« J’ai défendu quarante ans le même principe, écrivait Constant au seuil de sa vie ; liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique ». Malgré son aventurisme politique, Benjamin Constant est en effet resté fidèle à cet idéal libéral et l’a illustré dans tous ses écrits. Il est donc assez étonnant que les historiens de la littérature n’aient pas insisté davantage sur le caractère libéral de son roman Adolphe, paru en 1816. C’est l’objet que je me suis proposé dans une large étude qui figure en tête de la réédition d’Adolphe qu’a fait paraître l’Institut Coppet. Je me propose, dans ce court article, de résumer les propositions que j’ai établies dans cet écrit.
L’histoire d’un couple
Adolphe raconte l’histoire d’un couple : mais, précisément, ce n’est pas une histoire d’amour ; c’est plutôt le drame de la désunion des amants, le délitement du lien amoureux, la tristesse des cœurs qui se déchirent, l’amour, en un mot, qui s’éloigne et qui meurt. À première vue, rien de bien libéral dans tout ça.
Seulement, le roman respire l’individualisme et le subjectivisme. Le roman de Benjamin Constant est l’exact opposé de ces fresques sociales immenses où l’auteur balade sa vision superbe, tel un aigle au-dessus de la masse. Au contraire, Adolphe est le récit d’un homme et d’un seul, considéré depuis son propre point de vue, et le sien seul. À chaque page on est frappé par la focalisation extrême sur Adolphe, ses sentiments et son caractère, au point que rien, ni les paysages ni les autres hommes, n’obtient une attention quelconque.
Les personnages secondaires, on ne les connaît pas, l’auteur ne daigne pas nous les présenter : on ne sait ni leur nom ni leur allure, ni leurs sentiments. Même Ellénore, la femme qu’Adolphe va séduire puis qui va l’exaspérer par son amour tyrannique, nous ne connaissons ni la couleur de ses yeux ni celle de ses cheveux. Était-elle même belle ? Grande ou petite ? Mystère. Les personnages du roman se promènent, vont et viennent, mais les décors n’intéressent pas l’auteur : seul compte pour lui la psychologie de son héros. Adolphe est un vrai roman de l’individu. Il est aussi profondément ancré dans la subjectivité.
La conscience d’Adolphe
Passe encore qu’il soit écrit à la première personne du singulier : c’est une caractéristique qu’il partage avec la majorité des chefs-d’œuvre du XVIIIe siècle. Plus fondamentalement, dans Adolphe, tout est filtré par le regard de ce personnage qui en est l’unique cœur. Tout le récit des événements, chaque fait, chaque parole, passent par le prisme de la conscience d’Adolphe.
Nous retrouvons aussi dans Adolphe les principes que Benjamin Constant a fixé dans ses Réflexions sur la tragédie. Au lieu de la fatalité, ressource classique des anciens, il mise sur l’opposition invincible entre l’individu et la société, pour construire un drame convaincant et émouvant.
Dans son roman, la pression sociale intervient à deux niveaux : d’abord par une critique virulente de la société, ensuite par une mise en accusation, par les faits, de son influence délétère. Au final, Constant accorde à la société une place centrale dans Adolphe, et surtout dans son dénouement : les derniers chapitres marquent la victoire de la société sur l’individu et transmettent cette conclusion qu’on n’enfreint pas impunément les convenances sociales.
L’histoire cachée d’Adolphe
Ce qui rattache Adolphe au libéralisme, c’est aussi son histoire cachée. Le roman est en très large partie issu de la vie de Benjamin Constant. L’auteur a souhaité se mettre en scène lui-même et exprimer ses sentiments sur son expérience malheureuse avec les femmes qu’il a aimées, et tout particulièrement avec Mme de Staël. En 1806, il commence l’écriture d’Adolphe dans l’idée de raconter sa liaison heureuse avec une certaine Charlotte du Tertre.
Seulement, confronté à la difficulté et surtout à la monotonie d’un roman heureux, l’auteur doit revoir son ambition première. Puisant dans son expérience quotidienne, Constant va alors chercher le schéma d’une histoire malheureuse, d’abord en présentant un héros aux prises avec deux femmes, entre lesquelles il se trouve incapable de choisir. À l’époque, Constant songe à épouser Charlotte et à rompre avec Mme de Staël, qui entretient avec lui une relation amoureuse faite d’orages et de brèves éclaircies.
Parallèlement, Constant imagine le récit d’un homme qui peine à rompre avec une femme qu’il n’aime plus, en droite ligne, toujours, de ses sentiments vis-à -vis de Germaine. Finalement, il choisit de placer en face du héros qui ne sera d’autre que lui-même, une femme qui sera la synthèse de toutes celles qu’il a aimées et qui lui ont fait du mal, en paralysant ses efforts et en restreignant sa liberté.
Après avoir conquis cette femme, le héros sera confronté au défi de rompre une liaison malheureuse, comme Constant, dans sa vie, est confronté au défi de se séparer de Mme de Staël. Cette connotation biographique donne un autre intérêt libéral au roman. Adolphe nous permet de mieux comprendre Benjamin. Ellénore nous permet de mieux comprendre Germaine. Étant donné leur rôle conjoint dans l’histoire des idées libérales, cette connaissance, on en conviendra, n’est pas sans utilité.
Autant de raisons de lire ou de relire ce classique indémodable, qui fait partie intégrante du patrimoine de la littérature libérale.
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Benjamin Constant, penseur de la liberté sous toutes ses formes
Article original publié dans Contrepoints le 13 décembre 2016.Â
de la littérature tout court <3
“les derniers chapitres marquent la victoire de la société sur l’individu et transmettent cette conclusion qu’on n’enfreint pas impunément les convenances sociales”
C’est bien toujours le problème avec les Frenchies ! Le héros triomphe rarement. Aux States, c’est l’inverse. Regardez Le grand bleu. La fin a été re-écrite pour les States parce que la française était trop pessimiste.
Voilà pourquoi nous sommes des chouineurs professionnels et pourquoi les Américains sont les maîtres du monde.