La faillite de Take Eat Easy remet-elle en cause l’ubérisation ?

Take Eat Easy met la clef sous la porte. La fin de ce concurrent de Deliveroo, Foodora ou Foodchéri signale-t-elle la fin plus large de la foodtech ?

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La faillite de Take Eat Easy remet-elle en cause l’ubérisation ?

Publié le 16 août 2016
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Par Grégoire Leclercq (FEDAE, Observatoire de l’Ubérisation), et Morgane L’Hostis (PopMyDay, Observatoire de l’Ubérisation).

La faillite de Take Eat Easy remet-elle en cause l’ubérisation ?
Crédits : Take Eat Easy, tous droits réservés

La mise en redressement judiciaire de Take Eat Easy, célèbre startup Belge de la Food Tech, a fait naître à la faveur de l’été une polémique sur l’ubérisation.

Chacun a voulu donner sa version des faits, chaque partie a tenté d’expliquer ce qu’elle y perdait, comment elle en était arrivée là, chaque expert ou commentateur en croisade contre l’ubérisation y a vu « l’exemple que tout ceci était voué à l’échec ».

Le point culminant du débat a été atteint lorsque, en réaction au billet de Chloé Roose (cofondatrice de la startup) intitulé « Les mots justes pour vous dire au revoir » , une restauratrice s’est exprimée dans un texte intitulé « Les mots justes pour te dire merde ». Quelques jours après, Deliveroo, un de ces grands concurrents, levait 275 millions de dollars.

La polémique est passée (ou du moins perd de sa violence initiale), et il est grand temps de tirer quelques enseignements de cette histoire. D’abord parce que c’est la première occurrence de ce type impliquant un nombre conséquent d’acteurs indépendants, et ensuite parce que c’est l’occasion inespérée de faire évoluer les modèles pour prendre en compte des cas nouveaux.

 

Take Eat Easy a-t-elle bien géré ?

La première question à se poser est évidemment celle de la gestion de Take Eat Easy.

Quelques chiffres : 160 salariés, 20 villes déployées, 3200 restaurants fournisseurs de repas, 350 000 clients, 1 million de commandes depuis la création. Comme l’explique très bien le fondateur, le business est assez simple : sur chaque commande, TEE facture au restaurant une commission de 25-30%, et une livraison des frais de 2,5 euros au client. Avec ce revenu de 10 euros de chiffre d’affaires net par commande, TEE doit alors payer le coursier à vélo.

Mais la commission prise au restaurant est globalement fixée par le marché, le panier moyen évolue peu, et les frais de livraison facturés au client final sont là encore dictés par le marché. Il reste donc un seul levier pour rendre les choses équilibrées : les coûts de livraison, et donc très logiquement la capacité d’un coursier à livrer pour un prix faible.

Et c’est là que le bât blesse car :

  • un coursier espère gagner au minimum 15 euros/heure sinon il se désabonne et change de plateforme (donc TEE lui garantissait 17 euros par heure travaillée)
  • mais il est difficile en phase de montée en puissance d’assurer 1,5 livraison/coursier/heure, surtout sur un secteur large
  • donc une sollicitation des coursiers plus faible implique que TEE perd de l’argent dans l’exercice opérationnel (et en perd aussi beaucoup en marketing et en publicité).

 

On voit bien apparaître le dilemme cruel de cette histoire :

  • soit vous payez le coursier à la course plutôt qu’à l’heure engagée et vous pouvez espérer être rentable, mais vous avez peu de chance que les coursiers acceptent de travailler pour 10 euros la course sans revenu horaire minimal
  • soit vous payez le coursier à l’heure engagée et vous perdez de l’argent tant que votre zone de livraison n’est pas saturée, et vous espérez que les fonds et autres actionnaires sauront patienter jusqu’à l’équilibrage de la zone… Ce ne fut pas le cas pour TEE.

 

Les livreurs sont-ils désavantagés ?

La question des livreurs est évidemment au centre de la polémique, alimentée par quelques va-t-en-guerre (qui sont rarement livreurs eux-mêmes et qui ne cachent pas leur idéologie), et qui se battent désormais nuit et jour pour la mort de ce modèle.

Leurs principaux arguments sont sensiblement toujours les mêmes : les livreurs ne vont plus pouvoir exercer immédiatement, ils ont perdu de l’argent, ils ne vont rien percevoir pour la perte d’activité, ils étaient en situation d’emploi salarié parce qu’ils portaient l’uniforme de l’entreprise, ils devraient être au chômage et bénéficier d’un Plan Social. Bref, ils se sont fait avoir car ils ont travaillé et

  • ils n’ont pas été payés pour la totalité de leur travail
  • ils n’ont pas la protection sociale qui devrait correspondre à leur situation

 

Mais cette position est évidemment une position théorique et idéologique, déconnectée des réalités de terrain. Et il est bon de rappeler quelques réalités :

  • TEE n’était pas rentable avec un modèle où l’explosion de la foodtech entraîne l’explosion des couts d’acquisition et de fidélisation VS des commissions trop faibles pour le livreur. Dans ces conditions concrètes de marché, il était évidemment impossible pour TEE comme pour n’importe quelle autre entreprise de salarier du personnel pour la livraison (seules 160 personnes sont salariées de TEE à ce jour).
  • Concernant les livreurs, ils sont presque tous repris chez Deliveroo, Foodora, Stuart, preuve que l’ubérisation doit passer par le multiplateforme.
  • Les livreurs à vélo de Take Eat Easy Belgique seront payés pour le travail fourni entre le 1er et le 25 juillet car ils facturaient leur prestation à la Smart (la société mutuelle pour artistes), un organisme payeur qui fournit une protection sociale aux travailleurs freelance. Au total, cette dernière leur versera quelque 340 000 euros en salaires impayés de juillet, et devient donc elle-même créancière de Take Eat Easy. Un modèle inégalé en France, peut-être à copier.

 

Enfin, la question de la requalification potentielle en contrat de travail de ces coursiers se pose désormais. Les obstacles sont légion, à commencer par le calendrier hasardeux (personne ne tente d’action en justice tant que la start-up paye, considérant donc que la situation juridique est correcte, mais dès la faillite engagée, les intéressés estiment que la situation juridique ne convient plus…)

 

Les restaurateurs dans tout ça ?

Vu la taille de la commission perçue chez le restaurateur par TEE, il est à peu près évident que toute la marge passe dans la livraison. (un tiers de matières premières, un tiers de main-d’œuvre, et un tiers de marge, comme l’explique la restauratrice citée en introduction). Le restaurateur ne le fait donc pas vraiment pour gagner plus d’argent mais pour gagner en visibilité et atteindre une clientèle au-delà de la clientèle d’ultra-proximité. C’est le même enjeu pour tous les acteurs traditionnels impactés par l’ubérisation (hôtels, coiffeurs, consultants, pressings, déménageurs)…

Le modèle alternatif est celui d’AlloResto : le coût de la livraison pèse sur le restaurant qui doit salarier ses livreurs et superviser la logistique de livraison ; l’apport du modèle TEE est double :

  • Il fait économiser ce coût salarial
  • Il est aussi technologique avec un dispatch des commandes qui permet de mutualiser la flotte de livreurs entre tous les restaurants
  • Il optimise les trajets pour servir au mieux les intérêts du consommateur final qui voit son délai de livraison diminuer
  • Il apporte un gage de qualité : être sur TEE, c’est faire partie des restaurants branchés du moment
  • Il qualifie la mise en avant : la photo de la carte est faite par TEE qui connaît mieux que le restaurant comment appâter le consommateur final

 

Le modèle TEE donnera finalement naissance à un nouveau modèle pour les restaurants : en plus de leur salle, ils pourront développer une cuisine sans service uniquement dédiée aux plateformes. C’est le paroxysme de la digitalisation de l’économie. Les modèles anciens reposaient en grande partie sur l’emplacement et le passage ; les modèles nouveaux reposeront sur une visibilité online et les frais de structure (loyer ou main d’œuvre) diminueront significativement (un emplacement de zone 2 suffira, les serveurs seront inutiles…)

 

La food tech est-elle morte ? L’ubérisation est-elle condamnée ?

Certes, cet échec est douloureux pour de nombreux acteurs fragiles financièrement (petits restaurants, coursiers à vélo), mais il faut aller plus loin. La question de fond qu’il faut se poser touche plus à l’avenir de ce modèle de façon générale qu’à l’échec relatif et finalement assez circonscrit d’une startup parmi d’autres.

Quelle position de l’entrepreneur face aux nécessités de l’hyper croissance, voulue par le marché de l’uber-économie, par les fonds et par le modèle économique à marge faible ?

Quel choix raisonnable entre salariat et travail indépendant pour réaliser des missions parfois connexes au core business ? La déroute de Homejoy a notamment fait bouger les lignes chez les créateurs qui redoutent le risque juridique…

Quelle évolution du droit et de la doctrine en matière de requalification en contrat de travail ?

Quelle place pour la plateforme et sa responsabilité sociale à l’égard des travailleurs indépendants (livreur, coiffeur…) surtout quand la dépendance économique est forte ?

Quelle répartition de la réussite : les livreurs auraient-ils perçu quelque chose si TEE avait réussi et avait pu partager ses bénéfices ?

L’uberisation est-elle condamnée ? La réponse reviendra au consommateur final. Dans un monde où tout s’accélère, où notre mobile devient une télécommande de vie qui permet de faire venir à soi toutes sortes de biens et de services dans un délai de plus en plus réduit, les acteurs traditionnels devront in fine intégrer une part de technologie pour répondre à cette nouvelle exigence de consommation. Le modèle TEE/Deliveroo semblait être le seul modèle économiquement viable pour satisfaire cette demande sans que le surcoût ne devienne dissuasif pour le consommateur final.

D’autres modèles voient le jour, intégrant une part de salariat (Frichi salarie ses livreurs mais assure ses marges arrière en préparant lui-même ses plats) : affaire à suivre donc. Une chose est sûre, cet échec tout comme celui de Homejoy l’an dernier, est une gageure de plus pour tous les entrepreneurs qui se lancent sur ce type de modèle et qui devront densifier leur argumentaire pour convaincre de la pérennité économique du modèle.

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  • En fait le modèle de TEE est très bien et ce qui lui a manqué c’est les levées de fonds pour tenir en attendant que les clients se densifient, comme vous dites, ce qui pourrait permettre aux livreurs de faire 2 ou 3 livraisons par heure et à TEE de dégager une marge. Faudrait voir ce que prévoyait le business plan. Ont-ils été trop optimiste ?
    Amazon, dans le même style, a été en perte pendant plus de 10 ans et a tenu grâce aux apports des actionnaires.
    Que, dans la situation actuelle, les livreurs se retournent contre TEE c’est assez logique, quitte à ce qu’ils utilisent des arguments limites.

    • sauf que la levée de fond c’est comme le carburant pour un Airbus, tout modèle économique à marge très étroite et soumis à forte concurrence tend vers la concentration, à l’avenir on pourrait voir émerger des société avec une très forte intégration des process: livraison, préparation, service etc sous la même enseigne ou par le rachat de filiales.

      Ne pas oublier qu’ils s’agit d’un service de livraison de repas donc comme l’explique bien l’auteur de l’article l’intermédiation à ses limites, c’ est pas anodin si airbnb se lance dans l’immobilier ( toute autre secteur mais même style de fonctionnement).

      • S’il y a préparation et livraison (intégration donc) ce n’est plus de l’ubérisation. D’autre part un fournisseur ne peut pas faire concurrence à ses propres fournisseurs, ça ne marche pas, jamais. Parfois ça s’est vu en utilisant un nom différent, une filiale mais ça ne dure pas.

        L’immo pour AirBnB c’est différent, ce n’est pas une charge comme un salaire, c’est un investissement. S’agissant d’un marché tendu coté offre ce n’est pas vraiment de la concurrence.

        L’ubérisation c’est la mise en relation d’un client et d’un fournisseur au travers d’un panel et d’une application numérique et de se rémunérer sur la transaction en faisant payer l’un ou l’autre ou les 2. Le but n’est pas d’avoir de salariés autre que ceux nécessaires à cette intermédiation.

  • Je pense que ça remet juste quelques gouttes de réalité dans un océans de storytelling qui a du noyer les esprits.

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