Les ordolibéraux, une histoire du libéralisme à l’allemande

Les ordolibéraux, une histoire du libéralisme à l’allemande, nouvel essai de Patricia Commun sur ce courant libéral qu’est l’ordolibéralisme allemand.

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Les ordolibéraux, une histoire du libéralisme à l’allemande

Publié le 11 mai 2016
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Par Fabrice Copeau.

Les ordolibéraux, une histoire du libéralisme à l’allemande, par Patricia CommunDans les années 1930-40, des économistes, juristes et sociologues allemands d’obédience libérale constatent l’échec d’un libéralisme économique inapte à régler le problème des crises économiques graves qui ont bouleversé l’Allemagne depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Ils ont alors reconstruit les fondements économiques, juridiques, sociaux et culturels d’une économie de marché dont les bénéfices puissent être rendus accessibles et diffusés à l’ensemble de la société. Cette « économie de marché » prend, après la Seconde Guerre mondiale, l’appellation d’ « économie sociale de marché ». Ses concepteurs, réunis à partir de 1948 autour de la revue Ordo, deviennent les « ordolibéraux » . Pour reconstruire une économie de marché efficiente, les ordolibéraux sont passés par la refondation d’une économie politique aux ambitions à la fois scientifiques, normatives et pratiques.

L’ordolibéralisme, une alternative au laissez-faire

Cette nouvelle économie politique souhaitait rompre à la fois avec la tradition de l’École classique, avec le déterminisme historique marxiste et le réformisme social de l’École historique allemande, auxquels il était reproché des insuffisances théoriques ainsi qu’une incapacité à fournir des solutions efficaces aux graves crises économiques. L’objectif fut alors de poser les fondements scientifiques et pratiques d’un modèle alternatif au « laissez-faire » et au dirigisme économique national-socialiste et soviétique.

Les ordolibéraux dessinèrent alors l’esquisse théorique d’un ordre économique et social fondé sur une économie de marché dont le bon fonctionnement était garanti par un ensemble de règles juridiques claires, idéalement scellées durablement dans le cadre d’une constitution économique. Dans ce modèle, c’est une liberté concurrentielle non faussée, associée à une liberté des échanges et à une stabilité monétaire et budgétaire qui permet de diffuser de manière durable dans l’ensemble de la société une prospérité portée par les succès en matière de commerce international. Cette prospérité générale rend ainsi marginal, voire caduc, un système de redistribution sociale porté par l’État. Le succès économique de l’Allemagne des années 1950 a été – en partie – porté par ce modèle.

Une pensée humaniste, un interventionnisme conjoncturel

« Ordo » exprime d’abord une prise de position philosophique fondée sur les valeurs fondamentales de l’homme, qui implique le rejet tout à la fois du matérialisme hédoniste et de l’utilitarisme attribués aux libéraux classiques, et du matérialisme évolutionniste des théoriciens marxistes. Adhérant à la tradition chrétienne ainsi qu’à la philosophie idéaliste allemande, l’ordo-libéralisme a foi dans l’homme comme moteur de l’histoire et estime possible et nécessaire d’organiser l’économie en fonction d’un modèle consciemment choisi et scientifiquement défini.

Dans cet esprit, ils considèrent qu’il ne s’agit pas seulement de libérer l’économie et d’accroître la richesse et le bien-être individuel et collectif, mais avant tout de créer un ordre économique et social valable. « L’économie de marché, écrivait Röpke, est une condition nécessaire mais non suffisante d’une société libre, juste et ordonnée », qui était à ses yeux le véritable objectif. Et Rüstow était encore plus explicite quant à la primauté des valeurs sur les intérêts :

« Il y a infiniment de choses qui sont plus importantes que l’économie : la famille, la commune, l’État, le spirituel, l’éthique, l’esthétique, le culturel, bref l’humain. L’économie n’en est que le fondement matériel. Son objectif est de servir ces valeurs supérieures. »

Le mot “ordo” exprime ensuite un projet de société. Si le système économique doit être digne de l’homme, c’est-à-dire conforme à ses exigences morales de liberté, d’égalité et de stabilité et être efficace dans la satisfaction de ses besoins matériels, seul le régime de concurrence répond à cette double exigence. Cependant, il ne se réalise pas de lui-même. Il ne se développe qu’à l’intérieur d’un cadre forgé et maintenu par l’État, au sein d’un ordre construit par la loi.

La pierre angulaire de cet ordre est la constitution économique (Wirtschaftsverfassung), incluse dans la constitution politique et affirmant que la réalisation de la concurrence est le critère essentiel de toute mesure de politique économique. Après son approbation par le peuple dans le cadre de l’adoption de la constitution politique, la constitution économique est complétée par les principes constituants (die konstituierenden Prinzipien) élaborés par les spécialistes de l’économie et non plus par le peuple. Ces principes sont les suivants :

  • l’existence d’une monnaie stable (premier des principes constituants) ;
  • le libre accès au marché ;
  • la propriété privée, conçue moins comme un droit que comme une exigence du système ;
  • la liberté des contrats et son corollaire, la pleine responsabilité civile et commerciale des entreprises ;
  • la stabilité de la politique économique, nécessaire au développement des investissements et à la prévision économique.

Il ne suffit pas d’intégrer la constitution économique à la constitution politique pour que le réel se confonde avec l’idéal. L’objet de la politique économique est de rapprocher le premier du second, par des interventions conformes à la logique de l’économie de marché (Marktkonform). Les ordo-libéraux définissent, avec précision, les conditions de l’action des pouvoirs publics en établissant une distinction entre le cadre et le processus. Le cadre est tout ce qui entoure la vie économique, comme la démographie, l’enseignement, le droit, l’environnement, etc. Dans ces domaines, l’État peut et doit intervenir très largement. Son action sera qualifiée d’ordonnatrice (Ordnungspolitik). Le processus est l’activité économique elle-même. Le marché y détermine la formation des prix. Faussant les conditions de la concurrence, les interventions de l’État dans le processus sont particulièrement dangereuses. Restant donc nécessairement limitées, elles se bornent à éliminer les obstacles qui s’opposent au fonctionnement normal du marché. À l’égard du processus, la politique économique ne sera que régulatrice (Prozesspolitik).

Le tout au service d’un ordre spontané dont Röpke avait reconstruit les fondements, avant Polanyi et Hayek :

L’existence de l’ordre au lieu de l’anarchie, l’ordre spontané, si on veut, n’est pas en lui-même un phénomène étonnant. Les processus particuliers à la vie économique dans une société libre rendent évident la supériorité fondamentale de l’ordre spontané sur l’ordre commandé. L’ordre spontané n’est pas juste une autre variété d’ordre, bien qu’il soit d’une habileté surprenante à fonctionner, si cela est nécessaire, même sans le commandement provenant d’en haut. Car si on montrait qu’une organisation d’un système économique d’une société libre peut être fondamentalement différente de l’organisation d’une armée, il y a des raisons de croire que c’est la seule possible.

Wilhelm Röpke, Economics of the Free Society (1962), p.4

Une synthèse inédite

L’économie sociale de marché se propose de réaliser la synthèse entre la liberté économique et la justice sociale. Au nom de la liberté économique, l’État doit mettre en œuvre une politique de concurrence. Au nom de la justice sociale, il doit lutter contre les inégalités engendrées par le système économique et mener une politique sociale. L’économie sociale de marché veut permettre aux individus la poursuite de leurs intérêts respectifs dans le cadre de la coordination par le marché et dans les limites fixées par la loi. Elle comprend des éléments constituants (konstituierende Elemente), formés par l’État de droit avec l’organisation de la propriété et de la concurrence, et des éléments complémentaires (ergänzende Elemente), qui sont la politique sociale et la politique de stabilisation macroéconomique.

L’économie sociale de marché constitue le projet de société proposé au peuple ouest-allemand par le gouvernement de Konrad Adenauer après la fondation de la république fédérale d’Allemagne. Avec les succès économiques des années 1950, elle obtient l’adhésion des principales forces politiques et sociales, ainsi que celle des couches les plus larges de la population. En 1959, le parti social-démocrate (SPD) adopte le programme de Bad Godesberg (Grundsatzprogramm der Sozialdemokratischen Partei Deutschlands). Celui-ci affirme que la libre concurrence et la libre initiative de l’entrepreneur sont des éléments importants de la politique économique social-démocrate. Il insiste aussi sur le rôle des pouvoirs publics. Il consacre le ralliement de la social-démocratie allemande à l’économie sociale de marché.

Les difficultés économiques croissantes des années 1960 et 1970 provoquent une augmentation des critiques qui sont adressées à l’économie sociale de marché. Le succès des Verts correspond à l’institutionnalisation d’un discours fondamentalement contestataire. Il constitue l’un des éléments les plus importants du paysage politique allemand. Devenue largement l’affaire de tous, l’écologie a modifié la vision qu’ont les Allemands de la croissance économique. L’insistance sur la protection de l’environnement (Umweltschutz) n’a pas seulement permis aux Verts de s’intégrer à la politique allemande. Elle a aussi obligé les autres partis politiques à donner une place importante à ce thème dans leurs programmes respectifs et le gouvernement fédéral à renforcer les mesures de protection de l’environnement. La plus grande partie de la population ouest-allemande continue évidemment à se reconnaître dans le système d’économie sociale de marché, qui a fait la preuve de son efficacité. Comme l’ont montré les élections législatives du 18 mars 1990 en ex-R.D.A., la grande majorité des Allemands de l’Est souhaitent que ce système soit aussi le leur.

Parmi les tenants de l’ordolibéralisme, on trouve notamment Wilhelm RöpkeAlexander RüstowHans Großmann-DoerthWalter Eucken, ou même par extension le français Jacques Rueff

L’héritage théorique de l’ordolibéralisme est, à l’image de ses penseurs, vaste et divers : constitutionnalisme et institutionnalisme, mais aussi économie industrielle et théories du développement durable. Une relecture de ses grandes figures offre matière à repenser les fondements d’une science économique ouverte à une recherche interdisciplinaire.

Patricia Commun, ancienne élève de l’ENS-Ulm, est agrégée d’allemand, et professeur d’études germaniques à l’Université de Cergy-Pontoise.

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  • Intéressant.

    De quoi s’agit-il lorsque vous parlez de justice sociale ? Quelle est l’implication de l’État à ce niveau puisque vous dites «Cette prospérité générale rend ainsi marginal, voire caduc, un système de redistribution sociale porté par l’État.» ?

    Là comme ça de loin, ça ressemble beaucoup au minarchisme.

    • De manière extrêmement schématique, le minarchisme c’est l’Etat gendarme, tandis que l’ordolibéralisme c’est la constitution économique, autrement dit un Etat qui ne se contente pas comme dans le minarchisme d’assurer la sécurité et la tranquillité, sans la moindre intervention économique, mais qui a, dans le champ économique, un rôle de gendarme clairement assumé. Le minarchisme prône l’absence de banque centrale et la monnaie libre, l’ordolibéralisme la banque centrale indépendante de l’Etat et la monnaie encadrée par cette banque centrale. Le minarchisme prône l’absence de politique industrielle, l’ordolibéralisme une politique industrielle qui garantisse le libre jeu de la concurrence et rien d’autre. Et ainsi de suite…

  • L’Ordo-libéralisme c’est la synthèse entre économie de marché et justice sociale. Loin de l’interventionnisme social-démocrate (et du dirigisme socialiste), le rôle de l’Etat se démarquerait du modèle libéral classique minarchiste par son engagement à faire respecter une constitution économique au sein d’un marché quand bien même libre et concurrentiel. A la différence des tentatives des sociaux-démocrates de dompter le capitalisme en lui donnant une finalité sociale, l’ordo-libéralisme fixe les règles en amont et alors laisserait faire.

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