Par Philippe Silberzahn.
La transformation d’une entreprise est une opération très complexe, mais elle est encore plus difficile lorsqu’elle implique un changement de modèle d’affaire.
Regardons pourquoi à partir d’un exemple simple, celui de Microsoft pour son passage d’un modèle de vente de licence à un modèle de vente d’abonnements.
Microsoft a construit sa puissance économique et financière sur deux produits principaux : Windows, son système d’exploitation, et Office, sa suite bureautique.
Windows et Office
Les deux sont vendus au travers d’un système de licence soit aux fabricants de PC, qui les installent en usine, soit aux entreprises et au grand-public qui les installent eux-mêmes, après l’achat d’un PC.
Une licence Office coûte typiquement 250€TTC. D’un point de vue légal, une licence vous donne l’autorisation d’utiliser les logiciels compris dans la suite mais ils restent la propriété de Microsoft.
Le grand avantage de ce modèle pour Microsoft est qu’il s’agit d’un modèle à très forte marge : la création de la suite représente un coût fixe (il faut faire travailler environ 5.000 programmeurs et testeurs pendants plusieurs mois), mais la fabrication d’un produit ne coûte rien (pendant très longtemps c’était un paquet de disquettes, puis ce fut un CD de quelques euros, et maintenant tout est en ligne, ce qui représente à nouveau un coût fixe).
Activité rentable
Pour Microsoft, donc, la vente d’une unité supplémentaire d’Office ne coûte strictement rien (le coût marginal est de zéro en langage économique). Dès que les coûts fixes sont couverts, la marge est de 100%. Compte tenu des volumes, il s’agit d’une activité extrêmement rentable : Office 2010 s’est vendu à environ 100 millions d’unités, soit un chiffre d’affaire minimum de 25 milliards de dollars. Dès que vous achetez une licence, le revenu total (250€) va immédiatement dans les caisses de Microsoft.
Maintenant, sous la pression de ses concurrents et notamment de Google, qui a introduit un équivalent d’Office entièrement basé sur le Web (Cloud) dès 2006, Microsoft est obligé de proposer, lui aussi, une version Cloud d’Office. C’est Office 365, lancé en 2011. Le produit est vendu sous forme d’abonnement annuel pour environ 70€TTC par an.
La cannibalisation des deux offres
La difficulté pour Microsoft est qu’évidemment il y a cannibalisation entre les deux offres. Si je souscris à un abonnement Office 365 le 1er janvier 2017, Microsoft gagnera 70€ cette année-là.
Si j’achète Office, Microsoft gagnera 250€. Le premier effet d’un basculement du marché vers un modèle d’abonnement est donc une baisse immédiate et massive du chiffre d’affaire (-70%) pour Microsoft.
Dans ces conditions, on comprend que la firme de Redmond n’ait pas montré une motivation très forte pour mener ce basculement de manière agressive. Cela explique sans doute pourquoi il lui a fallu attendre 5 ans après Google pour lancer sa propre version.
Mais même après le lancement, le produit n’a pas vraiment été poussé initialement. Ce n’est que ces dernières années, et surtout après le départ de l’ancien PDG Steve Ballmer, que la priorité de l’entreprise a été mise sur le cloud aux dépens des ventes de licences.
Réticence dans l’organisation
La réticence n’existe pas seulement au niveau stratégique. Elle existe à tous les niveaux de l’organisation : imaginez que vous êtes commercial chargé de vendre Office, par exemple aux entreprises.
Lorsque vous vendez un pack de, disons, 200 licences Office, et si on suppose une ristourne de 50% pour la quantité, vous réalisez un chiffre d’affaires immédiat de 25.000€, sur lequel vous touchez une belle commission.
Si vous passez à l’abonnement, votre chiffre d’affaires sera de seulement 200×35=7.000€. Votre commission baissera naturellement d’autant.
Conclusion : vous n’êtes pas vraiment motivé pour le passage à l’abonnement, et vous continuerez à pousser l’achat de licence aussi longtemps que possible, retardant ainsi le passage de Microsoft de la licence à l’abonnement.
Bien-sûr, sur le long terme, vous pouvez être gagnant : l’année prochaine, sans que vous ne fassiez rien, le client vous paiera à nouveau 7.000€. Et à nouveau l’année suivante.
Au final, à partir de la 4e année, vous gagnez même plus qu’avec le système de licence : vous avez en fait créé une rente potentiellement infinie de revenu pour vous et pour l’entreprise.
Délais trop longs
Oui mais voilà : c’est dans quatre ans, et quatre ans c’est long. Dans quatre ans, vous ne serez peut-être même plus commercial chez Microsoft. Et puis il n’est pas sûr que Microsoft continue à vous payer une commission pour une vente qui a eu lieu quatre ans avant.
À court terme vous êtes certainement perdant, et à long terme nous sommes tous morts pour reprendre la fameuse expression de Keynes (on sait que les individus décotent fortement l’avenir, et plus l’avenir est lointain, plus la décote est forte).
On voit ici comment le manque d’alignement entre l’intention stratégique de l’entreprise et l’incitation des collaborateurs sur le terrain peut entraîner l’échec de la stratégie, ou en tout cas sérieusement ralentir sa mise en œuvre. Tout le monde peut être, en principe, d’accord pour passer au nouveau modèle, mais personne ne veut subir le choc du passage.
Difficulté du changement de modèle d’affaire
Mais la difficulté d’un changement de modèle d’affaire comme celui-ci ne concerne pas que les commerciaux, même si c’est souvent le plus évident à observer. En fait, il affecte à peu près toutes les fonctions de l’entreprise.
Un abonnement, c’est aussi un changement important de la structure du flux financier de revenu. Par exemple pour les clients, la somme beaucoup plus faible fera que la dépense ne sera plus considérée comme un investissement amortissable, mais comme une dépense courante.
Le service financier devra gérer la trésorerie différemment, car au lieu d’avoir des revenus immédiats à chaque signature de contrat, le revenu d’un contrat sera étalé dans le temps avec des sommes plus faibles.
Relation au client différente
La nature même d’un abonnement fera qu’on aura une relation avec le client très différente. Il faudra donc derrière des profils commerciaux différents pour gérer cette relation. Profils nouveaux que la RH devra apprendre à identifier, recruter, intégrer et gérer.
Il y a également un impact au niveau de la distribution. La vente de l’abonnement se fera le plus souvent en direct, depuis le Web, court-circuitant notre réseau traditionnel de distribution (que la vente d’un abonnement au prix de 70€ n’intéresse de toute façon pas), qui se sentira légitimement abandonné par le passage au nouveau modèle (c’est ce qui s’est passé avec Microsoft).
Ce mécontentement du réseau est particulièrement problématique lors de la transition : vous commencez à vendre vos abonnements, ce modèle ne représente encore qu’une toute petite partie de vos revenus, mais vous mécontentez immédiatement vos distributeurs, qui sont encore responsables de la majeure partie de vos revenus actuels.
Le dilemme de l’innovateur
Vous êtes là confrontés au classique dilemme de l’innovateur : si vous ralentissez le déploiement des abonnements pour calmer le mécontentement des distributeurs, vous risquez de compromettre votre stratégie de transformation.
Mais si vous poussez cette stratégie, les distributeurs peuvent cesser de pousser vos licences, voire pour les meilleurs d’entre eux, passer à la concurrence, avec un effet immédiat et très visible sur votre chiffre d’affaires.
Une façon de gérer ce conflit, notamment au niveau des équipes, sera de loger l’activité abonnements dans une unité spéciale qui sera à même de créer son propre modèle. Cela repoussera le conflit au niveau le plus élevé de l’organisation où, normalement, il peut être correctement géré à condition d’être identifié comme tel.
On le voit, derrière ce qui peut n’apparaître que comme un « simple » changement de modèle de prix se cache en fait un bouleversement du modèle d’affaire de l’entreprise, c’est-à-dire à la fois de sa proposition de valeur et de ses ressources, processus et valeurs (RPV).
Repenser le réseau de valeur de l’entreprise
On ne va plus faire la même chose, plus avec les mêmes profils, plus avec les mêmes critères de succès, et plus avec les mêmes partenaires. C’est potentiellement tout le réseau de valeur de l’entreprise qu’il faut repenser.
C’est déjà extrêmement complexe en soi, et le fait qu’une entreprise aussi bien gérée que Microsoft ait eu une grande difficulté à faire la transition l’illustre bien.
Et comme si cela ne suffisait pas, à cette difficulté s’ajoute le fameux dilemme, c’est-à-dire le conflit entre l’ancien modèle, qui assure la majeure partie des revenus et profits aujourd’hui, et le futur modèle, qui est la clé de notre performance future. Tout effort pour l’un risque de compromettre l’autre, et l’entreprise se trouve ainsi dans un déséquilibre permanent pendant tout le temps de la transition.
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