L’industrie vidéoludique est devenue de nos jours bien plus rentable que celle du cinéma ou de la musique (passant du milliard de dollars de revenus mondiaux en 1971 à 190 milliards en 2021). Elle a fait entrer des œuvres dans la culture générationnelle qui sont considérées de nos jours comme des classiques, que ce soit Pong, Space Invaders, Tetris, Pac-Man, Super Mario Bros., Sonic, Populous, Prince of Persia, Doom, GTA etc. C’est pourquoi il est judicieux de s’y intéresser sous le prisme de la diffusion culturelle, et notamment par les valeurs que certains produits peuvent véhiculer au fil de la complexité des scenarii ébauchés. Le Sorceleur (The Witcher) est l’un des plus récents d’entre eux et non pas le moins édifiant.
The Witcher est une trilogie (sans compter les produits dérivés) dont l’univers et les propos méritent qu’on l’appréhende de plus près.
C’est que le héros – ou plutôt anti-héros – est confronté à des choix qui ne sont pas binaires, et certaines de ses actions n’ont de réelle répercussion qu’à plus ou moins longue échéance, forçant à le responsabiliser : c’est le libre arbitre qui irrigue les actes du personnage. En outre, le monde fantastique dans lequel évolue ce dernier est confronté à des situations où la petitesse de l’individu face à la machine étatique implacable est cruellement mise en exergue, ce qui n’en donne que plus d’aura à chaque geste de résistance.
Commençons par le début : qu’est-ce que Le Sorceleur ?
C’est le cycle éponyme (Wiedźmin en langue originale) de plusieurs œuvres du romancier polonais Andrzej Sapkowski (1948) faisant la part belle à un mutant, Géralt de Riv (Geralt z Rivii), capable à force de dextérité aux épées (oui, au pluriel), de potions et de rudiments de magie à mener une lutte contre des créatures fantastiques envahissant un univers très similaire au Moyen-Âge européen.
La notoriété croissante de l’œuvre, commençant à déborder à l’étranger, incita l’éditeur de jeux CD Projekt, lui aussi polonais, à lui acheter en 2003 les droits d’adaptation sur ordinateurs et consoles.
Toute l’ingéniosité des scénaristes et programmeurs du studio sera, non pas de proposer la transcription vidéoludique des récits de Sapkowski, mais de prolonger au contraire son histoire à partir du dernier tome tout en conservant le ton (l’humour noir) et la cosmogonie (l’univers empreint de mythologie slave). Trois opus sortirent en 2007, 2011 et 2015 respectivement, alimentant une reconnaissance décuplée pour l’œuvre originale tout en la sublimant par un rendu fidèle et envoûtant.
The Witcher 3 est à ce jour le dernier épisode disponible, et a été salué par la critique du secteur comme une aventure interactive exceptionnelle. Il est vrai que ne cédant pas à la mode des mondes ouverts générés aléatoirement (de type Minecraft ou No Man’s Sky), les Witcher proposent un monde ouvert mais fini, permettant de la sorte une immersion dans un univers cohérent et plausible. Tout respire la vie dans les tribulations du Sorceleur : la météo est changeante, les jours ensoleillés font place aux nuits blafardes, les individus changent d’occupation selon l’heure du jour, les commerces ouvrent et ferment selon certains créneaux, les animaux s’égaient dans les forêts comme les plaines et les monstres pourchassent les malheureux s’écartant trop des chemins. Le tout dans un rendu quasiment photoréaliste. Le résultat : 50 millions d’exemplaires vendus !
En quoi Le Sorceleur dans la série vidéoludique est-il porteur de valeurs libérales ?
En premier lieu, et il le répète à satiété, il n’effectue rien gratuitement : il estime que le prix de son travail mérite une rémunération à la hauteur du risque. Nous sommes bien loin du preux chevalier désintéressé d’antan, place au réalisme budgétaire. Pis, l’intéressé assume sa réputation vénale, n’hésitant pas à relancer voire à menacer les récalcitrants refusant de bourse délier. Du reste, bien que sa tâche principale soit de traquer les monstres, il reste libre d’accepter ou non tout contrat affiché, et ce sans pénalité. Il lui est aussi loisible de l’accepter tout en le renégociant avec un coup d’œil sur la jauge d’exaspération de son interlocuteur.
Car oui, là aussi, le Sorceleur peut s’offrir de raisonnables ou confortables revenus en allant décrocher des contrats pour rendre service qui à un village, qui à un seigneur, et recevoir une récompense à l’aune de son labeur.
En d’autres circonstances, l’on peut apprécier le libre arbitre très poussé qui est laissé au joueur quant au personnage, lequel peut détourner le regard d’une scène de maltraitance voire même d’un lynchage, ou dans le cas contraire s’immiscer dans une rixe ne le concernant pas, ou encore volontairement chercher querelle à autrui.
Oui, cette notion de libre arbitre est centrale, et bien trop rare dans les ludiciels. En sus, lorsque la qualité rédactionnelle s’invite, c’est du pur bonheur tant on a l’impression de retomber dans un livre dont vous êtes le héros.
Mais Géralt de Riv, c’est aussi un individu pris dans l’étau de forces étatiques puissantes au sein d’intrigues dignes du Trône de Fer, ou Game of Thrones, de George R. R. Martin (1975). Ainsi, le troisième épisode relate l’avancée de l’Empire Nilfgaardien (prenant pour calque l’Empire espagnol du XVIIe siècle à l’étiquette rigoureuse et austère) vers des Royaumes du Nord fragilisés par le manque de cohésion militaire et les assassinats en série de têtes couronnées. Le joueur parcourt les villages ravagés, les villes assiégées, les champs parsemés de potences et les champs de bataille faisant la joie des charognards et des détrousseurs.
Le descriptif graphique, sonore et textuel fait ressortir combien le héros demeure insignifiant au sein de ces lieux et aux yeux des puissants. Géralt se rassure en combattant des monstres pour éviter de croiser la monstruosité du conflit en cours : la binarité des créatures (malveillantes ordinairement et amicales très occasionnellement) contraste avec les attitudes nuancées des belligérants comme des victimes. En certaines circonstances, se rapprochant d’administrateurs et de seigneurs, le « héros » devra résoudre des dilemmes dont le dénouement (toujours selon le choix opéré) sera parfois un moindre mal, et donnera généralement lieu à des saillies acerbes (à ce propos, la traduction française est de grande qualité). Le personnage joué n’est cependant ni un désabusé ni un cynique, il poursuit ses quêtes dans un univers chamboulé, à l’équilibre précaire, au sein d’une logique politique broyeuse d’hommes. Son credo d’homme libre l’autorisant en certaines circonstances à se jouer du pouvoir local ou national, emportant parfois l’ire des courtisans et le respect du dirigeant.
Ces rencontres avec le pouvoir sont en règle générale l’occasion d’échanges enlevés. Et d’ailleurs l’un des moments les plus cocasses est précisément où, tout affairé à résoudre une mission, le protagoniste principal, au détour d’une rue dans une ville, se voit stoppé dans son élan par un fonctionnaire du trésor. Ce dernier lui intimant de s’acquitter de son dû envers le souverain local au nom d’une litanie de lois et bien sûr selon un calcul alambiqué le tout dans un jargon administratif de premier choix. Ce passage est savoureux à souhait tant il explose les canons du genre. Il s’agit là d’une délicieuse satire du système d’imposition abscons et tentaculaire des régimes politiques, déconnecté des contingences du moment.
Un livre interactif focalisé sur les conséquences du libre arbitre
The Witcher 3 est un livre interactif qui fait la part belle à la réflexion sur l’individu, ses rapports à l’autorité, son libre arbitre dans un monde en mutation, sur le jeu des puissants qui bougent des populations comme des pions sur un échiquier, sur la futilité ou l’esprit critique des acteurs face au conflit, sur le système de courtisanerie, l’opportunisme politique etc. Il s’agit d’un ludiciel à l’esprit mature, où il faut prendre le temps de s’imprégner de l’univers dont le vernis fantastique masque en réalité une peinture aux couleurs brutes de nos sociétés à travers le temps. C’est aussi une œuvre où l’anti-héros démontre que le pire des choix est de laisser les autres le faire à votre place et que le prix de sa liberté est parfois d’opter pour le compromis sans la soumission.
Terminons cette ode au Sorceleur par l’information suivante : oui, l’œuvre de Sapkowski a aussi bénéficié d’une série sur Netflix en quatre saisons, et le moins que l’on puisse dire c’est que celle-ci y a été saccagée, dans la pure tradition de ce canal de diffusion adepte du wokisme débridé. À l’inverse de ce que CD Projekt a su faire, Le Sorceleur version Netflix a été plongé dans un plein tonneau de moraline pendant que les scénaristes ont déchiré les pages des différents livres pour les jeter dans le désordre sur l’écran sans les avoir préalablement parcouru du regard. Au grand dam de l’acteur principal Henry Cavill qui essaie péniblement de tenir la baraque branlante. Privilégiez plutôt le film d’animation Le Sorceleur : Le Cauchemar du loup (The Witcher : Nightmare of the Wolf) qui, sans être exceptionnel, rend bien mieux hommage sur nos écrans de télévision au personnage et à son univers.
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