TalkTV, nouveau concurrent populiste de la BBC

Rupert Murdoch qui détient Fox News aux États-Unis a lancé fin avril TalkTV  avec le slogan: « Straight Talking Starts Here » (Et si enfin on parlaitvrai ?).

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TalkTV, nouveau concurrent populiste de la BBC

Publié le 30 mai 2022
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Il est un pays d’Europe où l’information télévisée échappe encore à une théâtralisation du débat politique inspirée des États-Unis. Ce pays n’est pas la France, où les professionnels au franc-parler, les commentateurs et les milliardaires en quête d’influence médiatique n’ont rien à envier à ceux de CNN, Fox News ou MSNBC.

Non, c’est bien au Royaume-Uni que la résistance aux news à l’américaine reste la plus forte. Un Britannique qui viendrait aux nouvelles après un sommeil de 40 ans trouverait (une fois le maniement de la télécommande assimilé) un format familier : présentateurs sobres, débats parfois animés mais toujours équilibrés, et souci de stricte neutralité sur les chaînes publiques (BBC, Channel 4) comme privées (ITV, Sky). Notre téléspectateur hypothétique découvrirait l’actualité en continu, mais cette innovation n’a pas changé la présentation : BBC News et Sky News se contentent de servir 24 h sur 24 un menu qui auparavant n’était disponible qu’à midi et le soir.

 

Rupert Murdoch attaque avec TalkTV

Rupert Murdoch a entrepris de mettre à jour la carte en la corsant considérablement. Le magnat australien, qui détient Fox News aux États-Unis et dont l’influence en Grande-Bretagne repose jusqu’ici sur la presse écrite, a lancé TalkTV fin avril avec le slogan : « Straight Talking Starts Here » (Et si enfin on parlait vrai ?)

Son présentateur vedette, Piers Morgan, n’est pas homme à mâcher ses mots. L’an dernier il a claqué la porte d’ITV après une altercation concernant les démêlés de Meghan Markle avec la famille royale et les troubles mentaux dont l’actrice affirmait souffrir.  « Je ne crois pas un mot de ce qu’elle raconte, » avait lâché Morgan, avant d’être réprimandé en direct par un collègue.

« Le journaliste le plus direct de Grande-Bretagne », comme le qualifie TalkTV, revient sur les plateaux avec Piers Morgan Uncensored. À l’instar de ses homologues américains ou français, Morgan prend nettement le parti des populistes dans la guerre des cultures.

Il a ouvert son show par ces mots :

« Avis à tous les wokes ultrasensibles et indignés permanents qui seraient tombés par hasard sur cette émission : elle va sérieusement vous énerver. Car je vais célébrer une chose que vous ne supportez pas : la liberté d’expression. Ici, toutes les opinions ont voix au chapitre. Je vais annuler la cancel culture. »

La formule est classique pour un talk show : après un monologue d’ouverture, Morgan accueille une succession d’invités avec lesquels il passe en revue les fléaux de ce monde : Vladimir Poutine, la vie chère, les énergies renouvelables, le poids de l’ultragauche…  Ce ne sont pas toujours des interviews de connivence. Sa conversation avec Donald Trump, clou du premier numéro, tourna au vinaigre dès que l’hôte osa affirmer que son ami américain avait perdu l’élection de 2020. Dans une édition suivante, Morgan dit ses quatre vérités sur le droit des femmes à un porte-parole des talibans.

Les grandes questions du moment – de la guerre en Ukraine à celle qui oppose des épouses de footballeurs – sont également abordées par les différents animateurs qui se relayent à l’antenne. Le public est souvent appelé à donner son avis par Twitter, email ou lien vidéo. Aucun reportage original, ni public ni salle de rédaction en arrière-fond, TalkTV fournit de l’opinion à forte dose et à moindre coût.

La chaîne n’est pas la première du genre en Grande-Bretagne. Cette primeur revient à GB News, lancée en 2021 avec pour bailleur de fonds le groupe américain Discovery et pour star Nigel Farage, tribun instigateur du Brexit. On y trouve les mêmes diatribes contre les élites hors-sol et les bien-pensants.  L’arrivée sur le marché de Murdoch, qui contrôle le premier groupe de presse mondial en capitalisation boursière, annonce-t-elle une foxification des news au Royaume-Uni ?  Assistons-nous à l’apparition d’une télévision décomplexée qui éclipsera la solennité à la papa incarnée par la BBC ?

 

Une réglementation britannique qui change

Pour répondre à ces questions, il faut comprendre la réglementation en vigueur.

La pondération traditionnelle de la télévision britannique n’est simplement pas le reflet d’une culture ou de mentalités. Le pays qui a inventé la justice accusatoire et l’art du pamphlet, où les débats parlementaires sont les plus houleux, la presse tabloïde la plus vigoureuse du monde démocratique n’est pas naturellement rétif au déchaînement des convictions. On peut penser qu’au contraire, en l’absence de dispositif juridique contraignant, Murdoch aurait établi Fox News à Londres avant New York.

Ce cadre repose sur le principe de due impartiality : toute radio ou télédiffuseur est tenu de présenter une pluralité d’opinions. L’autorité régulatrice, Ofcom, a longtemps appliqué une définition stricte de l’impartialité : celle-ci s’imposait aux animateurs eux-mêmes. La pugnacité leur était permise, à condition de traiter tous les interlocuteurs de la même façon. Au début des années 2010, Ofcom a reconnu que ce carcan n’était plus adapté à une ère numérique où la parole s’était libérée. Le présentateur fut dispensé du devoir de neutralité : le régulateur exigeait simplement une diversité des opinions exprimées à l’antenne par l’ensemble des intervenants, journalistes et invités confondus. Cet assouplissement a permis à des radios privées – notamment LBC – de proposer des phone-ins où des animateurs confrontent leur analyse à celle des auditeurs.

L’arrivée de GB News et TalkTV marque une évolution similaire en télévision. Nic Newman, spécialiste des médias à l’université d’Oxford, souligne que le modèle commercial de ces chaînes s’accommode parfaitement de l’exigence d’impartialité telle que la définit Ofcom. Tout d’abord, leurs têtes d’affiche sont davantage choisies pour leur talent polémique que pour leur étiquette politique. Ainsi, celle de Piers Morgan est incertaine : ses sorties contre le progressisme identitaire plaisent aux conservateurs, mais il a voté jadis contre le Brexit et n’hésite pas aujourd’hui à dénoncer les mensonges de Boris Johnson à propos des bacchanales de Downing Street.

GB News est davantage marquée à droite que TalkTV. Il suffit toutefois à un animateur aux opinions affichées d’inviter des personnalités du bord inverse pour rester dans les clous. De tels chocs sont même commercialement souhaitables. Le gros de l’audience, et donc des recettes publicitaires, que ces émissions attirent provient d’extraits postés sur les réseaux sociaux. Dans un univers où il importe davantage de frapper les esprits que de les éclairer, la prime n’est pas à l’analyse nuancée mais au clash qui tournera en boucle sur Twitter ou YouTube.

Si la réglementation a permis le décollage des nouvelles chaînes, elle en limite l’essor. Il leur est impossible de promouvoir une ligne politique à l’exclusion d’une autre. Cela interdit une dérive à l’américaine, où la Federal Communications Commission n’est constitutionnellement pas habilitée à réguler la parole – voire à la française, où les règles de l’Arcom (ancienne CSA) en matière de pluralisme, sur le papier encore plus astreignantes que celle d’Ofcom, restent largement lettre morte (en dehors des périodes électorales où elles ont force de loi). TalkTV enrichit certes le paysage audiovisuel britannique en y apportant une dose de controverse et de spectacle que beaucoup appellent de leurs vœux, comme l’évolution de la radio l’indique. Mais elle ne pourra pas se transformer en Fox ou en CNews.

 

Faut-il réguler le format des médias visuels ?

Il est important de noter que l’obligation de diversité politique semble elle aussi répondre à une demande. D’après une étude du Reuters Institute, la vaste majorité des Britanniques ne veut pas de chaînes d’information qui défendraient systématiquement leurs propres options : 76 % souhaiteraient un éventail de vues. Selon le même document, le chiffre est sensiblement le même aux USA (69 %).  Par ailleurs, les observateurs notent que la confiance dont jouissent les médias est élevée en Grande-Bretagne et abyssale aux États-Unis. Autrement dit, un régulateur serait nécessaire pour contraindre les diffuseurs à fournir le pluralisme que le public réclame !

Une telle conclusion peut sembler inacceptable d’un point de vue libéral. Comment des médias au contenu rigoureusement réglementé pourraient-ils mieux satisfaire une attente qu’une presse libre et concurrentielle ? Si on songe toutefois à l’importance que le libéralisme classique accorde au cadre juridique dans le bon fonctionnement des marchés, cette idée est moins paradoxale qu’elle en a l’air.  En France, l’un des représentants les plus éloquents de ce courant est Laurent Cohen-Tanugi, auteur d’un ouvrage aujourd’hui trop oublié, Le Droit sans l’État (1985).

Plus récemment, et dans le même esprit, l’Américain Jonathan Rauch a analysé les conditions de fabrication du savoir avec un essai au titre hayekien, The Constitution of Knowledge (2021). Pour Rauch, défenseur infatigable de la libre expression, la confrontation des points de vue ne conduit pas en soi à l’établissement des faits : chacun a droit à la parole, mais toutes les paroles ne se valent pas.  Pour trier le vrai du faux, un cadre institutionnel est indispensable, notamment à une époque où les réseaux sociaux amplifient la voix d’extrémistes aussi extravagants que minoritaires.

Les mécanismes imaginés par Rauch pour le journalisme ne sont pas étatiques : son modèle est l’autorégulation qui, au tournant du XXe siècle, a assis la crédibilité de la presse américaine. Mais on peut envisager qu’un organisme officiel, en matière de télévision au moins, puisse établir des normes adéquates, à condition que celles-ci portent sur des procédures et non sur le détail des contenus. Le régulateur français, avec son baromètre de la diversité recensant le sexe, l’ethnicité, le handicap et le niveau de précarité des personnes représentées à l’écran, fournit le prototype de l’intervention à la fois sourcilleuse et inopérante. La Grande-Bretagne montre la voie d’une réglementation audiovisuelle plus intelligente.

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