La cathédrale finalement… faut-il des leaders impossibles pour accomplir de grandes choses ?

L’histoire du Macintosh est marquée par des défis audacieux et un leadership implacable. Retour sur cette révolution technologique orchestrée par Steve Jobs.

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La cathédrale finalement… faut-il des leaders impossibles pour accomplir de grandes choses ?

Publié le 10 octobre 2023
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Dans sa fameuse interview de 1995 que j’ai citée dans d’autres articles (c’est une mine d’or), Steeve Jobs revient longuement sur cet épisode de la création du Macintosh.

 

Le contexte

Après l’incroyable réussite de ses débuts, Apple vit sur sa rente et, au début des années 1980, est devenue une grosse entreprise bureaucratique qui a du mal à se renouveler. Classique.

Steve Jobs, pourtant cofondateur de l’entreprise, a été peu à peu marginalisé. Il réussit à monter une équipe pour se lancer dans un projet fou : créer un petit ordinateur avec une interface entièrement graphique. Avec Lisa, Apple a déjà un projet similaire à l’époque, très officiel, mais qui vise à créer un ordinateur professionnel. Ce sera un échec cuisant.

Il crée son équipe dans un bâtiment isolé sur le toit duquel il plante un drapeau de pirate. Tout est dit. Il recrute une équipe de personnes exceptionnellement talentueuses. Si l’interface graphique est devenue banale aujourd’hui, elle est entièrement nouvelle à l’époque, et peu y croient vraiment. C’est un pari fou. Tout est à inventer. Les problèmes techniques sont innombrables. Le projet sera incroyablement difficile, une « marche de la mort »,  pour reprendre une expression que l’on rencontre parfois dans certains projets où l’avancée se fait à un coût très important pour l’équipe, et où tout le monde n’arrive pas vivant à la fin (métaphoriquement parlant).

Le journaliste Bob Cringley a interviewé plusieurs des membres de cette équipe, et tous disent la même chose : le projet a été une expérience d’une incroyable intensité, qui les a marqués à jamais, mais qu’ils ne seraient sans doute pas en mesure de recommencer. On retrouve dans ces témoignages des expressions similaires à ceux qui ont vécu la guerre : un mélange d’horreur et d’excitation, quelque chose d’indicible, dont on est content d’être sorti, mais que d’une certaine façon on se sent privilégié d’avoir pu vivre.

Jobs en a parfaitement conscience, de même qu’il a parfaitement conscience d’être un leader extrêmement exigeant, voire impossible (odieux est peut-être plus exact). L’empathie, ce n’est pas son truc. Il est connu pour sa dureté de jugement du travail de ses équipes. « C’est de la merde » est sa réaction typique lorsque quelqu’un lui présente son travail.

Qu’en dit-il dix ans après ?

Il en dit la chose suivante :

« Lorsque vous travaillez avec des gens talentueux (il les nomme A people par opposition à B), vous n’avez pas besoin de gérer leur ego. Vous pouvez vous concentrer sur la substance ».

Le journaliste tend une perche pour que Jobs adoucisse son propos :

« Quand vous dites que le développeur a fait de la merde, que voulez-vous vraiment lui dire ? »

Jobs ne fléchit pas : « Eh bien, généralement, que ce qu’il a fait, c’est de la merde ».

La dureté est ici une forme d’exigence, une forme de respect qui n’a de sens que parce que la personne qu’il critique – ou qu’il attaque, plus exactement – est quelqu’un de talentueux, et qui le sait. Avec un médiocre, il faudrait être beaucoup plus circonspect, beaucoup moins honnête, et quelque part beaucoup moins respectueux : « C’est bien ce que tu fais, mais tu peux mieux faire de telle ou telle façon. Bravo, c’est l’effort qui compte. »

Mais Jobs ne travaille pas avec des médiocres, seulement avec des personnes exceptionnelles. Il estime donc ne pas avoir à s’embarrasser de fioritures. C’est du lourd, c’est du direct, il les a choisis pour ça.

L’œuvre signée (Source: Wikipedia)

La cathédrale

Et au bout de la marche de la mort, il y a la cathédrale : le Macintosh.

Lorsqu’il sort en 1984, c’est une révolution. Il est cher, il n’a pas assez de mémoire, ce qui le rend difficilement utilisable, mais il change le paradigme de l’informatique, même si comme beaucoup d’autres révolutions avant lui, l’effet n’est pas immédiat.

Je me souviens du choc que j’ai ressenti lorsque je l’ai vu et utilisé pour la première fois, en juin 1984. J’avais un Apple II à l’époque, et du jour au lendemain, je ne l’ai plus touché. Le futur de l’informatique, c’était ça, aucun doute. Il faudra dix ans pour que le monde du PC adopte le même paradigme après l’avoir longtemps dénigré. À l’intérieur du Mac, invisible pour les acheteurs, les membres de l’équipe signent de leur main, avec le peu d’énergie qu’il leur reste, sur la coque, comme une œuvre d’art que le Mac est, d’une certaine façon.

On pense qu’un leader comme Steve Jobs ne peut être entouré que d’exécutants sans personnalité, que de médiocres obéissants. C’est notamment la thèse de Jim collins.

Ce n’est pas nécessairement vrai.

Jobs le dit lui-même: son équipe était constituée de « Joueurs A », d’ingénieurs exceptionnellement talentueux, qui auraient sans difficulté pu trouver un travail au moins aussi bien payé et beaucoup plus tranquille dans une autre entreprise. Mais ce n’est visiblement pas la tranquillité d’esprit qu’ils recherchaient.

Mais alors que cherchaient-ils ? Sans doute la cathédrale, le fait de savoir qu’ils travaillaient sur un produit qui allait changer le cours de l’histoire de l’informatique, du moins l’espéraient-ils, car rien n’était sûr. Sans doute aussi pour l’expérience elle-même. Jobs l’évoque dans l’interview. Les joueurs A veulent être avec d’autres joueurs A. L’incroyable motivation d’être avec des pairs, des gens aussi talentueux que vous, l’émulation qui en résulte qui tire tout le monde vers le haut, et de travailler ensemble sur un projet incroyablement difficile. L’expérience même avec son extrême intensité. L’exaltation de résoudre des problèmes radicalement nouveaux et complexes.

« Rien de grand ne s’est fait sans de grands hommes, et ceux-ci le sont pour l’avoir voulu », écrivait Charles de Gaulle.

Des leaders impossibles permettent de faire des choses a priori impossibles. Est-ce pour autant que seuls de tels leaders permettent des révolutions ? Pas nécessairement, bien sûr.

De même, cette forme de leadership a évidemment des côtés sombres, et peut être parfois une cause d’échec. Mais compte tenu des obstacles que rencontre toute innovation radicale, qu’elle soit technologique, sociale ou politique, il est difficile de penser qu’elle puisse réussir sans un leader avec, au moins, une forte personnalité. C’est un domaine dans lequel l’eau tiède est un handicap. Si la question du leadership et des limites et des dangers de certaines de ses formes est loin d’être tranchée, il faut sans doute admettre que le côté sombre est peut-être le prix à payer pour la révolution. Le danger étant, bien sûr, que le côté sombre est certain, alors que la révolution ne l’est pas.

Pour une nuance sur le propos, lire mon article « Est-il nécessaire de vouloir bâtir une cathédrale pour donner un sens à son travail ? »

Voir sur le web.

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  • «Mais alors que cherchaient-ils ?»
    La cathédrale ? J’en doute c’est éventuellement le récit à postériori.
    On peut parier que Jobs a recuté des personnes comme lui, talentueuses certes mais dans le défi, des « dixième homme » en quelque sorte, c’est ce qu’il laisse entendre d’ailleurs. C’était un projet en coulisse en dehors de la lumière et des codes en vigueur. Tout le contraire de la cathédrale.

  • Merci pour le rappel de ces évidences, à l’heure où accomplir quelque chose est devenu un sujet de mépris général.

  • Quand on est soi même exceptionnel, on peut se permettre de s’entourer de gens exceptionnels, leur dire qu’ils ont merdé etc. Car on a un bon jugement, qui est alors respecté.
    C’est bien différent quand on est médiocre, car on est alors craint et non pas respecté. Il faut alors s’entourer de médiocres, par peur que sa propre médiocrité soit découverte. Et empouler son langage, car au fond, tout le monde sait que ce qui est fait n’est pas exceptionnel.
    Bref, Jobs fut un bon dirigeant (pas toujours très honnête par contre), alors que Macron…

  • Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait.
    (Mark Twain)

  • Je vous parie qu’ils ne cherchaient rien. Ils fuyaient la médiocrité peut-être, mais surtout ils n’imaginaient pas qu’on puisse vivre autrement. Jobs puait et classait hommes et idées en géniales (rarement) et merdiques (souvent) ? Et après ? N’est-ce pas ce qu’on pense aussi quand on est un informaticien A ? Mais Jobs a vendu son combi VW pour créer Apple et il a fait signer le Mac par toute l’équipe. Comparez avec un génie français comme Le Verrier, découvreur de Neptune, courtisan de rois et d’empereurs, trahissant ses maîtres comme Arago et conduisant à la démission la quasi-totalité des astronomes de l’Observatoire, non sans leur avoir piqué leurs découvertes et méprisé leur travail.

  • Ne peut on dire alors que Jobs a réussi malgré son management ? Combien d’autres ont « merdé » mais n’ont laissé aucune trace ?

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