La cancel culture bientôt dans les universités belges

Il y a une volonté, au sein des universités belges, de combattre le sexisme ordinaire. Des conséquences lourdes et contre-productives.

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La cancel culture bientôt dans les universités belges

Publié le 4 mai 2022
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Le journal Le Soir a récemment publié une Carte blanche intitulée « Dans l’enseignement supérieur, ce sexisme toujours ordinaire… »

Les auteurs y indiquent qu’il serait grand temps de s’attaquer, sur les campus, au fondement des violences sexistes et sexuelles : le sexisme ordinaire. Il est question de compliments déplacés, de remarques en apparence anodines, qui seraient bel et bien du harcèlement sexiste et sexuel, et auraient un impact considérable sur la santé mentale des personnes concernées, en grande majorité des femmes. Le problème se poserait entre autres parce que la portée de ces propos pourtant destructeurs est encore trop souvent minimisée.

Il faudrait donc que les établissements d’enseignement supérieur fassent de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles une priorité. Ce qui devrait inclure pour l’ensemble de la communauté universitaire, des formations sur la place du sexisme ordinaire dans le continuum des violences, une meilleure protections des victimes, et, bien sûr, des procédures disciplinaires qui pourraient être prises à l’égard de membres du personnel concernés1.

Ce projet est profondément problématique

Le sexisme ordinaire, concept flou, fait partie de ce que l’on a appelé les micro-agressions, définies comme étant les comportements quotidiens pouvant être perçus comme dénigrants ou importuns. Comportements qui, si on suit les auteurs de la Carte blanche devraient être inclus dans la notion de harcèlement sexuel2, et faire l’objet de plaintes et de procédures disciplinaires.

Pour illustrer le problème je vais référer à un article sur le même sujet, publié sur le site de la RTBF le lendemain. On y interroge une ancienne étudiante de droit qui explique que :

« Tout le monde vit [ce sexisme], je pense qu’une différence par rapport à mes camarades c’est que moi j’identifiais ces violences : c’était des agressions à travers des blagues, des non-représentations. […] On parle d’UN juge, UN avocat, UN notaire, nous ne nous sentons pas représentées. »

Ce qui signifie donc d’une part que certaines blagues et les « non-représentations » devraient être considérées comme des agressions et des violences, mais que le fait que celles-ci ne soient pas identifiées comme telles par la plupart des étudiants devrait changer. (Cette prise de conscience devant mener, probablement, au dépôt de plainte.)

Selon une autre intervenante, ce sexisme ordinaire se réfère à la fois aux petites phrases anodines mais méchantes et aux phrases gentilles mais délétères.

Selon Tania Van Hemelryck, l’inspiratrice de la carte blanche, l’impact sur la personne est important : elle se sentira dévalorisée, déshumanisée même parfois, et il y aura des répercussions insidieuses sur sa santé mentale.

On voit donc qu’en utilisant l’argument de la santé mentale des victimes, des blagues3, des phrases anodines, voire mêmes des phrases gentilles, pourraient être considérées comme du harcèlement sexuel ; qu’il faudrait encourager les victimes à dénoncer ces faits, et les autorités académiques à les punir.

Le sexisme ordinaire est une notion potentiellement totalitaire

Il est proche du principe selon lequel le privé serait politique, en vertu duquel les actes les plus banals, comme par exemple des propos tenus autour de la machine à café, s’ils sont perçus comme offensants envers les femmes, pourraient justifier l’ouverture d’une enquête à votre sujet. On voit mal comment l’association d’une culture de la dénonciation avec cet impératif répressif pourrait mener à autre chose qu’à l’établissement d’un climat de terreur dans les universités, préjudiciables à tous et en particulier à la liberté académique.

Le plus étonnant dans la publication de cette Carte blanche est que ces propositions ont déjà été mises en application sur les campus aux États-Unis, avec des résultats désastreux. Pour quelle raison vouloir transposer en Belgique ce qui a été un échec à l’étranger ? J’ai déjà évoqué dans un article précédent le climat de dénonciation et de répression des délits sexuels dans les universités américaines sous l’administration Obama (agressions sexuelles, viols)4, et de sa conséquence, la persécution des innocents et la discrimination envers les accusés de sexe masculin (discrimination sexuelle telle qu’affirmée depuis lors par des tribunaux aux États-Unis).

Nous sommes ici face à l’équivalent de l’autre volet de la politique de l’administration Obama sur les campus : la répression du harcèlement sexuel associée à une expansion extraordinaire de sa définition. Avec pour impact, en plus d’injustices individuelles envers les accusés, une réduction marquée de la liberté d’expression à travers l’apparition d’un climat de peur dans les universités.

Selon Greg Lukianoff de l’association FIRE5 :

« Un glissement sémantique autour du concept de harcèlement a trop souvent transformé la législation anti-discrimination en une réglementation du langage, représentant l’une des plus graves menaces pour la liberté d’expression sur les campus. Si vous comprenez comment cette législation a été transformée en un code d’expression et utilisée pour poursuivre des professeurs, vous pourrez comprendre en gros comment fonctionne de nos jours la censure sur les campus. »

Lukianoff explique qu’en 2013 le Département américain de l’Éducation a émis une directive définissant le harcèlement sexuel de façon très large comme « toute conduite ou propos importuns de nature sexuelle ». Il explique comment la notion de harcèlement s’est ensuite étendue du domaine sexuel à toutes les minorités protégées (selon la race, la religion, etc.). Le résultat étant que les universités définissent désormais le harcèlement comme les conduites importunes ; et tout ce que les étudiants n’aiment pas est potentiellement importun.

Suit une liste d’exemples parmi d’autres :

– un professeur a été reconnu coupable de harcèlement sexuel pour avoir abordé des sujets sexuels dans le cadre d’un cours sur les conséquences de la lutte contre la drogue.

– une femme professeur a été licenciée pour harcèlement sexuel après avoir utilisé occasionnellement des mots grossiers et fait référence au sexe en préparant ses étudiants à une carrière dans l’enseignement.

– des étudiants en journalisme ont fait l’objet d’une enquête de dix mois pour harcèlement sexuel après avoir écrit un article satirique le premier avril décrivant l’intention de construire sur le campus un bâtiment en forme de vagin.

– sans oublier le cas connu de Laura Kipnis. Ce professeur a écrit un article critiquant la politique de répression sexuelle dans les universités en la qualifiant de paranoïa sexuelle (Sexual paranoia strikes academe). Cet article a fait l’objet d’une plainte au fédéral par des élèves sur base de la législation de lutte contre les discriminations, en conséquence de quoi une enquête a été ouverte par l’université sur son compte. Elle a finalement été exonérée après une procédure de deux mois, mais cette situation illustre que les concepts de discrimination et de harcèlement sont devenus absurdes au point de pouvoir être utilisés contre quiconque critique leur propre application.

Selon R. A. Epstein, au sujet de l’université de Yale :

« L’extension du harm principle6, si elle est appliquée à tous les propos, signifie que quiconque s’offusque reçoit un droit à réprimer les paroles d’autrui, voire même un droit de veto. Quand on en est arrivé là, plus personne ne peut parler. »

Pour éviter ce risque, le principe de tolérance requiert de suspendre l’utilisation de sanctions formelles contre les paroles déplaisantes. Dans le cas contraire apparaît un incitatif extrêmement dangereux : permettre à quiconque d’exagérer son indignation, et de l’utiliser comme un moyen de contrôler les propos d’autrui.

Selon John McWhorter (parlant du climat en 2020 postérieur à la mort de George Floyd7) :

« Pendant des mois j’ai reçu des messages quasi-journaliers de professeurs terrorisés par le danger que représentaient pour leur carrière leurs opinions, incompatibles avec les valeurs de la gauche woke. […] Ce que révèlent ces messages est une culture de la peur, très rationnelle, parmi ceux qui sont en désaccord, même léger, avec celle-ci. »

Greg Lukianoff répond à cet article en disant :

« … cela démontre un autre problème : la cancel culture8 et les plaintes abusives pour harcèlement peuvent se combiner et devenir une facteur puissant, à la fois de censure pure et simple, mais aussi d’auto-censure académique insidieuse. »

On peut donc voir que ces politiques de lutte contre le harcèlement (à travers lesquelles il faut le reconnaître, ce sont bien souvent les accusés qui sont les victimes réelles d’une autre forme de harcèlement qui ne dit pas son nom) ont été accompagnées sur les campus américains d’un climat de peur, hostile aux idées sortant du cadre des dogmes woke. Les universités ont ainsi été progressivement dominées par une monoculture d’extrême gauche, portée sur les campagnes d’inquisitions basées sur la condamnation morale de personnes ou d’idées9. Cette atmosphère est bien sûr aux antipodes de la liberté d’expression et donc très peu propice au développement des idées et des sciences.

On peut arguer que cette polarisation idéologique sur les campus aux États-Unis a fini par s’étendre à la société tout entière à travers la normalisation des théories de l’oppression des femmes et des minorités, et à été l’un des facteurs ayant mené à la polarisation de la vie politique, désormais elle aussi caractérisée par des campagnes de condamnation morale basées sur l’indignation10, les attaques personnelles11, etc.

Voilà les raisons pour lesquelles je suis déçu par cette Carte blanche, à laquelle se sont pourtant associés des noms prestigieux. Je ne pense pas qu’en 2022 il y ait urgence à dénoncer, investiguer et punir, des blagues, des compliments ou des petites phrases anodines jugés offensants, sur les campus ou ailleurs. Les règles de la politesse sont suffisantes pour cela. Je pense par contre qu’il faut sans tarder se préparer à protéger le pluralisme, la liberté d’expression et les droits des innocents.

 

  1. ou des étudiants, car si le sexisme ordinaire est sanctionné, on voit mal pourquoi le règlement se limiterait aux membres du personnel.
  2. La définition belge du harcèlement sexuel inclut par exemple les « propos ou comportements à connotation sexuelle ayant pour effet la création d’un climat offensant ». Selon les termes de l’article, il faudrait inclure le sexisme dans la définition du harcèlement sexuel appliquée dans les universités belges, c’est-à-dire incluant les propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste (comme c’est déjà le cas en France). Le sexisme est un terme mal défini se prêtant à d’innombrables interprétations, ce qui selon moi aurait pour conséquence une explosion des accusations abusives.
  3. Ce qui semble être un abus du harm principle, principe fondamental selon lequel les préjudices que l’on fait subir à autrui sont la limite de notre liberté. En considérant l’être humain (ou dans ce cas-ci, la femme) comme ultra-fragile, on peut en effet justifier à peu près toutes les atteintes à la liberté en les présentant comme des moyens d’éviter d’hypothétiques préjudices, comme par exemple dans ce cas-ci, des atteintes à la santé mentale. Une attitude alternative respectueuse des libertés, serait de d’insister sur la volonté et la résilience des individus, selon l’adage ce qui ne me tue pas me rend plus fort. Dans une société d’individus libres, chacun est responsable de ne faire appel aux autorités que dans les cas qui le justifient réellement.
  4. ce qui serait, en transposant en Belgique, l’équivalent américain de la campagne #BalanceTonFolklore
  5. Foundation for Individual Rights in Education, dont la mission est la défense des droits individuels dans l’enseignement.
  6. Voir note 3. Les préjudices que l’on fait subir à autrui sont la limite de notre liberté.
  7. Depuis 2020, la fixation de la gauche progressiste aux États-Unis est passée des relations entre les sexes aux relations raciales. Les concepts sont comparables, et sont une transposition de notions révolutionnaires marxistes déployées de façon parallèle sur de nouvelles dimensions. Le prolétariat opprimé est remplacé par les femmes pour les féministes, par les noirs pour les anti-racistes. La bourgeoisie (les oppresseurs) par les hommes ou par les blancs. Le capitalisme (le système d’oppression qu’il faut renverser) par le patriarcat ou par la suprémacie blanche. La classe (forme sociale source de l’oppression) par le genre ou par la race, etc.
  8. Je définirais la cancel culture comme étant une tendance à exclure du débat public toute personne ou opinion divergeant d’un certain consensus. Les méthodes utilisées, comme l’explique Lukianoff, sont une combinaison de plaintes formelles (pour harcèlement, mais aussi agression sexuelle, racisme, discrimination, etc.) et de méthodes informelles comme des pétitions, des campagnes de presse ou dans les médias sociaux, etc. L’existence de sanctions officielles (que ce soit par la création de nouveaux délits ou l’extension de la définition de délits existants) est un puissant adjuvant pour la cancel culture car celles-ci donnent un cachet de légitimité aux campagnes visant à exclure telle ou telle personne. (A. B.)
  9. Situation que l’on peut en réalité faire remonter aux années 1990, décennie durant laquelle on a beaucoup parlé du développement du politiquement correct dans les universités américaines. L’opinion générale à cette époque était que ce problème y resterait confiné. Comme on peut le voir trente ans plus tard, cela n’a pas été le cas.
  10. voir #Metoo, la mort de George Floyd, etc.
  11. voir les campagnes de presse contre Donald Trump depuis sa candidature à l’élection présidentielle de 2016.
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  • L’Espece humaine est composée d’individus male et d’individus femelle. Contester cet réalité fondementale qui fixe en partie notre existence méme, est la mainfestation d’individus parfaitement tarés, abrutis, malades qui représentent un danger gravisime pour le reste et le devnnir de l’espéce.
    Faut arrete d’essayer d’excuser les fous dangereux au pretexte de Causer de sexisme. Le sexisme, qui est de fait plus généralement la « gestion » des relations entre male et femelle est le mecanisme fondemental de la vie. Pas un outils de mise en valeurs des malades mentaux.

  • On parle d’UN juge, UN avocat, UN notaire, nous ne nous sentons pas représentées. »!!!!Quel dommage que cette mode n’ait pas existé lorsque, vêtu de kaki par l’état, je faisais LA sentinelle à la grille de la caserne…ignorant que j’étais de ne pas me sentir représenté!!

    • on peut aussi dire qu’on parle d’UN éboueur sans que ça n’émeuve grand monde – ni au passage la faible féminisation du métier. C’est étonnant !

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