandement légitime les uns sur les autres.

La limitation de l’action se traduit par la substitution de l’individu à l’agent : L’agent libre se soucie davantage de la qualité intrinsèque de l’action que des obstacles extérieurs à celle-ci, tandis que l’individu libre se soucie davantage des obstacles extérieurs à son action que de la qualité intrinsèque de celle-ci.

Pierre Manent distingue l’État et le gouvernement dans la politique moderne :

  • l’État est le garant de l’égalité des droits
  • le gouvernement est le représentant des individus

Il précise : Si celui qui gouverne est toujours parmi nous un représentant, notre représentant, ce trait est pour ainsi dire un caractère récessif, car le gouvernant est essentiellement un agent ou un agissant, dont l’être est tout entier dans l’action qu’il conduit, et qui ne saurait être jugé avec pertinence et justice que selon les critères ou les règles de l’action.

La loi naturelle et les motifs humains

Quelle que soit l’autorité des pères ou des inspirateurs de nos constitutions, nous aurions peine à soutenir sérieusement que l’égalité est la condition naturelle des hommes, ou que la polarité commandement-obéissance est artificielle.

Pour montrer, non pas de manière théorique mais pratique, que la polarité commandement-obéissance n’est pas artificielle, Pierre Manent rappelle quels sont les principaux motifs humains de l’action :

Toute action proprement dite exige une collaboration entre les trois principaux motifs humains que sont l’agréable, l’utile et l’honnête. À ce dernier, on peut adjoindre le juste et le noble, qui entrent dans le même genre.

Pierre Manent ne fait pas pour rien ce rappel. En effet il est préalable à une modeste proposition qu’il fait dans le but de discerner la meilleure manière de juger et de guider les actions humaines :

Une société, un régime, une institution qui ne font pas suffisamment de place, qui n’ouvrent pas une carrière suffisante aux trois grands motifs que nous avons fait ressortir, eh bien, cette société, ce régime, cette institution ne sont pas conformes à la loi naturelle, c’est-à-dire à cet ordre de la vie pratique que l’homme n’a pas fait, mais dans lequel il vit meilleur et plus heureux, d’une manière plus conforme à sa nature et à sa vocation, mais trouve une connaissance plus complète et plus exacte de lui-même.

La loi naturelle ainsi définie constitue avec la loi politique et le commandement politique l’architecture de la vie pratique :

  • La loi que suivent les hommes n’a de sens que rapportée aux hommes qui la produisent
  • Le commandement signale immédiatement qu’on a rompu avec la passivité, l’inertie de la vie immanente, que le présent ne suffit pas, qu’on ne peut pas seulement continuer ou prolonger, qu’il faut ouvrir un avenir et qu’une action commence.

Le commandement politique existe toujours mais il ne se voit plus. Parce qu’il est détaché de l’action des agents, il pèse d’autant plus sur la masse des sociétaires qu’il est contraire aux principes déclarés et qu’il est en conséquence perçu comme une domination, opprimante et décourageante.

Pour Pierre Manent c’est certainement une des faiblesses les plus graves du libéralisme que son incapacité à prendre la mesure de ce phénomène…

Une des plus graves faiblesses du raisonnement du philosophe n’est-ce pas de qualifier de droits individuels des droits qui n’en sont pas ? Il ne semble pas que le libéralisme soit le responsable de la création de toujours plus de nouveaux droits comme il le prétend, mais que ce soit plutôt le socialisme qui le soit, sous toutes ses formes, avec sa passion de l’égalité

Pierre Manent, La loi naturelle et les droits de l’homme, Pierre Manent, PUF, 140 pages.

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  • Une fois de plus, ici au détour du dernier paragraphe, le libéralisme à la sauce Contrepoints nous est présenté comme l’exact contraire du socialisme.
    Or dans l’esprit de tous, le socialisme a toujours été classé à gauche. Dès lors, à quoi bon vouloir s’extraire du combat gauche-droite, si c’est pour recréer, avec d’autres mots, le même manichéisme ? Car si le libéralisme est l’opposé du socialisme, que le socialisme est la gauche, et la droite l’opposé de la gauche, alors le libéralisme est la droite. On s’étonnera qu’après ça, le libéralisme fasse fuir les électeurs de gauche.
    Certains, pour retomber sur leurs pieds n’hésiteront pas à professer que la droite française plus ou moins conservatrice est socialiste. Si l’on veut perdre, au deux sens du mot, le lecteur, il n’y a guère mieux que ces âneries. Mais vérité et logique n’y trouvent pas leurs comptes.
    Une nouvelle fois, donc, il paraît utile de rappeler que le libéralisme se définit moins par rapport au socialisme que par rapport à l’étatisme, le socialisme n’en étant qu’une variante.

  • Etrange cette idée de vouloir définir ce qui serait « naturel » et (implicitement ici) ce qui serait « non naturel », son opposé.

    Est-ce qu’une conduite répondant aux seuls impératifs des homéostasies individuelles serait « naturelle » ? Pendant 200 000 ans l’homo sapiens a vécu en petits groupes de chasseurs-cueilleurs. Menaient-ils une vie plus « naturelle » qu’aujourd’hui ? Répondant à leurs seuls impératifs homéostatiques ? Si l’on en juge par la complexité des us et coutumes des quelques groupes de peuples premiers restants je ne le crois pas. L’humain, comme le loup ou le chimpanzé est un animal social dépendant du groupe pour sa survie et donc astreint à surpasser ses intérêts pour l’intérêt du groupe. Et cela serait « naturel » puisque inscrit dans ses gènes.

    A l’aube du néolithique, il y a environ 13 000 ans sont apparus, dans les zones les plus favorables, les premiers groupements humains d’importance et les premières sociétés organisées. Celles-ci ont permis aux humains de prospérer et de peu à peu conquérir le monde. Elles leur ont en contrepartie imposé leurs contraintes répondant aux homéostasies des sociétés elles-mêmes – différentes des intérêts individuels.
    Les sociétés humaines sont des systèmes auto-régulés munis de propriétés émergentes qui ne se déduisent pas directement des caractères humains. Survivent les sociétés dont les caractéristiques sont adaptables aux circonstances du moment et pour le temps où cette adaptation reste possible. Personne ne peut dire quels seront demain les types de sociétés dominants, ni pour combien de temps.

    Un lien intéressant sur la formation des sociétés :
    https://allsapiens.wordpress.com/2018/02/15/procrastination/

    Et un autre sur le prétendu déterminisme historique cher aux marxistes :
    https://allsapiens.wordpress.com/2018/05/24/la-fin-du-determinisme/

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