Adam Smith vu par les libéraux français du XIXe siècle

Ce 5 juin 2023, nous célébrions le 300e anniversaire de la naissance d’Adam Smith. L’occasion pour Gérard-Michel Thermeau de revenir sur la réception de son œuvre par les libéraux français du XIXe siècle.

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Adam Smith vu par les libéraux français du XIXe siècle

Publié le 6 juin 2023
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Adam Smith, un nom banal et un prénom éminément symbolique. Ce 5 juin 2023, nous célébrions le 300e anniversaire de la naissance de celui qui est souvent considéré comme le père fondateur de la science économique. Nous célébrions, enfin, façon de parler. Qui célèbre aujourd’hui Adam Smith ?

Sa gloire paraît bien ternie aujourd’hui dans un monde de plus en plus antilibéral. Au XIXe siècle, le personnage et son œuvre étaient vus avec circonspection, voire aigreur, quand ce n’est pas avec dépit, par de nombreux libéraux français. À leurs yeux, Adam Smith avait tout emprunté aux Français et de toute façon, il avait été grandement amélioré par eux. Tel sera le sujet de cet article.

 

Adam Smith et les Lumières françaises

En effet, à cette époque, les Français ne peuvent s’empêcher de grogner contre un récit anglo-saxon exaltant à l’excès Adam Smith et faisant peu de cas de l’importance des Lumières gallicanes dans la naissance de la science économique. Comme le souligne Le Globe du 4 décembre 1824, « sans les économistes, son beau génie fut put-être demeuré impuissant ». Le terme économiste désignait, on le sait, les physiocrates au XVIIIe siècle.

L’ouvrage de Smith, De la Richesse des Nations, véritable jardin à l’anglaise, plein de digressions, ne correspond d’ailleurs guère à l’idéal géométrique du jardin à la française.

Le Moniteur industriel du 3 septembre 1846 affirme, non sans mauvaise foi :

« Nous ne pouvons nous empêcher de trouver au moins étrange cette passion enthousiaste que nos économistes professent pour lui, au détriment des auteurs français auxquels revient la priorité des idées. […] L’une des parties les plus saillantes de ce livre, c’est celle où l’auteur établit le principe de la division du travail : le mot avait été trouvé, la chose avait été développée dans l’article Art de l’ancienne Encyclopédie et dans plusieurs brochures du temps. Il y a là moins de détails particuliers à la fabrication ; mais aussi une vue plus haute, plus générale et une application plus féconde à tous les arts. »

 

Adam Smith et le docteur Quesnay

Début 1874, Michel Chevalier ouvre son cours d’économie politique au Collège de France en exposant la vie et les opinions d’Adam Smith, mais c’est pour mieux exalter le docteur Quesnay présenté comme le véritable fondateur de l’économie politique1. D’ailleurs, si Quesnay n’avait pas eu la mauvaise idée de mourir peu avant la publication de La Richesse des Nations, Adam Smith lui aurait dédié l’ouvrage. « La vérité est qu’Adam Smith fut le continuateur bien inspiré des physiocrates. »

Bien sûr, Chevalier prétend écarter tout question d’amour propre national, « la science est cosmopolite ». Et il doit reconnaître que « l’économie politique des physiocrates laisse à désirer quand on la compare à celle d’Adam Smith, par le rôle exagéré, exclusif que leur école faisait jouer à la terre dans la formation de la richesse… »

Les physiocrates considéraient l’industrie manufacturière comme stérile alors qu’Adam Smith « a réhabilité le travail des manufactures et du commerce ». Mais le fond commun aux uns et aux autres « consiste principalement dans le principe de la liberté du travail. »

 

Adam Smith et Condillac

Adam Smith « a séparé le métal pur de l’alliage auquel les physiocrates l’avaient associé ». Cette concession faite, Chevalier fait remarquer que cette même année 1776, Condillac publiait un volume intitulé Le Commerce et le Gouvernement considérés relativement l’un à l’autre « aussi bien écrit que bien pensé » où il « rectifiait plus complètement qu’Adam Smith l’erreur des physiocrates consistant à réserver la dénomination et la qualité de richesse pour les produits de la terre ».

Mais l’ouvrage français, lui, a sombré dans un oubli profond.

Chevalier ne peut s’empêcher de souligner qu’Adam Smith n’avait pas vu que « l’origine principale de la fécondité du travail » repose dans « l’intelligence humaine ».

Et enfin, flèche du Parthe, Michel Chevalier considère que le plus grand bonheur du livre de Smith « fut de trouver un homme tel que notre compatriote Jean-Baptiste Say » qui « en fit la matière d’un livre bien plus méthodiquement arrangé que la Richesse des nations et plus satisfaisant encore pour le lecteur ».

On l’aura compris, tout en écartant tout soupçon d’amour propre national, Michel Chevalier affirme qu’Adam Smith a presque tout emprunté aux Français et a été grandement amélioré par les Français.

 

Adam Smith et Jean-Baptiste Say

D’ailleurs, à l’occasion du centenaire de la Richesse des Nations de Smith célébré en grandes pompes à Londres en 1876, Léon Say, alors ministre des Finances, vient lire, en français, un discours. Il fait l’éloge de son grand-père, Jean-Baptiste, tout en rappelant le rôle joué par les physiocrates :

« Ces hommes, au milieu de beaucoup d’erreurs, avaient émis un grand nombre d’idées fécondes et avaient préparé pour ainsi dire, le terrain dans lequel Adam Smith devait jeter plus tard les semences de la vérité. »

Ce 31 mai 1876, le banquet du club des économistes anglais était présidé par Gladstone. Léon Say paya à sa façon son tribut à l’illustre Écossais2 :

« Au mois de novembre 1814, J.B. Say fit un voyage en Angleterre. Il visita Glasgow, il s’assit sur le fauteuil dans lequel Adam Smith avait professé. Il prit sa tête dans ses mains, voulant, c’était son expression, rapporter en France une étincelle du génie du maître.

Cette étincelle, il la rapporta en effet ; il en fit une lumière. Il réunit autour de sa chaire une foule d’hommes qui entendaient pour la première fois exposer les vrais principes de la science économique. Il créa une école : l’économie politique prenait dès lors racine. Elle avait droit de cité chez nous : elle était française. »

 

Adam Smith et Lavoisier

À l’occasion de ce centenaire, la Société d’Économie politique, sous la présidence de Michel Chevalier, crut devoir rendre hommage à l’Écossais, mais c’était pour le mettre en parallèle avec un Français. N’osant pas ressortir Condillac de la naphtaline, c’est Lavoisier qui fut mis en avant. On se demande bien ce que la chimie venait faire dans cette réunion d’économistes, si ce n’est apaiser l’amour propre national 3 :

« Adam Smith a fondé l’économie politique moderne, à peu près comme Lavoisier dans le même temps (en 1774) fondait la chimie moderne sur la méthode expérimentale et rationnelle qui est la base de toute vraie science. Non pas que ces deux grands génies aient créé de toutes pièces l’un la chimie, l’autre la science politique. Ils avaient eu des devanciers […] mais le mérite, la gloire de tous deux fut de renverser les théories a priori, les hypothèses arbitraires, du phlogistique en chimie, du système mercantile en économie politique.

Il n’y a point de hiatus dans la science, non plus que dans la nature : la chimie de Lavoisier, l’économie politique d’Adam Smith ont leurs racines dans le passé, et, si l’on peut ainsi dire, leurs rameaux dans ce qui devait être pour eux l’avenir, et qui pour nous est le présent ; mais ils ont formé – pour continuer la métaphore – le tronc de leurs sciences respectives, c’est-à-dire la science même. L’année 1776 où parut le beau livre de la Richesse des nations, est donc pour la science économique une date à jamais mémorable. »

 

Le déclin des idées libérales

Pourtant moins de dix ans plus tard, Léon Say ne se faisait déjà guère d’illusion sur le déclin des idées libérales dans son pays d’origine4:

« On lit encore, en Angleterre, les livres d’Adam Smith, qui sont classiques ; on connait sa doctrine et on la traite avec considération. Pourvu qu’elles ne soient plus vivantes, pourvu qu’elles n’inspirent plus le Parlement, on parle de ses opinions avec le plus profond respect. On peut dire de son œuvre qu’elle est reléguée dans un musée, où on la classe parmi les grandes conceptions de l’esprit humain ; … c’est un enterrement de première classe. »

 

Adam Smith n’a décidément rien inventé

Si L’économiste français du 25 septembre 1886 consacre un article à Adam Smith et les économistes d’aujourd’hui, c’est pour mieux le démolir.

La patrie de l’économie politique, ce n’est ni l’Angleterre ni l’Écosse : c’est la France.

Il cite au passage de plus lointains ancêtres dont un évêque du XIVe siècle, Nicole Oresme, et les mieux connus Vauban et Boisguilbert. Arthur Mangin met une fois de plus l’accent sur la « secte des économistes ».

Le docteur Quesnay, Vincent de Gournay, Turgot, Dupont de Nemours et le marquis de Mirabeau sont mis à l’honneur. La formule « Laissez faire, laissez passer » est attribué, rien moins, qu’à Gournay. La revue va plus loin encore. Par son Traité, Smith n’a nullement donné à la science un cadre, des divisions, une méthode. On ne saurait apprendre l’économie politique dans cet ouvrage car « il faut être déjà économiste pour lire avec fruit Adam Smith. » Ce n’est pas un traité d’économie politique, mais « une œuvre de philosophie politique et historique. »

Et puis, tare fâcheuse, l’ouvrage sert désormais d’argumentaire aux socialistes pour dénoncer « le régime du laisser-faire et de la libre concurrence (qui) aboutissent à l’asservissement et à l’abrutissement de l’ouvrier ».

 

Courcelle-Seneuil, admirateur d’Adam Smith ?

Courcelle-Seneuil pourrait donc passer pour un des rares admirateurs de Smith dans le monde du libéralisme français. En effet, il publie en 1888 un condensé de la Richesse des Nations. La vie d’Adam Smith y est présentée en une page.

Cet homme, dont la biographie est si courte, la vie si calme, qui n’eut ni passion, ni roman, ni fortune, ni héritiers, a cependant laissé une trace profonde dans l’histoire du genre humain, grâce à l’activité féconde et bienfaisante de sa pensée.

L’économiste français parait régler son compte à sa façon aux physiocrates :

« Les économistes français tenaient le premier rang et se vantaient même d’être en possession de la vérité, pendant qu’Adam Smith élaborait son grand ouvrage avec une ardeur patiente. Leurs travaux étaient son point de départ : il les étudiait avec soin, les critiquait et les surpassait par des études plus larges qui donnaient à l’économie politique une forme nouvelle et beaucoup plus compréhensive. »

Il ajoute sèchement : « ses prédécesseurs sont tombés dans l’oubli. » Il rejette l’accusation de plagiat faite à Adam Smith. « Ceux qui la posent ou n’ont pas lu les livres dont il s’agit, ou n’ont aucune connaissance des conditions du travail scientifique. » Même si Adam Smith a discuté avec Stewart, Quesnay, Turgot, Mercier de La Rivière ou Dupont de Nemours, « nous ne connaissons pas de livre de ce genre qui soit plus original et même plus personnel que le sien. »

Il ajoute ce point négligé par les contempteurs français de Smith :

« C’est ainsi qu’Adam Smith a tiré de son œuvre, de ses lectures, de ses conversations, non seulement avec les économistes et les philosophes, mais avec les marchands, les gens de métier, apprenant de chacun d’entre eux quelque chose et faisant la grande œuvre qui porte son nom et qui lui appartient en propre. »

 

Adam Smith et Turgot

Mais c’était trop beau pour durer. Au final, Courcelle-Seneuil nuance ses propos et reprend l’habituel refrain.

Adam Smith n’est pas le père de l’économie politique mais le « continuateur des physiocrates », il les a surpassés « sans effacer leurs travaux ».

Il compare enfin Smith à Turgot mais attribue au Français « un génie naturel supérieur, une intelligence plus prompte et plus pénétrante et un peu plus de chaleur d’âme. » Mais paradoxalement, le rang social de Turgot, plus élevé, explique sa faible postérité : « Turgot gaspilla sa vie dans l’exercice des fonctions publiques, tandis qu’Adam Smith concentrait la sienne dans des études qui ont été plus utiles… et ont élevé à sa mémoire un monument durable. »

Adam Smith a donc réussi là où Turgot a échoué.

Il y aurait lieu en effet de se pencher sur les destinées bien différentes du libéralisme français et du libéralisme anglo-saxon. Mais c’est là un autre sujet.

  1. Journal des Débats, 5 janvier 1874
  2. Le Globe, 11 juin 1876
  3. L’économiste français, 9 décembre 1876
  4. L’économiste français, 28 novembre 1885
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  • Avatar
    Alain Cohen-Dumouchel
    6 juin 2023 at 11 h 46 min

    Merci pour cet excellent article.
    Il est réconfortant de rappeler qu’il fut un temps ou français et anglais se disputaient la place du mieux disant libéral.

  • Les commentaires sont fermés.

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