Thomas Hobbes et la curiosité, ou pourquoi l’innovation est le propre de l’Homme

Qu’est-ce qui différencie l’homme de l’animal ? La curiosité et l’appétit de connaissance, nous dit Philippe Silberzahn.

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Thomas Hobbes et la curiosité, ou pourquoi l’innovation est le propre de l’Homme

Publié le 18 juin 2023
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Déterminer ce qui différencie fondamentalement l’Homme de l’animal est une question aussi ancienne que l’Homme lui-même, et les idées à ce sujet sont nombreuses.

Un éclairage particulièrement intéressant est fourni par le philosophe Thomas Hobbes pour qui la curiosité est l’une des rares capacités qui différencient les êtres humains des animaux. C’est cette curiosité naturelle qui explique pourquoi l’innovation est le propre de l’Homme.

Avec Machiavel, Thomas Hobbes fait partie des philosophes qui ont mauvaise réputation en raison de sa vision parfois pessimiste – certains diraient réaliste – de l’être humain. Dans sa volonté de décrire l’Homme tel qu’il est, et non tel qu’il devrait être, il évoque une caractéristique selon lui spécifiquement humaine, la curiosité, définie comme un « appétit de connaissance ».

Le concept de curiosité a été diversement apprécié dans la philosophie et la morale, signifiant soit une soif inappropriée d’informations (comme par exemple l’attrait pour les ragots), capturée par l’expression « la curiosité est un vilain défaut », soit un appétit intellectuel admirable représenté par l’image du lettré, du savant, et de « l’honnête homme ».

 

Futurs possibles

Pour Hobbes, la curiosité est à l’origine à la fois de la science et de l’égoïsme.

Elle pousse en effet les humains à envisager une vaste étendue de futurs possibles, et donc d’objectifs personnels. La soif de savoir les pousse à réfléchir aux relations causales potentielles et conduit à une anxiété pour le futur, qui à son tour « dispose les hommes à s’enquérir des causes des choses » – un cercle vicieux de prévisions et d’investigations craintives qui condamne tous les hommes à « un état semblable à celui de Prométhée », dans lequel leur cœur est éternellement « rongé par la crainte de la mort, de la pauvreté ou d’une autre calamité » qui pourraient advenir.

Car la curiosité fait naître la conscience du temps : elle amène à penser à ce qui pourrait se passer dans le futur. Une fois imaginable, l’avenir devient un motif de conflit et d’anxiété puisqu’il peut être insatisfaisant, et que le futur de mon voisin peut être plus favorable que le mien. Cette anxiété est étrangère aux animaux, car ils ne s’intéressent qu’à l’anticipation des schémas de causalité qu’ils ont déjà observés, et non à l’inférence de nouvelles possibilités à partir d’expériences passées.

Si la curiosité est définie comme un appétit de connaissance, Hobbes en propose une définition plus technique, qui n’est pas seulement un plaisir pour les causes, mais un appétit pour un type particulier de connaissance originale : celle des effets jusqu’ici inexpérimentés des causes connues (les moyens dont je dispose). Hobbes oppose en effet la curiosité pour les effets de causes connues (que puis-je faire avec ce bâton ?) à l’intérêt prudentiel pour les causes d’effets connus (comment puis-je capturer cette proie ?).

Selon Hobbes, ce qui diffère chez les humains est en effet l’intérêt pour des effets qui, en eux-mêmes, ne sont pas la cible d’une passion ou d’un appétit, autrement dit qui ne sont pas directement utiles.

En ce sens, la curiosité a un aspect gratuit tout à fait caractéristique que l’on ne retrouve pas chez les animaux. Un effet est poursuivi pour lui-même. On s’intéresse à ce qui peut advenir. Tous les animaux désirent connaître les relations de cause à effet qui sont pertinentes pour leur bien-être, et cherchent également les moyens d’effectuer des changements conformes à leurs objectifs. La faim pousse l’animal à chasser une proie. L’objectif détermine les moyens nécessaires à son atteinte (faim ->proie). Les objectifs restent relativement stables dans le temps, et les moyens également. Il n’y a pas d’innovation parce que les objectifs sont le point de départ et qu’ils changent peu. Le jeu est en quelque sorte fermé.

L’impératif d’utilité immédiate rend impossible l’innovation : il y a un problème à résoudre, on peut le résoudre de manière créative, mais seule sa résolution nous intéresse.

 

Connaissance désintéressée

La curiosité va donc au-delà de la connaissance intéressée.

Ce faisant, elle modifie le fonctionnement de la connexion des idées, remplaçant une structure téléologique (objectif éloigné qui détermine des moyens nécessaires pour l’atteindre) par un processus plus ouvert dans lequel l’objectif n’est ni la synthèse (définition des étapes d’une cause à un effet connu) ni l’analyse (le tracé des étapes d’un effet connu à ses causes), mais la découverte de nouvelles relations de causalité.

La curiosité, quant à elle, s’accompagne de la capacité, non seulement de se souvenir des relations causales observées, mais aussi d’imaginer tous les résultats possibles d’une cause donnée.

Hobbes écrit :

En imaginant une chose quelconque, nous recherchons tous les effets possibles qu’elle peut produire ; nous imaginons ce que nous pouvons en faire une fois que nous l’avons.

La curiosité conduit à la création de nouvelles associations.

Impossible de ne pas reconnaître ici l’approche entrepreneuriale de l’effectuation, selon laquelle un entrepreneur part de ses moyens disponibles et imagine les effets possibles.

Ce que Hobbes suggère, c’est que ce que nous décrivons comme une approche entrepreneuriale est en fait universelle. C’est une posture humaine au sens large qui existe depuis la nuit des temps. Autrement dit, l’innovation, au sens de l’exploration gratuite d’effets possibles nouveaux et inattendus, est un trait profondément humain.

L’être humain ne cherche pas seulement à résoudre des problèmes, il ne peut s’empêcher d’imaginer de nouveaux effets à partir des causes (moyens) dont il dispose.

Le chimpanzé prend une branche pour extraire les fourmis du tronc d’arbre, ce qui est une preuve d’intelligence. L’être humain résout aussi ce type de problème, mais il va au-delà et se demande ce qu’il peut faire avec cette branche : creuser un trou, taper sur son voisin, faire du bruit, apprendre à jongler, s’en servir de béquille, etc. Toutes ces considérations n’intéresseraient pas le chimpanzé, mais ouvrent de nouveaux possibles.

Le paradoxe est que cette recherche de connaissance désintéressée est celle qui s’est révélée la plus utile depuis les origines. L’être humain innove parce qu’il ne peut pas s’en empêcher et il ne peut pas s’en empêcher parce ce qu’il est curieux, et que la curiosité est sa nature. C’est un vilain défaut qui lui amène plein d’ennuis, mais c’est aussi une qualité extraordinaire qui explique pourquoi nous ne vivons plus dans des cavernes depuis longtemps.

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  • L’être humain se projette dans l’avenir au contraire du chimpanzés. Il a ainsi peur de cet avenir et de la mort ; jusqu’à avoir peur de ce qu’il y a après. Aussi, il invente des dieux puis un Dieu pour expliquer ce qu’il ne comprend pas et lui fait peur. La colère de Dieu s’abat sur lui lors d’une tempête, elle prend son enfant suite à une fièvre ou la faim, etc.
    Quelque part, il se rebelle contre ce qui semble être une fatalité et tente alors de comprendre son univers. Il crée ainsi des abris qui résistent à l’orage, recherche des remèdes contre la fièvre et analyse la nature pour faire des récoltes. Puis il s’organise pour repousser la mort le plus tard possible par l’alimentation, la médecine, le confort, etc.
    C’est là sa vraie démarche. Et petit à petit, il prend conscience de l’inexistence de Dieu : après tout, s’il croit en la vie après la mort, n’est ce pas par vanité ? « Je suis tellement intelligent que je ne peux pas mourrir définitivement ! « . S’il croit en Dieu, n’est ce pas  » par peur que s’il existe il soit banni du paradis parce qu’il n’y a pas cru « ? Et s’il croit en une religion, c’est parce qu’il a été élevé dedans.

    • L’humain innove en raison du rapport nous/eux. Seul avec les cerveaux les plus créatifs du monde, un groupe n’innovera pas ou peu (enfin si des innovations de plus en plus autodestructrices pour la société en question).

  • L’être humain se projette dans l’avenir au contraire du chimpanzés. Il a ainsi peur de cet avenir et de la mort ; jusqu’à avoir peur de ce qu’il y a après. Aussi, il invente des dieux puis un Dieu pour expliquer ce qu’il ne comprend pas et lui fait peur. La colère de Dieu s’abat sur lui lors d’une tempête, elle prend son enfant suite à une fièvre ou la faim, etc.
    Quelque part, il se rebelle contre ce qui semble être une fatalité et tente alors de comprendre son univers. Il crée ainsi des abris qui résistent à l’orage, recherche des remèdes contre la fièvre et analyse la nature pour faire des récoltes. Puis il s’organise pour repousser la mort le plus tard possible par l’alimentation, la médecine, le confort, etc.
    C’est là sa vraie démarche. Et petit à petit, il prend conscience de l’inexistence de Dieu : après tout, s’il croit en la vie après la mort, n’est ce pas par vanité ? « Je suis tellement intelligent que je ne peux pas mourrir définitivement ! « . S’il croit en Dieu, n’est ce pas  » par peur que s’il existe il soit banni du paradis parce qu’il n’y a pas cru « ? Et s’il croit en une religion, c’est parce qu’il a été élevé dedans.

  • Hobbes me fait penser à Descartes. L’animal-machine. Ce n’est pas un compliment.
    Qu’est-ce qu’on pouvait raconter comme âneries en ce temps-là !

  • Les animaux aussi sont « curieux » et capables d' »inventivité » et d' »innovation », relisez l’excellent article que pas plus tard qu’hier Contrepoints a repris de The Conversation sur ce sujet, les macaques du Japon et les patates douces, l’extraordinaire piège aux bulles des baleines etc : comme d’hab, Hobbes a tout faux !!! et puis cette « curiosité » était déjà chez Platon, et même chez Adam et Eve, rien de nouveau sous le soleil !!!

  • Article classique sur la différence entre animaux et humains , distinction déjà religieuse , mais distinction vaine , on pourra citer tous les philosophes du monde et au passage étaler sa culture livresque il ne faut jamais oublier que les plus grands penseurs cités ne pouvaient exprimer qu en foncions des connaissances et croyances de leurs époques . le progrès de la science influence les cerveaux les. mieux efficients mais les « soucis » ,(pour employer un euphémisme), de notre société démontrent que les masses n ont guère évolué ;les croyances , dictées par les traducteurs concurrents de la pensée divine, continuent d’ ‘affecter nos vies de tous les jours.Pire les masses démontrent, avec la nouvelle religion verte , que la raison est à géométrie variable voir refusée au nom des mantras du GIEC. Enfin il ya toujours confusion permanente entre religions et possibilité ,voir probabilité d une puissance Supérieure tant l ‘ingéniosite de la vie nous émerveille et nous échappe pour beaucoup

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