La tolérance au service de la liberté d’expression

L’expression libre est un pilier de la société libérale, mais sa régulation pose un dilemme éthique majeur. Est-il possible de limiter l’expression sans étouffer la pensée ?

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La tolérance au service de la liberté d’expression

Publié le 9 décembre 2023
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Les libéraux s’accordent généralement sur la nécessité d’un minimum de restrictions à la liberté d’expression, pour condamner en particulier l’injure, la diffamation, la menace, etc. Mais en pratique, les défis sont immenses.

 

L’inviolabilité de la conscience

Il y a un quiproquo, un tour de passe-passe continuel chez les partisans de la législation contre la liberté d’expression : est-ce l’expression de la pensée, ou la pensée elle-même, qu’ils veulent atteindre ? Car la liberté de penser est directement fondée sur la nature humaine. La conscience est inviolable : ce que je pense n’est connu que de moi seul, et les hérétiques qu’on persécute conservent jusqu’au fond des geôles ou sur les bûchers le pouvoir de croire ce qu’on leur interdit de croire.

Ma conscience m’appartient : c’est le fondement de la propriété de soi, et de la propriété tout court. Je suis maître de mes réflexions, de mes résolutions, je peux adopter un plan de conduite, le suivre, l’abandonner. On peut atteindre l’expression, car c’est une matérialisation de la pensée, mais la pensée humaine est inviolable, insaisissable. On ne peut lui imposer un joug, du moins dans l’état des connaissances et des outils dont l’humanité dispose aujourd’hui.

 

Des abus hors d’atteinte ?

L’injure est vraisemblablement un abus fait de la liberté d’expression. Mais la combattre par les forces de la police et du droit est plus qu’intimidant.

Combien de publications faites chaque jour sur X-Twitter contiennent-elles des insultes ? Faudra-t-il les instruire, les punir toutes ? De plus, l’insulte n’est pas aussi aisée à déterminer qu’on peut se l’imaginer. Une femme qui a eu plusieurs amants, et qui enfin s’est mariée, peut-elle être légitimement appelée du nom d’une profession dite infamante ? Un homme qui s’est déjà livré ne serait-ce qu’une fois à des pratiques homosexuelles peut-il demander justice de celui qui l’appelle en argot ce qu’il est ? Faudra-t-il définir les obscénités ? Les historiens Rigord et Guillaume Le Breton se font les échos d’une condamnation à l’amende, pour certains, et à être noyé pour d’autres, à l’encontre de ceux qui prononçaient les mots ventrebleu, têtebleu, corbleu, sangbleu ; mais l’ordonnance date de 1181, sous Philippe Auguste : est-ce sous de telles lois, héritées de tels temps, que nous voulons vivre ?

C’est un affront pénible que d’entendre ou de lire quelqu’un nier des crimes contre l’humanité. Mais d’abord, personne ne peut être légitimement obligé de déclarer positivement qu’un fait qu’il n’a pas observé, dont il n’a pas été le témoin visuel, s’est passé. Les historiens sont-ils toujours fiables ? La destruction de tout un groupe humain peut avoir des causes lointaines inattendues, qu’on suppute, qu’on conjecture. Il y a des hommes au monde qui se suicident, qui organisent ou fabriquent de toutes pièces un faux attentat qui les emporte prétendument dans la tombe : pourquoi un groupe humain n’aurait jamais un comportement aussi bizarre ? L’esprit de secte, le délire, la vocation de sacrifice, ne pourraient-ils pas au besoin l’expliquer ? Et alors, c’est une question de vraisemblance, de vérité historique, et le débat doit être libre.

D’ailleurs, on empêcherait difficilement un peuple de nier un génocide qui se rapporte à lui-même, ou à ses ancêtres. La trace macabre qu’a laissée le passage des Anglo-Américains sur le Nouveau Monde, des Britanniques en Afrique du Sud, en Australie ou en Nouvelle-Zélande, ou encore des Français en Algérie, est niée par ceux qu’elle met mal à l’aise, ou qui n’ont pas le courage d’étudier les faits. Faudra-t-il organiser l’exposition de leur repentance ?

Faire l’apologie de crimes, défendre des criminels, est assez audacieux, quand les lois passent pour justes, et la justice pour impartiale. Mais les libéraux ont de tout temps fait l’apologie du contrebandier, et ils ne s’en excusent pas ; Voltaire a défendu Jean Callas, reconnu coupable. Qui poussera l’opinion à corriger les injustices, qui redressera les lois mauvaises, si l’on ne peut absoudre les coupables de faux crimes, et s’il faut baisser les yeux devant une injustice criminelle qui nous émeut ?

L’appel à la violence est lui-même curieusement compris et appliqué. Quand un chef d’État prononce un discours haineux et pour faire passer ses paroles en actes envoie des armées châtier un peuple ennemi, il y a appel à la violence, et plus encore ; mais il n’est pas inquiété. Les bombes atomiques lancées contre le Japon en 1945 ont eu, dans la presse et ailleurs, leurs apologistes, et ils ont vécu tranquilles.

Tous ces abus, que la morale privée réprouve, sont difficilement atteignables par les lois. Ils le sont plus difficilement encore, lorsque c’est un humoriste qui s’en rend l’organe. Car la plaisanterie est une circonstance qui annule presque entièrement la violence des idées : elle leur donne un caractère ridicule, grotesque, par un contexte qui doit rechercher l’effet plutôt que la profondeur. On est fou, et pas sage, de mettre en application les injonctions d’un humoriste de profession, qui les prononce dans le cadre de son travail, et de se prévaloir ensuite de sa responsabilité première.

 

Les mots blessent-ils ?

La blessure que font les mots à ceux qui les entendent ou les lisent, doit-elle être la mesure de leur criminalisation ?

C’est ce qu’on ne croit pas d’habitude. Lorsqu’à une femme que j’ai aimée, et que j’ai entretenue dans une forme de fascination de moi, je dis que je ne l’aime plus, je fais une blessure que le temps seul, peut-être, réparera ; je ne suis pas inquiété. Si elle se venge par la violence, elle paie seule le prix de son forfait. De même, l’hérétique, le renégat, blesse les yeux et les oreilles du croyant ; l’inculte et l’imbécile font outrage à l’homme de science ; mais aucun d’eux n’est fondé en droit à entamer un procès.

 

Que la tolérance doit être sans cesse plus grande dans les lois

À mesure qu’il devient plus civilisé, un peuple doit pouvoir se passer de plus en plus de l’État : c’est une règle générale.

Il y a un double mouvement dans l’histoire : d’abord, l’État s’accroît et protège un nombre de plus en plus complet de personnes. Les femmes, les enfants, les esclaves, les serfs, qu’on laissait à l’arbitraire de leurs soi-disant propriétaires, sont compris dans les protections de l’État de droit. Des crimes qu’on laissait impunis sont poursuivis, et leurs coupables châtiés. Mais aussi, plus tard, l’État doit se restreindre à ne protéger que la liberté et les propriétés légitimes. L’initiative privée ayant acquis plus de force, l’État peut reculer et abandonner des missions qu’il s’était arrogées.

Les peuples de l’Antiquité, du Moyen Âge, peuvent avoir encore besoin de direction, y compris dans l’expression de leur pensée. Mais un peuple sage et poli, bien éduqué, pratique la tolérance et n’a presque pas besoin de lois.

Ce phénomène aujourd’hui est ralenti, rendu inopérant, par diverses causes. Sous la coupe d’un monopole public débilisant, l’éducation française de la jeunesse régresse. Au surplus, l’immigration introduit des populations dont la culture n’est pas imprégnée de tolérance, et qu’il faut éclairer : c’est une tâche de plus.

Sans doute, les lois ne doivent pas désarmer, et certaines limitations se comprennent. Mais aussi ce n’est pas sur ce terrain qu’il faut placer le plus nos espérances ; mais dans la politesse, la bienveillance, l’humanisme, qui s’accroîtra en France aussi, si nous y consacrons toutes nos forces.

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  • C’est plutôt l’intolérance qui est trop contrainte. Celui qui professe une position déblle ou offensante doit pouvoir être ostracisé par ceux qui la jugent telle, et non être admis à débattre à égalité, opinion contre opinion, face à eux par les médias ou autres au nom de l’impartialité.

  • Pour Karl Marx, il faut rééduquer l’homme nouveau au socialisme.
    En s’appuyant sur l’expérience réalisée en URSS sous Staline, la France rééduque depuis Mitterrand sa population au mode de pensée unique et obéissant socialiste.
    Seuls les musulmans résistent parce qu’ils considèrent que les lois de la religion (de Dieu donc) sont supérieures à celles de la République Socialiste de France (des hommes donc).
    C’est l’échec du socialisme et la victoire de l’islam.

  • « La trace macabre qu’a laissée le passage…des Français en Algérie », j’ai cessé de lire.

  • Qu’est-ce que c’est que cette histoire de protection par l’Etat ? C’est la Loi qui protège, pas l’Etat, et d’ailleurs l’état de Droit c’est la protection précisément contre l’Etat.

  • Je ne vois pas très bien le rapport entre un énorme état et une entité européenne qui deviennent clairement liberticides et la conclusion que les lois sont finalement très bien, mais qu’il faudrait plus de politesse et de bienveillance ?
    Ce sont les pillards pastèques qui vivent dans le luxe et l’auto-congratulation grâce au détournement de l’état qui devraient être plus bienveillants ?
    Les victimes ?

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