Draghi plateforme biface : taux sans risque et prime de risque

Le message plus accommodant qu’attendu de la BCE n’a convaincu qu’une partie du monde de la macro-finance : la population « taux sans risque ». L’autre partie est restée bien plus sceptique : la population « prime de risque ».

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5:00 PM - Buzek meets Mario Draghi, the Governor of the Bank of Italy credits european parliament (CC BY-NC-ND 2.0)

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Draghi plateforme biface : taux sans risque et prime de risque

Publié le 30 mars 2019
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Par Karl Eychenne.

Le message plus accommodant qu’attendu de la Banque Centrale Européenne est anecdotique, aussi bien sur la forme (TLTRO III, taux maintenus en 2019, révision baissière du scénario économique), que sur le fond (tensions commerciales, Brexit, Chine…).

Ce qui compte, ce sont les messages perçus par les deux populations qui composent l’univers de la macro-finance :

  • la population « taux sans risque »
  • la population « prime de risque »

Idéalement, Mario Draghi souhaiterait que son message accommodant satisfasse les deux populations. Dans ce cas, les deux seraient d’accord pour recevoir une moindre rémunération : baisse du taux sans risque et baisse de la prime de risque. Cela avait bien fonctionné durant le whatever it takes (2012). Mais hier, la population « prime de risque » a paru bien plus sceptique.

Du marché biface à Mario Draghi

En économie, un marché biface est un marché qui nécessite l’existence de deux types de clientèles différentes, et d’un intermédiaire : la plateforme (voir les travaux de Jean Tirole et Jean Charles Rochet). On pense à un média, interface entre le lecteur et l’annonceur ; on pense à la carte bleue, interface entre le vendeur et l’acheteur ; on pense à un site de rencontre, à un jeu vidéo, etc.

Dans tous les cas, la plateforme assure un service pour lequel elle demande à être payée, mais pas par les deux parties. Précisément, elle assurera la gratuité à la partie la plus sensible à une hausse des prix, par exemple les personnes qui surfent sur Google, et fera payer la partie la plus dépendante de l’autre partie, par exemple les annonceurs sur Google.

Mais que vient faire Mario Draghi dans cette affaire ? Eh bien lui aussi doit assurer le rôle de plateforme entre la population « taux sans risque » et la population « prime de risque ». Il assure une certaine fluidité financière entre ces deux populations interdépendantes, mais qui n’obéissent pas aux mêmes critères de décision.

Vient alors la question qui fâche : qui va payer pour l’autre ? En temps normal, cela dépend du cycle économique :

  • si ça va bien, la population « sans risque » paie (hausse du taux sans risque) et la population « prime de risque » ne paie pas (ou plutôt elle paie moins, baisse de la prime de risque) ;
  • si ça va mal, la population « sans risque » ne paie pas (taux à 0) et la population « prime de risque » paie (hausse de la prime de risque).

Quand Mario Draghi marchait sur l’eau

Durant le fameux épisode du whatever it takes, Mario Draghi avait réussi l’exploit de ne faire payer personne, puisqu’on observa alors une baisse du taux sans risque et une baisse de la prime de risque, suite aux mesures annoncées. Ces deux mouvements expliquèrent alors l’appétit de tous les investisseurs pour l’ensemble des actifs financiers, risqués comme non risqués.

Mais il y a une subtilité, Mario Draghi n’est pas une plateforme comme les autres : il propose, mais ce sont les populations « taux sans risque » et « prime de risque » qui disposent. Ainsi, tout dépend de la réaction des intéressés :

  • si la population « taux sans risque » reste sourde, alors cela signifie par exemple qu’elle ne profitera pas des conditions avantageuses proposées par la Banque Centrale Européenne pour emprunter ;
  • si la population « prime de risque » reste sourde, alors cela signifie par exemple qu’elle continuera d’exiger un supplément de rendement important pour accepter détenir des actifs risqués plutôt que des actifs sans risque.

Ainsi, si le whatever it takes avait si bien fonctionné, c’est parce que les deux populations avaient été convaincues par le message de Mario Draghi qu’il était donc possible que personne ne paie. Mais il y avait alors quelques effets pervers…

Les pervers effets secondaires

Lorsque tous les prix des biens sont proches de zéro, on a du mal à faire la différence entre un bien qui en vaut la peine, et un autre qui ne vaut pas grand-chose.

Il en va des biens comme des investissements : si vous pouvez investir à coût quasi-nul aussi bien en actifs financiers qu’en actifs physiques, vous courez le risque d’acquérir des actifs qui ne rapportent rien. De toute façon, le risque est faible puisque le coût de refinancement reste quasi-nul : il n’y a plus de purgatoire financier, bons et mauvais sont logés à la même enseigne.

En théorie, on parlera d’aléa moral, de passager clandestin : lorsqu’il est impossible de discriminer entre quelqu’un qui joue le jeu et quelqu’un qui « profite du voyage », on prend alors le risque de se retrouver dans des équilibres non optimaux tels que décrits par la théorie des jeux, où les parties choisissent finalement des options qui ne sont pas les meilleures pour l’ensemble, mais les protègent contre une trop forte déconvenue.

Sur le plan macro-économique, la fermeture du purgatoire financier serait même à l’origine de la faiblesse de la productivité d’après un certain courant de la pensée économique. En effet, de bons investissements sont certainement faits, qui ont un effet positif sur la productivité. Mais puisque les mauvais investissements sont également « permis » par l’absence de discrimination par les prix, alors il existe également un effet négatif sur la productivité.

De même, la fameuse destruction créatrice avancée par un certain courant de la pensée économique aurait été empêchée de déployer ses ailes, créant à volonté, mais sans détruire personne. La mutation vers une économie plus avancée, plus productive, ne pouvait donc pas fonctionner. Cette mauvaise nouvelle est même une double mauvaise nouvelle puisqu’on comptait justement sur le rebond de la productivité pour compenser une plus faible croissance de la force de travail : sans ses deux moteurs, la croissance du PIB potentiel est donc condamnée à rester faible.

Le retour du réel et de la prime de risque

Mercredi, le discours de Mario Draghi n’a manifestement pas produit l’effet miraculeux escompté sur les deux populations : le taux sans risque a baissé, mais la prime de risque a monté. Ainsi la population « taux sans risque » a bien été convaincue, mais pas la population « prime de risque ».

À vrai dire, les risques que la population « taux sans risque » ne soit pas convaincue étaient assez faibles : taux de refinancement à 0 % pour 2019 et peut-être davantage… Par contre, la population « prime de risque » avait des raisons d’être davantage sensible à la révision fortement baissière du scénario économique.

En fait, le problème des mesures préventives c’est qu’elles rassurent ou qu’elles inquiètent, à la différence des mesures prescriptives qui, elles, rassurent tout le temps. Dans le cas du whatever it takes, on était alors en mesure prescriptive puisque la BCE réagissait à des risques qui prenaient forme. Dans le cas d’hier, le tournant accommodant annoncé est une mesure préventive puisqu’elle n’est finalement fondée que sur des « peut-être que ».

Conclusion : qui paiera ?

Mario Draghi n’est pas la seule plateforme biface de la planète finance, il peut compter sur ses homologues de la Fed ou de la Boj. Mais aujourd’hui, tous manquent d’arguments pour convaincre les populations « taux sans risque » et « prime de risque » que personne ne paiera.

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  • Biface, SuperMariole serait le nouveau Januspater de l’Union Européenne, nouvelle figure divinisée présidant au commencement et à la fin de toute politique européenne, soldant le passé (les dettes noyées dans l’impression monétaire) et ouvrant l’avenir (une future croissance hypothétique à base de taux nuls) ?

    Et pourquoi pas, la BCE serait un Janicule métaphorique, point privilégié offrant une vue panoramique (le pouvoir absolu) sur toute l’Europe ?

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