David Ricardo est mort le 11 septembre 1823, il y a deux siècles exactement. Jean-Baptiste Say en personne lui consacra alors un article nécrologique :
« Cet homme éclairé, cet excellent citoyen, est mort dans la force de l’âge, au bout de cinq jours de maladie, à la suite d’une tumeur dans l’oreille. » 1
Moins connu qu’Adam Smith, Ricardo reste associé à la fameuse histoire du vin portugais échangé contre du drap anglais démontrant les vertus du libre-échange. Mais le choix même de cet exemple arbitraire, ne correspondant à aucune réalité, illustre la méthode paradoxale d’un économiste dont les apports restent très discutés, voire très discutables aux yeux de certains.
On a pu parler de « mythe ricardien ».
De Quincey voyait en lui l’apôtre de la vérité. John Stuart Mill exaltait ses « lumières supérieures » à celles d’Adam Smith. Luigi Cossa le considérait, pas moins, comme « le plus grand économiste de ce siècle » (entendons le XIXe siècle). Mais d’autres se montraient plus critiques. Pour Joseph Rambaud, et ce n’était pas un compliment, Ricardo a été « le métaphysicien de l’économie politique ».
En effet, le marxisme s’est emparé de certaines propositions de Ricardo, notamment la valeur travail, « pour les travestir et pour asseoir sur elles les plus dangereux et les plus subtils sophismes. »2.
Et d’une certaine façon, l’économie telle qu’elle est présentée en France (et dans les documentaires d’Arte) ressemble beaucoup à du ricardisme pour les mal-comprenants.
Financier audacieux, écrivain timide
Ricardo tenait son patronyme peu britannique d’un négociant juif d’origine hollandaise « qui le destina, dès l’adolescence aux affaires, mais qui l’abandonna bientôt parce qu’il désapprouva sa conversion au christianisme. »3
Ce fils de financier qui fit fortune en bourse et mourut millionnaire, « passa de la spéculation lucrative à la spéculation désintéressée ». La lecture d’Adam Smith, faite un peu par hasard, décida de sa vocation. La crise des finances publiques en Angleterre lui donna l’occasion d’écrire une brochure en 1809 sur Le haut prix des lingots, preuve de la dépréciation des billets de banque qui établit sa réputation.
Son œuvre maîtresse, Des Principes de l’économie politique et de l’impôt est publiée en 1817 un peu malgré lui. Ricardo « circonspect et timide », « qui n’a pas reçu l’éducation d’un homme de lettres, se défie de son aptitude à exprimer clairement ses pensées, écrit péniblement, et hésite à publier » 4
C’est James Mill, le père de John Stuart Mill, qui le pousse à écrire, tout comme à entrer au Parlement en 1819.
Ricardo parlementaire écouté
Selon Jean-Baptiste Say, Ricardo devait être « dans le Parlement, un homme indépendant de tous les partis. Il ne savait pas ce que c’était que d’avoir une opinion de position ; c’est-à-dire de voter pour ce que l’on sait injuste, et de repousser ce que le bien du pays veut qu’on adopte, simplement en raison de la situation où l’on se trouve.[…] Ricardo n’était pas ce qu’on appelle un orateur ; mais comme il ne parlait que sur ce qu’il savait bien et ne voulait que ce qui était juste, il était toujours écouté. »
Dunbar a noté ce curieux paradoxe5 :
« Quand il parlait devant une assemblée, Ricardo puisait largement dans sa vaste et profonde connaissance des faits de la vie, les utilisant pour illustrer, confirmer son argumentation ; mais dans ses Principes de l’Économie politique, les mêmes questions sont traitées avec une singulière exclusion de tout rapport avec le monde actuel qui l’enveloppe. »
Ricardo et la distribution des richesses
Les Français font à Ricardo les mêmes reproches qu’à Adam Smith concernant la forme.
« La rédaction de son livre est médiocre ; le plan est informe » mais aucun ouvrage n’a eu « sur les lecteurs de langue anglaise principalement, une influence aussi profonde et aussi durable. »6
L’auteur a clairement défini l’objectif de son livre dans une lettre à Malthus du 10 octobre 18207 : « la recherche des lois qui déterminent le partage du produit entre les classes qui concourent à sa formation ».
Ricardo divise la population en trois classes : les propriétaires du sol qui bénéficient de la rente, les capitalistes qui récupèrent les profits, et enfin les travailleurs qui reçoivent des salaires.
L’économie politique devient théorique
Avec Ricardo, à la différence de Smith, l’économie politique devient une théorie détachée de la pratique, qui a pour objet des lois sur la distribution naturelle des richesses. En cela, il se rapproche des économistes français du XVIIIe siècle, des physiocrates, comme de Turgot.
Condorcet avait exprimé, avec sa clarté habituelle, cette volonté d’une science des lois héritée des Lumières8 :
« Quelles sont les lois suivant lesquelles ces richesses se forment ou se partagent, se conservent ou se consomment, s’accroissent ou se dissipent ? […] Comment dans ce chaos apparent, voit-on néanmoins, par une loi générale du monde moral, les efforts de chacun pour lui-même servir au bien-être de tous, et, malgré le choc extérieur des intérêts opposés, l’intérêt commun exiger que chacun sache entendre le sien propre et puisse y obéir sans obstacle ? »
Jean-Baptiste Say s’efforce de réaliser ce programme dans son Traité d’Économie politique (1803).
Au fatras confus de Smith, plein de digressions et de contradictions, se substitue un arrangement logique des matières, comme le reconnaît Ricardo. Il y voit ce qu’il y cherche : « une exposition de faits généraux, constamment les mêmes dans des circonstances semblables ».
Ricardo, théoricien déductif
Lors des longues promenades qu’il aimait à faire avec Ricardo, James Mill va lui donner des leçons de méthode et le goût de l’abstraction. C’est par sa médiation que l’économiste découvre les idées de Jean-Baptiste Say, notamment sa loi des débouchés. Cette influence de Mill sera aussi décisive que funeste aux yeux de certains. La métaphore euclidienne fait, par là, son entrée dans le langage de l’économie politique.
Le succès Des Principes de l’économie politique et de l’impôt tient au fait que Ricardo est un théoricien déductif. Il part des principes pour en tirer un ensemble de déductions logiques débouchant sur une théorie générale de la répartition.
La valeur repose ainsi pour Ricardo sur le seul travail :
« Nous avons regardé le travail comme le fondement de la valeur des choses, et la quantité de travail nécessaire à leur production comme la règle qui détermine les quantités respectives des marchandises qu’on doit donner en échange pour d’autres » même s’il doit reconnaître qu’il puisse y avoir « dans le prix courant des marchandises quelque déviation accidentelle et passagère de ce prix primitif et naturel. »
Une théorie de la valeur rigide
Cette théorie de la valeur, très rigide, néglige, par exemple, le rôle joué par l’utilité dans la demande. Jean-Baptiste Say fait remarquer9 :
« Quand M. Ricardo dit qu’un produit vaut toujours ce que valent ses frais de production, il dit vrai, mais que valent ses frais de production ? Quel prix met-on aux services capables de produire un produit appelé une livre de café ? Je réponds qu’on y met d’autant plus de prix… que les services propres à produire du café sont plus rares et plus demandés. »
Pour Ricardo, le prix du travail, c’est-à-dire le salaire, repose sur le coût des subsistances : « c’est celui qui fournit aux ouvriers, en général, les moyens de substituer et de perpétuer leur espèce, sans accroissement ni diminution. » Ainsi donc une « hausse du prix de ces objets fera hausser le prix naturel du travail, lequel baissera par suite de la baisse des prix. »
Il n’y a rien là de très nouveau que l’on ne trouve déjà chez Turgot ou Adam Smith, et qui sera repris par Marx. Certes, David Ricardo, optimiste par inadvertance, affirme que le prix naturel du travail peut tendre à la hausse « parce qu’une des principales denrées qui règlent ce prix naturel tend à renchérir, en raison de la plus grande difficulté de l’acquérir », à savoir le blé en raison de la mise en culture de terres de moins en moins fertiles.
Ricardo pessimiste
Le prix courant du travail dépend de l’offre et de la demande, et peut ainsi se maintenir plus haut que le prix naturel, mais « dans la marche naturelle des sociétés, les salaires tendront à baisser […] car le nombre des ouvriers continuera à s’accroître dans une proportion un peu plus rapide que la demande. » De plus, la hausse des salaires en argent peut en réalité masquer une diminution du salaire réel si elle n’est pas proportionnelle à celle du prix des marchandises.
Pour Ricardo, l’entrepreneur (ou plutôt le capitaliste) réalise un gain qu’il partage uniquement avec ses ouvriers : si les salaires s’élèvent, les profits diminuent, et réciproquement. Mais là aussi, le pessimisme est de rigueur. « Les profits tendent naturellement à baisser, parce que, dans le progrès de la société et de la richesse, le surcroît de subsistances exige un travail toujours croissant. »
David Ricardo n’envisage nullement qu’une augmentation du revenu de l’entreprise puisse permettre à l’entrepreneur d’avoir un profit accru tout en payant des salaires plus élevés. Le monde ricardien est un monde malthusien soumis à la double malédiction de la loi de la population, et de la loi de la rente foncière.
De Ricardo à Marx
La loi des rendements décroissants, comme le note H. Denis, mène à la lutte des classes10 :
« La dynamique abstraite de Ricardo marquera en traits de plus en plus durs l’opposition des intérêts, l’insolidarité grandissante des classes ; elle creusera, si j’ose dire, de plus en plus profondément, l’abime de l’inégalité et aboutira, sans ses conclusions logiques ultérieures, à un déchirement, à un contraste absolu, où la classe des propriétaires dont la rente aura atteint la limite extrême en résorbant tout le produit net, se trouvera en présence de celles des travailleurs dont le salaire sera désormais enchaîné à un minimum inflexible. »
C’était ouvrir un boulevard à toutes les théories socialistes.
C’est bien le reproche que lui faisait Frédéric Bastiat qui rejetait ce « pessimisme, à la fois géométrique et glacial ». Dans cette approche ricardienne, l’accroissement de la population amène inéluctablement « opulence progressive des hommes de loisir, misère progressive des hommes de travail. »
Refusant le travail comme mesure de la valeur, Bastiat devait tâcher de lui substituer une autre définition, le prix du service rendu. Ainsi, les richesses ne s’échangent plus entre elles, seuls les services sont l’objet de l’échange et ont une valeur.
Loi de la rente foncière et théorie des prix
David Ricardo a beaucoup contribué à la théorie du prix en démontrant que le prix unique qui se forme sur un marché repose sur le coût le plus élevé de la marchandise nécessaire à l’approvisionnement de ce marché.
Say avait ainsi résumé cette loi de la rente foncière dans la nécrologie de 1823 :
« Le profit que fait un propriétaire foncier sur sa terre, c’est-à-dire ce que lui paie son fermier, ne représente jamais que l’excédent du produit de sa terre sur le produit des plus mauvaises terres cultivées dans le même pays. »
Ainsi, la rente des terres les plus favorisées est d’autant plus élevée que l’excédent de travail appliqué aux terres les moins favorisées est plus considérable.
Ricardo invente ainsi paradoxalement le raisonnement à la marge dont les marginalistes, partisans d’une théorie subjective de la valeur, feront leur miel plus tard !
Avec Ricardo, l’économie tourne le dos à l’observation
Pour John Kells Ingram11, l’influence de Ricardo a perverti la méthode économique :
« La science fit fausse route et tourna le dos à l’observation : elle chercha à renverser les lois des phénomènes ; à les tirer, par un jeu de logique, d’un petit nombre de généralisations hâtives. »
Ricardo, étudiant la valeur, néglige ainsi l’importance de la demande et exagère celle de l’offre. Étudiant la rente agricole, il se préoccupe plus de la fertilité des sols que de la distance au marché, il ne songe pas assez à l’influence du progrès susceptible de neutraliser la hausse progressive des denrées agricoles, etc.
Aussi pour Leroy-Beaulieu, « les disciples aveugles de Ricardo ne voulant voir en action dans le monde que la loi découverte par leur maître, sont arrivés à des observations et à des prévisions que tous les faits contemporains ont déjoués. »12
Un chef-d’œuvre de théorie déductive
Pour un de ses zélateurs13, « tout en n’ignorant pas que l’utilité est le fondement, mais non la mesure de la valeur, il formula la théorie classique du coût de production et celle du coût comparatif dans les échanges internationaux ».
Malheureusement, « s’étant servi du concept, mal déterminé, de la quantité de travail, qui s’identifiait pour lui avec les dépenses de production (y compris l’influence du capital), on en a tiré la théorie socialiste pseudo-ricardienne du travail cause unique de la valeur ».
En somme, même les admirateurs de David Ricardo conviennent que, dans son œuvre, trop de choses restent incomplètes et « mal formulées ». Les socialistes ont ainsi tiré de la notion de salaire naturel, la loi d’airain du salaire réductible au minimum des subsistances pour faire vivre les ouvriers et leurs familles.
« Au total, la théorie de la Répartition de Ricardo, est un chef-d’œuvre de théorie déductive mais qui, comme toutes les théories déductives, repose sur des propositions insuffisamment démontrées, et, en fin de compte, inexactes. »14
- Les Tablettes universelles, 27 septembre 1823, p. 23-26 ↩
- Rambaud, Histoire des doctrines économiques, 3e édition, Paris 1909, p. 327 ↩
- Luigi Cossa, Histoire des doctrines économiques, Paris 1899, p. 320 ↩
- Élie Halévy, La Révolution et la doctrine de l’utilité (1789-1815), Paris 1900, p. 223 ↩
- Cité dans Revue d’économie politique, 1902, p. 287 ↩
- Bertrand Nogaro, Le développement de la pensée économique, Paris 1944, p. 77 ↩
- Revue d’économie politique, 1902, p. 283 ↩
- Condorcet, Progrès de l’esprit humain, 9e époque ↩
- Ricardo, Oeuvres complètes, éd. Guillaumin, 1882, ch XXX, p. 361 ↩
- Revue d’économie politique, p. 290 ↩
- John Kells Ingram, « Esquisse d’une histoire de l’économie politique, » Revue positiviste internationale, Paris 1907, p. 156 ↩
- Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, p. 732 ↩
- Luigi Cossa, op. cit., p. 324-325 ↩
- Bertrand Nogaro, op. cit., p. 132 ↩
Merci à l’auteur pour cette mise au point sur Ricardo.