La Cour de cassation réussira-t-elle à tuer le dualisme juridictionnel ?

Le dualisme juridictionnel désigne l’existence d’une justice à part pour l’État. Une aberration dont l’abolition commence enfin à être abordée.

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La Cour de cassation réussira-t-elle à tuer le dualisme juridictionnel ?

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 2 septembre 2017
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Par Sacha Benhamou.

Si Bertrand Louvel, Premier Président de la Cour de cassation, n’a jamais caché son scepticisme à l’égard du dualisme juridictionnel, il n’était jamais allé aussi loin, ni personne d’aussi médiatisé avant lui.

Mais au fait, le dualisme juridictionnel, c’est quoi ?

Le principe du dualisme juridictionnel est la séparation en deux ordres de l’autorité rendant la justice, l’ordre administratif avec à son sommet le Conseil d’État, et l’ordre judiciaire avec à son sommet la Cour de cassation, se répartissant respectivement et grosso modo les contentieux opposant l’État ou une collectivité publique à un particulier, et un particulier à un autre particulier. En réalité cette répartition n’est pas si binaire, d’où la complexité du système. Ce dernier n’est pas la règle à l’international, d’autres pays ont fait le choix de l’unicité de leur système juridictionnel avec au sommet une Cour Suprême cumulant les rôles de tribunal de dernière instance des ordres judiciaire et administratif et de Conseil Constitutionnel, comme aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Autriche, et dans la plupart des pays du Nord et de l’Est de l’Europe.

Dans une tribune publiée sur le site de la Cour de cassation, Bertrand Louvel questionne :  « Quelle justification peut-on avancer aujourd’hui en faveur de l’existence de deux ordres de juridiction séparés ? […] Ni les corporatismes de part et d’autre, ni les difficultés de formation des juges au droit administratif que l’École nationale de la magistrature est en mesure d’intégrer, ni l’intérêt intellectuel présenté par les débats devant le Tribunal des conflits ne peuvent constituer des raisons convaincantes au maintien d’un système qui se présente pour le justiciable comme un des arcanes les plus difficiles sur la voie de l’accès à la justice et à l’intelligibilité de nos institutions ».

C’est le début d’une révolution pour le monde juridique français, et les juristes s’écharperont sur le sujet si le débat prend de l’ampleur, bien qu’il y ait des chances que la polémique éclate comme une bulle de savon tant ce dogme est ancré dans notre culture politique, ne suscitant pas l’intérêt du monde extra-juridique.

Pour ma part, c’est en tant que juriste privatiste (je m’en réclame fièrement) et en tant que libéral convaincu que je trouve ce sujet essentiel, et souhaite de tout cœur qu’on n’en reste pas là.

L’histoire du dualisme juridictionnel

Sous l’Ancien Régime, les Parlements étaient les principales instances de justice, bien que cette autorité leur était déléguée par le Roi, la transmission de la charge de magistrat eut pour effet de les rendre plus indépendants face à ce dernier. Outre leur fonction de juges, les Parlements étaient des chambres d’enregistrements pour les édits du Roi qui ne pouvaient s’appliquer sans cette formalité administrative. Durant trois siècles, les Parlements usèrent de ce pouvoir pour tenter de s’ériger en contre-pouvoir. Le Parlement pouvait utiliser son droit de remontrance pour exiger des amendements sous peine de ne pas enregistrer l’édit, le Roi pouvait alors modifier son texte ou retenter sa chance. Si aucun compromis n’était possible, le Roi se déplaçait en personne au Parlement pour y tenir un « lit de justice » (sur un divan) où il ordonnait au greffier l’enregistrement de son édit, sans que celui-ci ne puisse refuser.

La première attaque significative du pouvoir royal contre le pouvoir des Parlements, vint du Cardinal Richelieu qui interdit au Parlement de Paris par l’Edit de Saint Germain en 1641 : « Très expresses inhibitions et défenses aux corps judiciaires de prendre à l’avenir connaissance d’aucunes affaires qui peuvent concerner l’État, l’administration et le gouvernement d’icelui que nous réservons à notre seule personne ».

Puis, Louis XV nomma le Chancelier Maupeou qui tenta une réforme plus musclée en arrêtant et exilant les magistrats, ce qui donna entre autre la célèbre Journée des Tuiles durant laquelle les Grenoblois repoussèrent les soldats du Roi venus exiler les magistrats du Parlement du Dauphiné en jetant des tuiles depuis les toits. Plus tard, espérant calmer le jeu, le Chancelier Maupéou fut renvoyé et les Parlements réinvestis de tout leur pouvoir.

En 1790, les Révolutionnaires n’oublièrent pas combien l’existence d’un contre-pouvoir peut être fâcheuse, apprenant de l’expérience royale,  et ils adoptèrent la loi des 16 et 24 août 1790, qui posa le principe : « Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler de quelque manière que ce soit les opérations du corps administratif ni citer devant eux les administrateurs en raison de leurs fonctions. »

Cette loi fut prise au nom de la séparation des pouvoirs. Le lecteur notera la confusion, volontaire à n’en pas douter, entre séparation des pouvoirs et absence de contre-pouvoirs, et cette dangereuse certitude que la volonté seule du peuple suffit à un Droit juste, certitude encore bien ancrée dans notre société hélas, malgré les avancées de la justice constitutionnelle. Enfin, c’est d’autant plus d’ingratitude de la part des Révolutionnaires, que ce sont les Parlements qui refusèrent au Roi Louis XVI l’enregistrement de sa décision de lever de nouveaux impôts, et lui rappelèrent que le consentement à l’impôt nécessitait qu’il réunisse les États Généraux, ce qu’il dut se résoudre à faire en 1789…

Dès lors, le juge ne pouvait plus s’intéresser à la légalité des actes de l’administration, l’administré n’avait alors que la possibilité d’alerter la hiérarchie du fonctionnaire en cause, l’administration était son propre juge. Ce n’est qu’en 1799 qu’est créé le Conseil d’État (Constitution du 22 frimaire an VIII), qui ne devient formellement indépendant du Chef de l’État, et donc de l’administration, qu’en 1872.

Indépendance de la justice administrative et privilèges de juridiction

Le lecteur l’aura compris, historiquement, le dualisme juridictionnel vise à limiter les recours des citoyens contre l’administratif. Et ce dualisme ne s’arrête pas aux juridictions, l’administration bénéficie d’une procédure particulière, la procédure administrative, et d’un droit particulier, le droit administratif.

Ces privilèges de l’administration sont assumés par le droit français et proclamés dans l’arrêt fondateur du droit administratif moderne, l’arrêt Blanco, rendu par le Tribunal des Conflits (instance mixte arbitrant les conflits de compétences entre les deux ordres juridictionnels) le 8 février 1873, avec la voix de départage du ministre de la Justice d’alors, Jules Dufaure :

« Considérant que la responsabilité, qui peut incomber à l’État, pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu’il emploie dans le service public, ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil, pour les rapports de particulier à particulier.  » 

Ah bon, pourquoi ?

Les publicistes me répondront que depuis l’arrêt Blanco la justice administrative a bien évolué (souvent sous la menace de la Cour Européenne des Droits de l’Homme), et que des réformes structurelles ont été apportées afin de garantir l’impartialité et l’indépendance des juges administratifs. Il faut admettre qu’aujourd’hui le Conseil d’État est un fervent (mais imparfait) défenseur des droits individuels. Toutefois, je ne peux m’empêcher de penser que le système est vicié, dans sa constitution même.

On peut également s’interroger sur l’opportunité de recruter l’administration et son juge dans les rangs d’un même établissement, l’ENA. Et la volonté du gouvernement précédent de faire reculer la compétence de l’ordre judiciaire dans le contrôle des atteintes aux libertés individuelles lors des votes des lois sur l’état d’urgence devrait au moins nous interpeller…

Complexité et illisibilité

Non content d’être dual, notre système est complexe. D’abord, dans la répartition des compétences entre les deux ordres juridictionnels. On pourrait penser qu’à chaque fois que l’État intervient, à l’exclusion de la matière pénale, le juge administratif est compétent, mais non. En droit fiscal, la plupart des impositions sont du ressort du juge administratif, mais pas quand elles concernent le patrimoine ; ainsi droits de succession et ISF relèvent du juge judiciaire.

En matière de droit des étrangers la délivrance des titres de séjour relève exclusivement de l’autorité administrative, de même que les mesures de reconduite à la frontière, tandis que la répression du séjour irrégulier et la privation de liberté qu’entraîne une mesure d’éloignement par la force nécessitent le contrôle du juge judiciaire.

Enfin, la Constitution consacrant le juge judiciaire comme gardien des libertés individuelles, qui est compétent lorsque l’administration y porte atteinte ? À l’occasion de l’état d’urgence, le Conseil Constitutionnel a rendu le 22 décembre 2015, à propos des assignations à résidence, une décision éclaircissant (euphémisme) la situation : lorsque le préfet ordonne une assignation de moins de 12 heures par jour ce n’est qu’une  limitation des droits individuels et le juge administratif est compétent, au delà c’est une privation des droits individuels, le juge judiciaire est compétent. Ubuesque.

Lorsque incidemment est évoquée une question n’étant pas de la compétence du juge saisi, il doit poser une question préjudicielle : il doit interrompre la procédure, et demander à son homologue de trancher la question incidente, et donc perd du temps. Cependant, là aussi il existe une exception ; en matière pénale, le justiciable peut soulever une « exception d’illégalité d’un arrêté préfectoral », et le juge judiciaire est compétent pour trancher cette question, à ceci près qu’il n’est jamais autrement sollicité sur des questions de droits publics, et peu formés…

Last but not least, l’existence de deux ordres juridictionnels et donc de deux instances suprêmes permet l’existence, parfois, de solutions divergentes, concernant l’interprétation d’un droit par exemple. Ce phénomène est rare, mais peut porter sur des questions importantes, et si ces divergences finissent toujours par être résolues, l’attente est plus difficile pour un justiciable que pour un docteur en droit.

Il faut alors briser ce tabou et soutenir le mouvement, s’il y a, impulsé par Bertrand Louvel. Soyons même plus ambitieux, fusionnons les deux ordres avec le Conseil Constitutionnel au profit d’une Cour Suprême composée de juges professionnels, avec possibilité de recrutement extérieur parmi des juristes émérites uniquement. L’unicité du système aurait en outre l’avantage, par son poids, de consacrer un véritable contre-pouvoir, alors que le constituant français, méfiant envers l’institution (et sa capacité à lui mettre des bâtons dans les roues) l’a relégué dans notre texte fondamental au rang de simple « autorité ». Officiellement, en France il n’existe que deux pouvoirs, législatif et exécutif.

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