Cours criminelles départementales : une inconstitutionnalité manifeste ? (I)

La spécificité des cours criminelles départementales est l’absence de jury populaire. Est-ce constitutionnel ?

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 2

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Cours criminelles départementales : une inconstitutionnalité manifeste ? (I)

Publié le 27 septembre 2023
- A +

Deux questions prioritaires de constitutionnalité (ci-après QPC) ont été renvoyées, par la Cour de cassation, devant le Conseil constitutionnel qui aura trois mois pour statuer à leur sujet.

Pour rappel, la question prioritaire de constitutionnalité, instaurée par la révision du 23 juillet 2008 et organisée par la loi organique du 10 décembre 2009, permet à toute partie à un litige de questionner la constitutionnalité d’une disposition législative applicable à son litige au regard des droits et libertés que la Constitution garantit (article 61-1 Constitution), autrement dit, ceux identifiés comme tel par le Conseil constitutionnel.

Ces deux QPC (n°2023-1069 et n°2023-1070 QPC) portent sur les cours criminelles départementales, nouvelle cours instaurées par la loi du 22 décembre 2021.

 

Les cours criminelles départementales sont compétentes pour les personnes majeures accusées de crimes punis de 15 à 20 ans de réclusion (viol, vol avec arme etc) (article 380-16 du Code de procédure pénale – CPP). Cette cour est également compétente pour le jugement des délits connexes. La cour d’assises reste compétente pour les crimes punis de plus de 20 ans de réclusion criminelle.

La spécificité des cours criminelles départementales est l’absence de jury populaire (article 380-19 al.1 CPP). En effet, elle est composée d’un président et de quatre assesseurs, choisis par le premier président de la cour d’appel, pour le président, parmi les présidents de chambre et les conseillers du ressort de la cour d’appel exerçant ou ayant exercé les fonctions de président de la cour d’assises et, pour les assesseurs, parmi les conseillers et les juges de ce ressort (article 380-17 CPP).

Ce sont ces dispositions que les requérants ont contestées dans la lettre de leur saisine.

Ces deux QPC ont été soulevées dans deux instances différentes :

La première (n°2023-1069) fut soulevée suite au pourvoi de renvoi devant la cour criminelle départementale de Paris le 19 juillet 2023.

La seconde, (n°2023-1070) fut soulevée devant la cour criminelle du Rhône, le 26 juin 2023. Pour éviter un doublon, la Cour de cassation a renvoyé ces deux affaires en même temps devant le Conseil constitutionnel.

 

Il faut brièvement rappeler le système de double filtrage de la QPC.

Le juge du fond est ici un juge a quo ou de renvoi, il exerce le premier filtre. C’est devant lui (ou sauf exception, cas des articles 23-4 et 23-5 LO) qu’est soulevée une QPC).

Il devra dès lors examiner au fond la QPC en regardant trois conditions (article 23-2 LO) : 1)

  1. La disposition législative doit être applicable au litige ou à la procédure, ou constituer le fondement des poursuites
  2. La disposition législative ne doit pas déjà être déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances
  3. La question ne doit pas être dépourvue de caractère sérieux

 

Le juge du fond doit statuer sans délai, et la décision est transmise dans les huit jours devant sa cour suprême.

Il est à noter que toutes les juridictions ne peuvent examiner des QPC. Il faut qu’elles relèvent d’une cour suprême (Cour de cassation ou Conseil d’État), qu’elles exercent une réelle fonction juridictionnelle (quand le CSM use de son pouvoir de sanction, il est une juridiction et relève du Conseil d’État, par exemple) et enfin, il faut l’absence du peuple dans la prise de décision (ce qui justifiait le fait que, devant une cour d’assises, aucune QPC ne pouvait être soulevée et a contrario, elle peut être soulevée devant une CCD).

La transmission d’une QPC apparaît comme le résultat du précontrôle « négatif » de constitutionnalité auquel se livre le juge a quo lorsqu’il examine le caractère sérieux de la question de constitutionnalité. S’il la transmet, c’est en effet parce qu’il juge douteuse la constitutionnalité de la disposition législative applicable, et qu’il considère que ce point mérite d’être confirmé par la Cour suprême dont il dépend et tranché, le cas échéant, par le Conseil constitutionnel.

Suite à la décision de renvoi, c’est aux cours suprêmes des ordres juridictionnels d’examiner la QPC, en effectuant un second filtre.

Elles doivent, à leur tour, examiner trois conditions : réexaminer les deux premières conditions de l’article 23-2 LO précité (1 et 2).

La troisième condition est une condition alternative (article 23-4 LO) : il faut soit un moyen sérieux, soit une question nouvelle.

Le caractère sérieux du moyen s’apprécie au regard d’un doute sérieux sur la constitutionnalité de la disposition législative. L’attention va être portée sur les droits et libertés constitutionnels invoqués ainsi que la jurisprudence applicable à l’espèce.

Le caractère « nouveau » ne pose pas autant de problème d’appréciation. Il s’agit ici de voir si le Conseil s’est déjà prononcé ou non sur les dispositions constitutionnelles invoquées, ou au regard d’un changement de circonstance de droit (v. CE, 8 octobre 2010, M. Kamel Daoudi, AJDA, 2010, p. 2433).

Les cours suprêmes, qui ont trois mois pour statuer, rendent une décision de transmission ou de non-transmission qui est nécessairement notifiée au Conseil constitutionnel. Si elle est transmise, la requête de QPC est examinée devant le Conseil constitutionnel et il a trois mois pour rendre sa décision.

La QPC constitue une véritable transformation de la procédure constitutionnelle, notamment en ce qu’elle a conduit le Conseil constitutionnel à se conformer, via son règlement intérieur, aux exigences du procès équitable, tirés de l’article 6§1 de la Convention EDH tel interprété par la Cour EDH (v. affaire Ruiz Mateos c./ Espagne, 1993).

La QPC a aussi modifié en profondeur l’architecture constitutionnelle.

Les juges « ordinaires » sont devenus véritablement des juges constitutionnels de droit commun. Ils sont de véritables acteurs qui n’hésitent pas à défendre leurs intérêts institutionnels, ou à évaluer le niveau de sensibilité de la question afin de la faire trancher par le Conseil constitutionnel.

Les juridictions ordinaires se sont approprié la Constitution. Alors que le Conseil constitutionnel contrôle la constitutionnalité de leurs interprétations jurisprudentielles constantes, elles conservent un certain pouvoir discrétionnaire dans l’interprétation de la Constitution, et peuvent donc en proposer une interprétation autonome.

On assiste ici à une stratification de l’ordre juridictionnel constitutionnel, avec une répartition des rôles entre, le juge a quo (examen initial), les cours suprêmes (fonction de régulation des recours) et le Conseil constitutionnel (fonction pleine et entière du contrôle de constitutionnalité).

 

Cela étant rappelé, il convient de regarder de plus près les deux QPC.

La première QPC pose cinq questions différentes relatives aux dispositions législatives précitées. On peut les regrouper en trois catégories au regard de leur objet et des droits et libertés invoqués :

  1. La violation d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République selon lequel, il appartient à un jury populaire de juger les crimes de droit commun (1re question)
  2. La violation du principe de l’oralité des débats au regard de la possibilité qu’ont les magistrats de disposer du dossier de procédure pendant le délibéré (2equestion)
  3. La violation du principe d’égalité devant la loi tirée de l’article 6 de la DDHC (3e, 4e et 5e question).

 

La seconde QPC pose quant à elle, quatre questions, reprenant les mêmes arguments, que l’on peut aussi regrouper en trois catégories :

  1. La violation d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République selon lequel il appartient à un jury populaire de juger les crimes de droit commun (1re question)
  2. La violation d’un principe à valeur constitutionnelle selon lequel il appartient à un jury populaire de juger les crimes de droit commun (2e question)
  3. La violation du principe de l’égalité des citoyens devant la loi, tiré de l’article 6 de la DDHC (3e et 4e question)

 

Pour éviter d’encombrer l’article, et pour en faciliter la lecture, je dissocierai dans deux articles, deux parties.

La première sera consacrée à l’existence d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République relatif au jury populaire. La seconde sera relative aux principes d’égalité et d’oralité.

La première touchera à des domaines théoriques alors que la seconde sera plus pratique.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Commençons par un constat brutal mais nécessaire : l’édifice légal et constitutionnel de notre pays est contesté de part et d’autre pour des raisons différentes. Le Conseil constitutionnel en est le plus récent exemple mais, de plus en plus fréquemment, c’est la Cinquième République qui est mise en cause en tant que telle. Un système légal s’effondre, il en appelle un autre, qui sera ou vraiment libéral ou fasciste. L’entre-deux dans lequel nous nous trouvons depuis 1958, ce semi-libéralisme, mettons, est caduc : les signes en sont multiples.... Poursuivre la lecture

Avec le retour de la volonté présidentielle d’inscrire l’IVG dans le texte fondamental qu’est la Constitution du 4 octobre 1958, certaines critiques sont revenues sur le devant de la scène, notamment venant des conservateurs, qu’ils soient juristes ou non.

Sur Contrepoints, on a ainsi pu lire Laurent Sailly, à deux reprises, critiquer cette constitutionnalisation en la qualifiant de « dangereuse et inutile » ou plus récemment, Guillaume Drago dans le « Blog du Club des juristes », critiquer ce projet, reprenant pour ce dernier une publ... Poursuivre la lecture

Première partie de cette série ici.

Deuxième partie de cette série ici. 

Dans leur lettre de saisine, les requérants font mention de l’existence d’un « principe fondamental reconnu par les lois de la République » (ci-après PFRLR) selon lequel le jury populaire est compétent pour statuer sur les crimes de droit commun.

L’existence d’un tel principe fondamental conduirait nécessairement à l’inconstitutionnalité des cours criminelles départementales (ou CCD). En effet, celles-ci étant dépourvues de jury populaire, elles ne p... Poursuivre la lecture

Voir plus d'articles