Vive l’idiotie ! Principe de vie à l’usage des entrepreneurs et des managers

Etablir son existence par soi-même, c’est tout l’enjeu du monde moderne, pour les entrepreneurs comme pour les salariés. Une leçon de management à la lumière de l’enseignement du philosophe Clément Rosset.

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Vive l’idiotie ! Principe de vie à l’usage des entrepreneurs et des managers

Publié le 12 juin 2018
- A +

Par Philippe Silberzahn.

Un fameux entrepreneur donnait une conférence dans une école de commerce pour témoigner de son expérience. Lors de la séance des questions, sans doute impressionnée par son énergie, l’une des étudiantes lui demanda : « Comment gardez-vous l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle ? ». L’entrepreneur, très surpris de la question, réfléchit pendant une bonne vingtaine de secondes, un temps qui parut infini au professeur qui l’avait invité et qui en était très embarrassée, avant de répondre finalement : « Vous savez que c’est la vie, n’est-ce pas ? »

En effet c’est la vie, mais la vie a, semble-t-il, été extirpée de nos organisations modernes à tel point qu’il semble si évident de distinguer le travail et la vie : la vie sans travail d’un côté, le travail sans vie de l’autre. Or il n’y a pas de raison qu’il en soit ainsi. Saras Sarasvathy, une chercheuse d’origine indienne qui a développé la théorie de l’effectuation, regroupant cinq principes d’action entrepreneuriale, me confiait récemment que la beauté de l’entrepreneuriat est que pour l’entrepreneur cette distinction n’existe pas, ou ne devrait pas exister.

Cette distinction a pourtant des racines très anciennes, très profondes et beaucoup plus vastes que simplement liées au travail. Celles-ci se trouvent dans la pensée métaphysique reprise par le romantisme et finalement la plupart des courants philosophiques modernes, et assez naturellement dans le management moderne qui n’en est qu’une expression. C’est ce qu’explique le philosophe Clément Rosset, récemment décédé, dans un magnifique petit ouvrage intitulé Le réel et son double.

Rosset explique que la pensée métaphysique se fonde sur un refus, comme instinctif, de l’immédiat, du réel. L’immédiat n’est admis et compris que pour autant qu’il peut être considéré comme l’expression d’un autre réel, qui seul lui confère son sens et sa réalité. Cet autre réel, qui n’a bien sûr rien de réel, est un double que nous créons, une image idéale que nous aimerions atteindre, et à la lumière de laquelle nous jugeons notre réel véritable. La métaphysique, qui gouverne encore aujourd’hui toute notre pensée, est donc fondamentalement une dialectique de l’ici et de l’ailleurs, d’un ici dont on doute ou qu’on récuse et d’un ailleurs dont on escompte le salut.

Montaigne s’était déjà étonné de cette dualité. Il écrivait ainsi dans ses Essais :

Notable exemple de la forcenée curiosité de notre nature, s’amusant à préoccuper les choses futures, comme si elle n’avait pas assez à faire à digérer les présentes.

Mettre l’immédiateté à l’écart, la rapporter à un autre monde qui en possède la clé, à la fois du point de vue de sa signification et du point de vue de sa réalité, telle est donc l’entreprise métaphysique par excellence.

On observe cette attitude dans tous les actes de la vie, y compris dans le management : nous passons plus de temps à faire des plans pour l’avenir qu’à essayer de comprendre le réel. Nous préconisons aux grandes entreprises de penser comme Google et de désigner comme Apple sans leur demander de commencer par comprendre qui elles sont vraiment. Nous apprenons aux entrepreneurs qu’un projet commence par une idée et doit développer une vision alors qu’il commence par eux-mêmes ; nous apprenons à pleurer sur ce qu’on n’a pas plutôt qu’à partir de ce qu’on a. Nous apprenons à nier la vie et nous sommes surpris qu’elle disparaisse de notre quotidien.

À l’origine de cette dualité se trouve, selon Rosset, un dégoût du simple. Ce dégoût exprime seulement un goût pour la complication : à l’attitude simple, on préfère la manœuvre compliquée, même si le but visé est le même, et qu’on se prépare d’ailleurs à le manquer par cet excès de complication. Le dégoût du simple désigne en fait un effroi face à l’unique, un éloignement face à la chose même, face à la réalité. C’est une logique de fuite devant le réel.

Ce réel unique, c’est l’idiotès des Grecs, la situation particulière qui n’entre dans aucune norme, dans aucune case et qui se montre rétive aux généralisations et qui est le cauchemar des auteurs de manuels. L’œuvre de Rosset est une célébration de l’idiotie au sens premier du terme : partir de ce qui est et de ce qui en fait quelque chose d’unique. Il note d’ailleurs que le refus de l’unique n’est d’ailleurs qu’une des formes les plus générales du refus de la vie.

Réconciliation

La création d’un double a un but : se protéger du réel qui nous fait si peur en nous permettant de le fuir. Mais à force de se protéger, on finit par mourir. Désespérant d’être jamais soi-même, on devient ainsi un homme de papier. C’est pour cela que tant d’organisations modernes sont peuplées de morts-vivants. Comme le disait Céline :

La plupart des gens ne meurent qu’au dernier moment ; d’autres commencent et s’y prennent vingt ans d’avance et parfois davantage. Ce sont les malheureux de la Terre.

Car le réel a toujours raison au final. Comme le note Rosset, « les doubles se dissipent à l’orée du réel ». Il faut se réconcilier avec soi-même et le plus tôt est le mieux si on ne veut pas être un « malheureux de la Terre. »

Selon Rosset, toute pensée « raisonnable », à laquelle nous sommes formés depuis notre plus jeune âge fait un arrêt obligatoire, dans la conduite du raisonnement, du moment où l’on atteint la chose même, en distinguant ce dont on parle de ce qui est. Elle bute sur la réalité, et de là naît la fameuse césure entre la pensée et l’action, entre l’idée et la réalité, entre la vie professionnelle et la vie personnelle ; bref c’est de là que naissent toutes les dualités destructrices chères à Platon et à Descartes. Il existe toutefois un domaine où l’argument ne cesse pas, parce que la chose ne se montre jamais : et c’est justement mon domaine ; le moi, ma singularité.

La réconciliation de soi avec soi a pour condition l’exorcisme du double, sa destruction. Cela implique nécessairement le renoncement au spectacle de sa propre image. C’est évidemment difficile car ce double a très souvent pris la place du réel ; il est devenu notre modèle mental de référence au travers duquel nous appréhendons le monde.

Nous vivons dans une image de nous-même comme les humains du film Matrix : la sortie est forcément douloureuse ; il faut prendre la pilule rouge, souffrir beaucoup, et surtout dire adieu au goût du steak. L’angoisse de voir disparaître son reflet, son double, est en effet liée à l’angoisse de savoir qu’on est incapable d’établir son existence par soi-même.

Or, établir son existence par soi-même, c’est tout l’enjeu du monde moderne, pour les entrepreneurs comme pour les salariés. Comme le souligne Rosset dans un passage essentiel,

il faut donc que le soi suffise, si maigre semble-t-il ou soit-il en effet : car le choix se limite à l’unique, qui est très peu, et à son double, qui n’est rien.

L’unique, c’est à dire nous-même, est peut-être très peu, mais c’est ce que, entrepreneur ou manager, nous avons sous la main ; c’est ce à partir de quoi nous pouvons agir. Le reste nous sert à pleurer.

Il faut suivre Clément Rosset et supprimer ce double idéal qui nous étouffe pour partir de l’immédiat réel, de qui nous sommes, aussi imparfait cela nous semble-t-il. On retrouve bien en cela le premier principe de l’effectuation, « Faites avec ce que vous avez sous la main » que je traduis souvent avec l’adage « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ». Le réel vaut mieux que le double car seul le réel permet l’action. Dès lors que nous partons de ce que nous avons sous la main, il peut devenir infini, comme la vie est infinie.

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  • Article intéressant, mais un peu alambiqué, je trouve. Et il manque quand même l’antithèse, à savoir que cette « dualité » est la source *unique* de toutes les réalisations humaines et de la civilisation, et donc, de la capacité, justement, à se poser ces questions.

    Sans cette dualité et ce rejet de l’immédiat, pas de plans, pas de projets, pas de création, pas d’art, pas de sacrifice, pas d’imaginaire, pas d’espérance, pas de transcendance et donc, pas de civilisation. Juste un état de nature, animal (pourquoi pas d’ailleurs, les animaux sont sûrement très heureux)

    Seulement, on ne choisit pas cette dualité : c’est notre nature humaine profonde, c’est la tentation prométhéenne, avec tout ce qu’elle comporte de grandiose et de destructeur. C’est justement, fondamentalement, ce qui nous distingue de l’animal.

    Certes, cette tentation prométhéenne nous éloigne aussi de ce que vous appelez « la vie ». Beaucoup en souffrent certainement, et il est vrai que nos sociétés occidentales modernes vont peut-être trop loin dans cette direction. Alors où est la solution ? Sans doute dans une forme ou une autre de « voie du milieu », prônée aussi bien par les penseurs antiques que par les bouddhistes…

  • excellent article.

  • D’un autre côté, ce qui me plaît dans le présent, c’est l’infini potentiel dont il est entouré…

  • dans le même ordre d’idée le « nimportquoitisme » progresse à grands pas ?

  • Les commentaires sont fermés.

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