Éthique du soldat, éthique du marchand : sur le sacrifice du Colonel Beltrame

Que l’action du Colonel Beltrame puisse servir d’exemple à une jeunesse qui cherche sa voie, c’est indéniable. Mais il n’est pas le seul exemple, ni la seule voie à suivre.

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Éthique du soldat, éthique du marchand : sur le sacrifice du Colonel Beltrame

Publié le 29 mai 2018
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Par Philippe Silberzahn.

Comme beaucoup de nos compatriotes, j’ai été très ému par le sacrifice du colonel de gendarmerie Arnaud Beltrame qui s’est offert pour remplacer une femme otage au supermarché de Trèbes il y a quelques semaines. Tous les commentateurs ont souligné à juste titre la grandeur du geste. Qu’on ait appris ensuite qu’il ne s’était pas simplement sacrifié mais avait tenté de maîtriser le terroriste ne fait qu’ajouter au respect qu’on lui doit.

Le discours prononcé par Emmanuel Macron à l’occasion de l’hommage national qui lui a été rendu était juste, superbement rédigé et il n’y a rien à ajouter. À part quelques imbéciles, l’hommage a été unanime. Maintenant que l’émotion est retombée, nous pouvons toutefois nous interroger sereinement sur l’exemple que ce sacrifice nous donne.

Dans son discours d’hommage, le Président évoque la jeunesse et déclare :

Et je dis à cette jeunesse de France, qui cherche sa voie et sa place, qui redoute l’avenir, et se désespère de trouver en notre temps de quoi rassasier la faim d’absolu, qui est celle de toute jeunesse : l’absolu est là, devant nous. Mais il n’est pas dans les errances fanatiques, où veulent vous entraîner des adeptes du néant, il n’est pas dans le relativisme morne que certains autres proposent. Il est dans le service, dans le don de soi, dans le secours porté aux autres, dans l’engagement pour autrui, qui rend utile, qui rend meilleur, qui fait grandir et avancer.

Que l’action du Colonel Beltrame puisse servir d’exemple à une jeunesse qui cherche sa voie, c’est indéniable. Mais il n’est pas le seul exemple, ni la seule voie à suivre. Pour le comprendre, il faut faire un petit détour par les travaux de Gabriel Martinez-Gros, spécialiste de l’Islam médiéval, qui s’appuie sur la pensée d’Ibn Khaldoun, un penseur arabe du XIVe siècle.

L’État, les sédentaires et les bédouins : la théorie d’Ibn Khaldoun

Ibn Khaldoun vise à comprendre comment se crée la richesse dans la société agraire qui n’en crée pas spontanément. Martinez-Gros écrit :

La réponse, selon lui, c’est qu’il faut mobiliser la société artificiellement par la coercition. Le tribut qu’infligent les conquérants aux conquis, ou l’impôt qu’exige le pouvoir de ses sujets dans les temps ordinaires, sont les conditions premières de la prospérité. Ils permettent en effet une accumulation de la richesse et des hommes qu’on nomme la ville (la capitale), c’est-à-dire une concentration de demandes et de compétences qui ouvre la voie à la division du travail, à la diversification des métiers, et par là aux seuls gains rapides de productivité qu’on puisse concevoir dans une société agraire.

Il ajoute :

La tâche fondamentale et fondatrice de l’État, c’est en effet la collecte de l’impôt, qui permet la ville, la division du travail et l’enrichissement, ce n’est pas la guerre.

L’État Khaldounien (qu’il nomme empire) est donc pacifique par définition. L’empire civilise donc ses populations en leur interdisant la violence et en brisant leur solidarité, mais en leur offrant en échange toutes les protections souhaitables – militaire, policière, judiciaire, sociale.

Privés ou exemptés de la violence, les sujets de l’empire sont exclusivement assignés aux fonctions de production économique ou intellectuelle, qu’ils assurent d’autant mieux qu’ils s’y spécialisent. Martinez-Gros ajoute :

En les séparant de la violence, l’empire opère en effet la première de ces divisions du travail sur lesquelles se fonde la spirale de la prospérité des sociétés civilisées : la séparation et la distinction de ceux qui sont en charge de la production, qu’Ibn Khaldoun nomme sédentaires, et de ceux qui sont en charge de la violence, ou bédouins, terme qui n’a en rien ici le sens de ‘nomade’ mais plutôt de guerrier.

L’État se spécialise donc. Il réserve les fonctions de violence à des groupes réduits de soldats ou de guerriers qu’il acquiert dans les sociétés tribales, et il assigne au contraire l’immense majorité de sa population à des activités productives, créatrices de richesses. Il prélève l’impôt pour que ce système puisse exister.

Éthique marchande

La création par l’empire d’un cœur pacifié, désarmé et consacré à la création de richesse a eu un impact considérable ; elle est à l’origine du formidable développement de l’Occident à partir de la fin du Moyen-Âge. Martinez-Gros précise en effet que la richesse n’a pas pour l’essentiel été accumulée par l’impôt en lui-même ; celui-ci n’a été que l’outil permettant de créer les conditions de cette création de richesse qui provient pour l’essentiel de l’innovation et de la croissance du nombre et de l’activité des hommes.

Mais fondamentalement, cette création de richesses devient possible à partir de la fin de Moyen-Âge parce que les valeurs qui constituent l’éthique marchande deviennent acceptées et reconnues, et même encouragées. C’est la thèse de l’historienne Deirdre McCloskey dans son ouvrage The Bourgeois Virtues. McCloskey y distingue sept vertus : l’espoir, la foi, l’amour, la justice, le courage, la tempérance, et la prudence. Les trois premières (espoir, foi et amour) sont les vertus spirituelles. Les quatre autres (la justice, le courage, la tempérance, et la prudence) sont pour elle les vertus païennes. Parmi ces dernières, la justice permet l’équilibre social, le courage est la vertu des soldats et des aristocrates (comme l’illustre le sacrifice du Colonel Beltrame), la tempérance est la vertu des philosophes tandis que la prudence est la vertu des marchands et des bourgeois. Il ne s’agit donc pas d’opposer le courage, vertu suprême, à la prudence, qui serait en quelque sorte méprisable.

Le Colonel incarne l’éthique du soldat, qui fait preuve d’une vertu cardinale, le courage. Mais il y a d’autres éthiques possibles. Celle du marchand, en particulier, qui s’incarne dans une vertu particulière, la prudence. Pour fonctionner, une société a besoin que l’ensemble des vertus soit incarné dans un équilibre difficile à trouver. Une société qui ne serait composée que de soldats montrant leur courage ne serait qu’une nouvelle Sparte.

Le don de soi est donc admirable, mais la poursuite d’une passion ou la création d’une entreprise le sont tout autant. Bien sûr en France nous méprisons les marchands et la poursuite de l’intérêt personnel. Nous vénérons les soldats, surtout les grands conquérants.

Des millions de personnes visitent chaque année le tombeau de Napoléon, héros national et pourtant dictateur, fossoyeur de la République et boucher des peuples. Mais combien visitent les tombes de créateurs d’entreprises comme André Citroën, parmi tant d’autres, qui ont créé des milliers d’emplois et fait de notre pays une grande nation industrielle ?

C’est une vieille habitude française, sans doute un peu héritée du marxisme et du christianisme qui se rejoignent depuis toujours dans ce mépris du marchand. Et pourtant c’est grâce à l’éthique marchande et aux valeurs qu’elle met en avant que nous sommes riches et pacifiques, et que ce cœur impérial cher à Khaldoun peut fonctionner. C’est la grande réussite de l’Occident moderne que d’avoir réussi à créer cet équilibre khaldounien délicat entre un cœur pacifique et créateur de richesse et une frontière gardée par les soldats.

Selon Martinez-Gros, on peut d’ailleurs y trouver là une explication des attaques comme celle de Trèbes : notre monde moderne est en train de recréer des tribus pillardes, des confins barbares, d’abord et avant tout parce qu’il existe un monde à piller, un monde sédentaire au sens de Khaldoun, un monde éduqué, ouvert, attaché à produire et à échanger beaucoup plus qu’à se défendre. Le pacifisme intrinsèque de l’éthique marchande est une invitation au pillage que seul l’éthique du soldat peut protéger. D’où le deal occidental entre le marchand et le bédouin qui horrifie tant de nations bédouines… et tant de nos intellectuels.

Si la jeunesse cherche sa voie et a besoin d’exemples, il y a donc certainement celui du Colonel Beltrame, mais il y a aussi ceux d’entrepreneurs, d’artistes, d’intellectuels, d’artisans, de prêtres, bref de plein d’autres modèles qui chacun incarne des vertus différentes et importantes conditions de notre équilibre si riche, mais si fragile.

Le sacrifice du Colonel Beltrame a donc un sens, précisément parce qu’il se fait au nom d’une population qui a renoncé à la violence et a placé celle-ci entre les mains de spécialistes comme lui, et donc parce que cette population suit d’autres modèles et pratique d’autres vertus que lui. Son sacrifice a un sens parce qu’il protège ce choix d’autres vertus, et c’est précisément ce qui le différencie du sacrifice tout aussi courageux mais nihiliste du terroriste. La véritable leçon de son sacrifice n’est donc pas qu’il offre un modèle aux jeunes, mais que notre société offre une pluralité de modèles, que nul ne vaut plus qu’autre, et que c’est ce qui fait sa force.

L’ouvrage de Deirdre McCloskey : The bourgeois virtues: Ethics for an age of commerce. Voir mon article précédent sur l’importance des valeurs : Pourquoi ce sont les valeurs, et non les institutions, qui alimentent le changement. Deux ouvrages remarquables de Gabriel Martinez-Gros : Fascination du djihad – Fureurs islamistes et défaite de la paix et Brève histoire des empires.

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  • Bonjour
    Et Bravo, évidemment, à André Citroën, à Roland Moreno, et mille autres encore.
    Il n’est peut-être pas inutile, pourtant, d’établir une certaine distinction car les créateurs d’emploi et de richesses (et même d’œuvres d’Art) OBTIENNENT une rétribution, légitime ; tandis que le Colonel Beltrame a PERDU la vie comme les Poilus à Verdun (méprisés par les Généraux couverts de récompenses internationales) ou les Résistants ƒusillés par les S.S. ou les personnels soignants qui SE RISQUENT dans les zones d’épidémie.
    Mais aujourd’hui, un Président ose piétiner le parcours hiérarchique, et conƒérer, directement, à Karl Lagerfeld, le Rang de Commandeur de la légion d’honneur (2o1o) en déclarant « Ce ne serait pas juste d’obliger un homme aussi exceptionnel à patienter avec les autres ».
    Alors, j’étais à Disney World (Orlando) en 1983 quand le Président de l’époque a décoré les patrons de Mickey la Vallée de la Marne (condamnés 53 ƒois pour violations du Code du Travail ; et aussi pour fraudes à la T.V.A., abus de conƒiance envers les sous-traitants etc….). OR, QUELS RISQUES, QUELS PERILS ONT-ILS BRAVES?
    En tous cas je puis vous certiƒier qu’Orlando a résonné du même « Rire inextinguible de l’Olympe » qu’à l’annonce de l’adultère d’Arès et d’Aƒrodite, quand cette étrange nouvelle s’est répandue. « Very French » disaient-ils tous.

  • Très intéressant et pertinent, même si j’ai du mal à adhérer à l’idée de Ibn Khaldoun selon laquelle l’Etat serait à la source de la prospérité par l’instauration de l’impôt. Et de citer le moyen âge débouchant sur les valeurs bourgeoises par la suite… comme s’il n’avait rien existé avant, ni Rome, ni Grèce…

    Or, le succès de Rome, par exemple est avant tout dû à un État producteur d’un Droit innovant (ayant considerablement influencé le nôtre) et non producteur d’impôts, meme si évidemment ces derniers deviennent nécessaires pour assurer la mise en oeuvre du premier.

    Ce n’est cependant pas une simple querelle d’oeuf et de poule : un État qui ne garantirait pas certaines libertés fondamentales aboutirait finalement à un échec, et ce d’autant plus que les impôts y seraient élevés ! La source de prospérité d’une civilisation, c’est un Droit efficace, pas les impôts servant à le financer.

  • Je voudrai maintenant un article « Ethique du migrant, éthique du marchand [de tapis] » : ce que l’acte de Mamadou Gassama dit du libéralisme.

    • @pascompliqué
      Bonsoir,
      Vous avez déjà le titre (qu’on est censé mettre en dernier), mais cest un début : continuez votre effort.
      J’ai un argument pour vous que vous mettrez dans la partie thèse/antithèse, selon votre choix.
      Dans un pays libre, un homme libre peut porter secours à autrui quand ce dernier est en danger ou que ses droits ont été bafoués, sans risquer que la justice le sanctionne pour avoir été trop efficace.
      Sachez qu’en Corée du Nord, si votre logement prend feu, avant toute chose, il vous mettre à l’abri, en sécurité… la photo du leader suprême. Ensuite vous pouvez secourir vos proches.
      Aux Etats-Unis, un citoyen peut secourir et sauver un officier de police en danger parce qu’un criminel en activité se trouve sur son torse, et tente d’en attraper l’arme de service . Le citoyen, armé, peut faire feu sur le criminel et ainsi sauver une vie. Il sera ensuite remercié chaleureusement par le policier en question et le département. Les médias n’en feront pas un potentiel citoyen dangereux qui pourrait « pêter un câble » et tirer sur autrui. (… quoique…)
      Feu mon grand-père, (fils d’immigrés ayant fui le nazisme puis le fascisme) dans les années 60 a plongé dans le Tarn un peu gros, et en a sorti un enfant en difficulté natatoire. Certes, il n’y avait pas de téléphones portables à l’époque pour voir ce que pouvait faire un enfant d’immigrés, plusieurs fois père. Etrangement, le président ne l’a pas invité.

    • Un article vous voulez ? Y a pas ❓
      C’est pas compliqué : vous l’écrivez et vous le soumettez à contrepoints. On sera heureux de vous lire 🙂

  • Il y a toujours des champions de la haine de soi pour sur-évaluer le mérite de l’Autre dès lors que cet Autre est le plus différent possible du méchant mâle blanc de 40 ans (le migrant qui sauve un enfant, l’animal qui serait plus humain que l’Homme, sans bien sûr que la juxtaposition de ces 2 exemples doivent faire causer, c’est juste que ce sont les 2 « Autres » régulièrement sur-évalués, niant la réalité du mâle blanc nommé Arnaud Beltrame ou les animaux qui bouffent ou délaissent leurs propres petits). Je précise que je suis la 1ère à applaudir à la naturalisation de Gassama car, effectivement, il prouve par son acte qu’il va apporter à notre société, que sa place est avec nos pompiers, mais il ne faut pas pour autant propager ce ressenti à tous les migrants ou imaginer qu’aucun mâle blanc ne serait capable d’en faire autant.

  • Les commentaires sont fermés.

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