Le jeu vidéo comme outil de propagande

Le marché du jeu vidéo égale, sinon dépasse, celui du cinéma. S’il existe des milliers d’ouvrages sur les dérives possibles du cinéma en matière de propagande, c’est moins le cas dans le domaine des jeux vidéos. OPINION

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Dual Shock 4 By: Leon Terra - CC BY 2.0

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Le jeu vidéo comme outil de propagande

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 5 janvier 2019
- A +

Par Emmanuel Brunet Bommert.

Cet article contient un certain nombre de révélations concernant le scénario de Life is Strange, God Will Be Watching et The Red String Club.

Les jeux vidéos sont des œuvres artistiques. On peut considérer le média comme une sorte d’aboutissement des arts du spectacle. Après tout, la seule chose qui restait encore impossible à l’artiste, c’était d’impliquer le public au point qu’il fasse lui-même partie de l’œuvre. Qu’il soit « dans le rêve » et non plus un spectateur passif. L’écriture dépend de l’esprit du lecteur et l’utilise pour donner une forme à l’illusion. Le théâtre donne vie à la narration, au-delà des préconceptions du spectateur, par le moyen d’une représentation sur scène. Le cinéma permet de s’affranchir des limites de la scène et de contrôler la structure même de l’image. Le jeu vidéo offre la possibilité d’être un acteur de cette narration, les actions ayant une influence sur son déroulement et en déterminent l’issue.

Le cinéma et le jeu vidéo partagent quelques-uns de leurs codes, mais le second peut aller au-delà du premier. Il échappe à la linéarité du récit, là où un film devra se contenter d’une ligne droite allant du début vers la fin. Seulement voilà, pour bien comprendre la puissance évocatrice du jeu vidéo, on ne peut pas le réduire à l’ersatz d’un autre art. Il faut l’analyser à part. Avant tout et même si cette affirmation peut paraître contre-intuitive de prime abord, tous les jeux vidéo sont d’abord des jeux de rôle. Le joueur endosse toujours un « rôle » spécifique. Qu’il s’agisse d’une personne ou d’une chose plus abstraite. On est pilote dans un jeu de course du type d’un Formula 1. On agit comme un soldat dans un FPS comme un Battlefield. On se fait général dans un jeu de stratégie tel qu’un Total War.

Le joueur participe à l’expérience

Le joueur fait partie intégrante de l’expérience. Dans une œuvre cinématographique, la narration avance jusqu’au générique de fin, indépendamment du spectateur. Dans un jeu, elle dépend de son succès. En conséquence, ses réussites en tant que joueur et en tant que personnage se confondent. Les obstacles sont aussi problématiques pour l’utilisateur que pour ce qu’il est censé incarner. L’échec implique la stagnation ou le retour en arrière. En conséquence, tous les jeux ont accès à un puissant levier psychologique : ils peuvent récompenser et punir. Là où cette aptitude devient intéressante pour un éventuel propagandiste, c’est lorsque le succès du joueur passe par la prise d’une décision conforme au message qu’il veut faire accepter. Auquel cas, l’utilisateur est d’autant plus incité à favoriser une décision précise, puisqu’il l’a déjà prise en simulation.

Cela ne signifie pas que si on ne lui offre des choix violents, il le deviendra forcément. L’esprit est tout à fait capable d’ignorer la forme que prend le message qu’on veut lui faire accepter. Toutefois, si on ne lui donne que des choix où les décisions possibles sont orientées d’une certaine façon, alors il tendra à croire qu’il s’agit d’une bonne option chaque fois que cette situation se présentera dans la réalité. Si un jeu détermine telle ou telle action comme étant « mauvaise », en offrant une alternative admissible, le fait que le joueur décide par lui-même d’avancer dans le sens de la narration va renforcer d’autant plus la puissance du message dans son quotidien. Un film peut faire croire en une idée, mais un jeu vidéo a le pouvoir de faire accepter cette idée comme venant de l’utilisateur lui-même.

Le joueur décide d’accepter ce qu’on lui propose et, puisque l’option a donné lieu à son « succès », il en tire un résultat positif. L’idée qu’on lui présente prend donc toute la force de cette réussite. L’effet se ressent bien plus encore dans les jeux de gestion, de stratégie et plus généralement tous ceux où les décisions du joueur modifient la narration ou l’issue. Si une œuvre est conçue de telle façon que les règles de l’économie échouent et que celles qui correspondent aux idéaux du propagandiste fonctionnent, le joueur va apprendre ces principes comme des vérités.

Les jeux de gestion sont évidemment touchés par un tel effet, puisqu’ils insinuent que les décisions exécutives sont les seules qui ont du sens et que sans l’intervention d’une autorité supérieure, rien ne peut changer de lui-même. En conséquence, le pouvoir est l’unique entité dont l’action a de la valeur, l’individu n’étant pas capable d’agir spontanément. La série des Anno, et les « City Builder » comme Simcity et autres Cities: Skylines sont des cas d’école en la matière, puisque les habitants de ces univers se laisseront littéralement dépérir si le joueur n’intervient pas pour leur tenir la main. Un jeu vidéo est au moins aussi efficace en tant qu’outil pédagogique qu’en tant que technique de démagogie.

Impact de la propagande

C’est d’autant plus vrai dans les œuvres dont la narration offre des choix et prendra en compte les décisions du joueur, ne serait-ce qu’en apparence. Dans ce cas, si certains choix mènent inévitablement vers la pire issue possible, l’utilisateur est incité à privilégier ceux qui correspondent à la volonté du développeur. Un jeu peut se permettre de tricher, puisqu’il offre à son utilisateur la possibilité de réussir quelque chose qui le mènerait à la ruine dans la réalité. L’impact de la propagande sera d’autant plus efficace si l’action qu’on le laisse accomplir a l’air d’être crédible. Après tout, les gens admettent aisément qu’il est impossible de voler en battant des bras et un jeu qui le permettrait ne les incitera pas plus à sauter d’un toit.

Par contre, s’il n’est pas possible de résoudre une situation sans utiliser la torture ou que la seule réponse à un dialogue qui ne conduise pas à une catastrophe est la plus lourde de sens sur le plan moral, la décision marquera l’esprit et va donner plus de valeur à ce choix précis. Dans le premier cas, on est incité à considérer que la torture est non seulement une solution admissible, mais surtout la seule qui soit efficace. Dans le second, le jeu nous force par la répétition d’un message à admettre sa morale comme étant la nôtre, puisque les décisions sont venues de nous. Le joueur en viendra à assimiler que ce qu’on lui propose est la seule issue possible vers la réussite. C’est de la rééducation, purement et simplement.

Sacrifier pour nos croyances

On peut utiliser comme exemple pour cette affirmation l’excellent Life is Strange, du développeur français Dontnod. Quelles que soient vos décisions, la seule finalité possible implique le sacrifice de quelqu’un. C’est la nature dudit sacrifice qui déterminera l’issue. Néanmoins, comme il n’existe aucune autre option que de faire ce sacrifice, celui-ci est donc mis en avant en tant la seule option morale valide. Le sacrifice n’est pas seulement nécessaire, il est justifié. Dans le contexte de l’œuvre, un tel choix scénaristique se comprend. Seulement, la question qu’il implique pour le joueur n’est pas négligeable et participe à lui faire assimiler cette idée dangereuse qu’il existe des situations où sacrifier un tiers pour nos croyances est admissible.

Les jeux Gods Will Be Watching et The Red Strings Club, des espagnols de chez Deconstructeam entrent aussi dans cette catégorie. Tous deux donnent le choix de prendre, ou non, certaines décisions spécifiques mais déterminent par avance lesquelles sont admissibles comme étant « moralement supérieures ». Or, dans les deux cas, chaque fin proposée conduit au sacrifice du joueur. Qui plus est, les décisions à l’intérieur même du jeu forcent de toute façon l’utilisateur à n’admettre que les réponses mises en avant par le développeur. Dans le cas de Gods Will Be Watching, l’ensemble des choix possibles sont sans importance puisqu’au final, tout est vide de sens – y compris le génocide d’un milliard de gens. Dans The Red String Clubs, le libre arbitre est une illusion et, dans ce contexte, altérer cette illusion par la mise en place d’un système oppressif n’est pas une option inadmissible par défaut, tant que ledit système agit pour le bonheur de la population. C’est au contraire la volonté de rester libre qui devient suspecte !

Dès lors qu’on ne peut réussir que d’une façon déterminée d’avance, le cadre limitant l’action va influer sur la mentalité des utilisateurs et tendra peu à peu à faire accepter une idée. Un joueur influençable reconnaîtra ce qu’on lui a appris à croire en jeu et tendra donc à l’appliquer partout ailleurs. En cela le pouvoir de subversion des œuvres vidéoludiques est bien plus insidieux que celui du cinéma, parce qu’il ne fait pas que montrer quelque chose qu’on est libre de croire ou non, comme le réussirait un bon cinéaste d’état, mais parce qu’il met le joueur dans une situation où il va se devoir s’obliger lui-même à accepter cette croyance.

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  • Bonjour
    C’est vrai que la plupart des jeux, en particulier les « city builder’ sont illiberaux, le joueur étant un démiurge dont tout dépend.
    La série Caesar est un modèle de tyran urbanistique. Le joueur décide de chaque destination de terrain. A Hidalgo en rêve..

  • Bel article. J’apprécierais plus de critiques de ce style sur un médium qui absorbe trop de mon temps.
    SI le jeu vidéo est une forme d’art, alors il est inévitable que les convictions des auteurs le façonnent et soient absorbées par le joueur, consciemment ou non. Mais il est vrai que le rapport immédiat au jeu (contrairement à d’autres supports) ne facilite pas la réflexion.
    Il faut aussi garder à l’esprit que pour avoir un impact, le jeu doit se conformer aux ressorts dramatiques « classiques ». Mettre en place le sacrifice du personnage dans lequel le joueur s’est investi, c’est s’assurer d’un impact émotionnel fort à condition que ce soit cohérent avec l’arc narratif (Mass Effect 3 anyone?)
    Je m’inquiéterais particulièrement de l’effet « PC » dans la mesure où l’industrie vidéoludique est assez vulnérable aux agissements des activistes PC, et va donc se retrouvée forcée d’acquiescer à leurs délires et de collaborer plus ou moins activement. A noter toutefois qu’un jeu vidéo peut bénéficier d’une controverse au même tire qu’une autre œuvre (ex: je n’aurais peut-être pas acheté Kingdom Come sans la ridicule controverse des clowns se plaignant de l’absence de diversité ethnique dans un jeu se passant au moyen-âge en Tchéquie.)

    • Du coup, en cherchant sur Kingdom Come, je suis tombé sur le « GamerGate », ça va déjà super loin en fait…….

    • @Pangzi
      Bonjour et bonne année,
      « Je m’inquiéterais particulièrement de l’effet « PC » dans la mesure où l’industrie vidéoludique est assez vulnérable aux agissements des activistes PC »
      ARG !!! Nous risquerions de ne plus avoir de jeux du style FALLOUT 3 où un robot clame : « Le communisme, c’est la mort ! » Liberty Prime.
      De plus dans ce jeu, à la fin, il est possible, pour sauver les « Terres Désolées de la Capitale », de se sacrifier, de sacrifier un compagnon trouvé en route, un autre refusera tout net, ou de laisser en plan le bidule. Chaque décision à ce moment crée une fin différente. Les premières fois que j’y suis arrivé (j’ai dû faire 10 parties de FO3) quand je sacrifiais mon personnage, il était mort et le final du jeu se mettait en route : « La guerre ne meurt jamais ! », résumé de ce que deviennent les compagnons et les Terres Désolées de la Capitale, déroulement des crédits, puis menu principal. Sur la dernière version que j’ai, sur Xbox 360, une fois mon personnage sacrifié, le final passe et mon personnage se réveille dans un lit ; le jeu continue.

      Toutefois, j’ai joué à Mafia III, et fait les trois fins possibles.
      Le jeu est un G.T.A-like se passant fin 60’s, avec une bonne grosse dose de « Black Power » et d’anti-occidental (blanc) bien primaire avec les bons rappels de la période d’esclavage bien évidemment, que ce soit à la radio (dans les autoradios de véhicules, ou les transistors des maisons ou bâtiments), ou dans les dialogues avec des P.N.J. Par contre il est très mixé socialement, ‘New Bordeaux’ est composée de « quartiers ethniques », le personnage que l’on campe est un afro-américain revenu du Vietnâm, qui donne à chacun sa part de pruneaux.

  • Panem et circenses mais en ôtant le pain !

  • Mais quel article débile.

  • Faut déjà être « innocent » pour confondre un jeu sur écran et la réalité. Si vous pensez que les jeunes les moins âgés confondent réalité et fiction, ce n’est pas vrai! Un enfant, même à 100% dans son jeux, répondra à l’appel de sa Maman pour aller goûter avant de retourner vers son monde imaginaire. Et ça ne donne pas 100% de débiles qui confondent leurs rêves et le réel, évidemment! C’est stupide!

  • Mon fils a été un peu surpris par cet article. Le jeu Life is Strange implique effectivement de sacrifier son ami à la fin pour éviter une tornade, mais le héros du jeu a sauvé ledit ami au début du jeu, et c’est la façon dont l’ami a été sauvé + le fait d’enquêter sur une disparition qui entraîne la naissance de la tornade.
    Relativisons les effets des jeux, les joueurs sont parfaitement lucides et ce qui est osé dans le jeu ne le sera pas dans la vie réelle. Sauf à avoir un grain qui s’exprimera, jeu ou pas. On peut même considérer que pouvoir exprimer de bas instincts dans les jeux vidéos permet de ne pas passer à l’acte dans la vraie vie.

  • Bof, influencer un joueur compulsif ne sert pas a grand chose ,le type est déjà perdu corps et âme pour la société..perdre son temps dans ces jeux idiots faut vraiment ne pas aimer la vie.

  • « Un joueur influençable … »

    Bin non. Il y a incohérence, là.
    Un joueur est influençable par définition, puisque comme le dit l’article, il doit entrer dans la narrative proposée. Autant parler d’une sombre obscurité noire !! Tautologie.

    Donc, ce qui pêche ici, est qu’on ne sait pas si :
    – soit il y a une prédisposition propre de l’individu à rester influencé après le jeu,
    – soit tout individu même critique fini par être influencé dans sa vie réelle.

    Cette précaution de l’auteur diminue son affirmation. Les joueurs influençables seront déjà convaincus par les voies traditionnelles.

    Et puis, pourquoi s’embêter avec des jeux quand l’élite américaine croit que 3 pubs écrites en russe suffisent à faire élire un président US ?

  • Les commentaires sont fermés.

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Nicolas Quénel est journaliste indépendant. Il travaille principalement sur le développement des organisations terroristes en Asie du Sud-Est, les questions liées au renseignement et les opérations d’influence. Membre du collectif de journalistes Longshot, il collabore régulièrement avec Les Jours, le magazine Marianne, Libération. Son dernier livre, Allô, Paris ? Ici Moscou: Plongée au cœur de la guerre de l'information, est paru aux éditions Denoël en novembre 2023. Grand entretien pour Contrepoints.

 

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