Entre roman d’aventure et perspectives scientifique et utopiques, le tchèque et antitotalitaire Carel Capek (1890-1938), ose avec son bouillon de culture aux salamandres un conte philosophique attrayant, inoubliable.
Par Thierry Guinhut.
Le récit commence presque banalement, comme un roman maritime à la Conrad, avec un capitaine haut en couleurs et en jurons. Jusqu’à ce qu’il découvre d’étranges salamandres à la taille et aux qualités presque humaines. Parmi les îles du Pacifique, une population a échappé à l’extinction et, grâce à la clairvoyance et aux couteaux du capitaine Van Toch, ils se protègent des requins et deviennent d’habiles pêcheur de perles, alimentant un commerce fructueux. Leur capacité de construction sous-marine permet au navigateur et commercial de s’allier à l’homme d’affaire Bondy et d’envisager l’exploitation et l’exportation de ce peuple.
Bientôt, le roman prend une dimension encyclopédique, lorsque les mœurs, « l’illusion érotique », l’intelligence de ces animaux capables de parler, de fonder des sociétés « collectivistes » qui n’ont rien à envier à celles des hommes, sont exposées. On y trouve des rapports de savants sur l’évolution des espèces, mais aussi la satire du microcosme scientifique et politique, sans compter celle, corrosive, des milieux du cinéma et de la presse, des mécanismes commerciaux et entrepreneuriaux. Jusqu’à ce que ces batraciens veuillent étendre leur « espace vital » aux dépens des humains… L’épopée tourne à la catastrophe mondiale, parmi les races nordiques de salamandres et d’autres plus disgraciées, avec le combat de l’impérialisme animal digne des Soviétiques contre la veulerie humaine.
Qui eût cru que ce livre d’abord si léger et fantasque allait peu à peu devenir un roman total aux frontières des genres, une fable impressionnante où les animaux parlent et balaient l’humanité, mieux que ne savent le faire les hommes ? De la même manière imprévisible, La Fabrique d’absolu [1] (publié en 1922) commence par la découverte d’un carburateur novateur capable de briser les atomes de charbon et de décupler l’énergie. Sauf que commercialisés, ils libèrent l’essence divine et l’esprit christique qui contaminent leurs heureux possesseurs. Ira-t-on là encore jusqu’au conflit mondial ?
Entre roman d’aventure et perspectives scientifique et utopiques, à la lisière de Jules Verne et du fantastique loufoque, cependant presque crédible, mais aussi de la science-fiction orwellienne, le tchèque et antitotalitaire Carel Capek (1890-1938), écrivain majeur et trop méconnu, par ailleurs inventeur du mot « robot » dans sa pièce RUR [2], ose avec son bouillon de culture aux salamandres un conte philosophique attrayant, inoubliable. Publié en 1936, en quelque sorte prophétique, cet apologue d’une plus vaste portée que La Guerre des mondes de Wells, cache une réflexion sur le racisme, un antinazisme subtil, une charge féroce contre les totalitarismes de tous poils et de toutes peaux.
Karel Capek : La Guerre des salamandres, traduit du tchèque par Claudia Ancelot, La Baconnière, 320 p, 18 €. Diffusion Honoré Champion et, à partir de janvier 2013, Les Belles Lettres. Sur Amazon.
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Sur le web.
Une version écourtée de cet article a été initialement publiée dans Le Matricule des Anges, juillet-août 2012.
Notes :
Ouvrage diffusé par la librairie Honoré Champion actuellement, puis par Les Belles Lettres (à partir de janvier 2013).