Par Johan Rivalland.
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Seconde partie de l’article ici
Du principe de l’approbation de soi et de la désapprobation de soi
Il s’agit de considérer ses propres actes en les jugeant à travers le regard de l’autre, et de la manière dont il pourrait les considérer extérieurement. C’est à travers le miroir de l’autre que l’on est à même de juger de ses propres actes et ainsi être à même de les approuver ou désapprouver. Ce qui va exercer une forte influence sur notre conduite, nous encourageant davantage à développer nos vertus plutôt que nos vices.
De l’amour de l’éloge, et du désir d’en être digne ; de la crainte du blâme, et de la crainte d’en être digne
Tout esprit bien formé préfère naturellement être aimé et admiré, plutôt que haï ou blâmé. Mais il ne peut en être pleinement satisfait, sauf à être frivole ou superficiel, qu’en ayant le sentiment d’en être digne, de le mériter. Il pourrait, au contraire, se trouver mortifié ou humilié de se voir admirer par erreur ou de manière imméritée.
Inversement, un homme à qui il reste quelque sensibilité, s’il s’est rendu coupable de quelque chose, sent en lui-même en imagination à travers le regard qu’auraient les autres, la détestation et le ressentiment dont il pourrait être la cause. Il ne peut en éprouver aucun repos ou aucune délivrance. Ce qui explique que certains criminels, par exemple, sous le poids de leur conscience, finissent par avouer leur culpabilité.
En revanche, si on peut facilement mépriser l’applaudissement immérité, il n’y a pire offense ou humiliation que l’accusation injuste ou adressée à quelqu’un de parfaitement innocent. Il peut ne pas s’en remettre.
De l’influence et de l’autorité de la conscience
Tout au long de cette partie, Adam Smith nous parle ainsi du « juge intérieur ». Il s’agit de cette troisième personne, ce « spectateur impartial » en nous, dépassant nos propres passions et la prééminence naturelle de nos propres intérêts, pour s’intéresser et s’horrifier, au-delà de ce que nous venons de considérer au sujet de soi-même, de l’infortune de l’autre, même s’il se trouve très éloigné (il prend l’exemple d’un tremblement de terre en Chine). C’est ce qui permet de nous ramener à notre juste mesure, notre réelle petitesse.
Ce n’est pas l’amour de notre prochain, ce n’est pas l’amour du genre humain, qui nous pousse en de nombreuses occasions à pratiquer ces vertus divines. C’est un amour plus fort, une affection plus puissante, qui s’exerce alors généralement : l’amour de ce qui est favorable et noble, l’amour de la grandeur, de la dignité et de la supériorité de notre caractère.
Et, on retrouve ici l’idée randienne selon laquelle nuire à quelqu’un d’autre dans la recherche de son propre intérêt mènerait à la « disgrâce intérieure », au viol de « l’une de ces lois sacrées auxquelles une obéissance passable garantit toute la sécurité et la paix de la société humaine ».
C’est ce qui nous conduit, tout au moins pour ceux qui sont dotés d’une authentique conscience, à agir selon des sentiments moraux qui nous préservent de devenir, à nos propres yeux, « l’objet convenable du mépris et de l’indignation du genre humain ».
C’est ici, et on en conviendra plus que jamais à une époque où beaucoup de choses se délitent, que l’éducation joue un rôle majeur.
Mais pour prolonger celle-ci et en approfondir le rôle de base, Adam Smith évoque aussi, bien sûr, l’étude de la philosophie. En évoquant au passage deux groupes de philosophes à l’approche opposée : les stoïciens, d’une part, qu’il qualifie de « moralistes plaintifs et mélancoliques, qui nous reprochent continûment notre bonheur alors que tant de nos frères sont dans la misère » et à qui il reproche, dans le même temps, leur éloge de l’apathie, et les poètes, romanciers ou philosophes de son siècle, d’autre part, qu’il juge être « de bien meilleurs maîtres que Zénon, Chrysippe ou Epictète ».
Considérant la manière de se comporter face aux affections de la vie, celles de ses proches ou moins proches comme les siennes propres, il montre l’importance de parvenir à la « maîtrise de soi », facteur essentiel de dignité et de manière à la fois de surmonter ses propre chagrins comme d’être perçu davantage comme digne de considération et d’admiration, aux yeux des autres et, par suite, à ses propres yeux. Une manière de surmonter plus sereinement ses affections. Là est la vraie sagesse. Et elle est due en grande partie au fait de ne plus faire qu’un avec le « spectateur impartial », qui se fond en nous.
L’homme possédant la vertu la plus parfaite, l’homme que par nature nous aimons et révérons le plus, est celui qui unit la plus parfaite maîtrise de ses propres sentiments originels et égoïstes avec la sensibilité la plus exquise à la fois envers les sentiments originels et envers les sentiments sympathiques des autres.
À l’inverse :
Parmi tous les corrupteurs des sentiments moraux, les factions et le fanatisme ont toujours été de loin les plus importants.
C’est pourquoi seuls le courage, la fermeté et la maîtrise de soi peuvent permettre d’atteindre ce niveau de conscience à même de nous permettre de faire face aux événements même les plus durs.
De la nature du mensonge à soi-même
Adam Smith poursuit en remarquant qu’il est cependant souvent très difficile, notamment dans le fil de l’action, et entraîné à la fois par nos passions et nos émotions, d’adopter le regard du spectateur impartial. Et c’est alors a posteriori, avec le recul du temps, et les passions refroidies, que nous sommes mieux à même de le faire.
Cependant, même en la circonstance, nous avons la plupart du temps encore du mal à agir ainsi.
En effet :
Il est si désagréable de penser du mal de soi-même qu’à dessein nous détournons fréquemment notre regard des circonstances qui pourraient rendre ce jugement défavorable […] Ce mensonge à soi-même, cette faiblesse fatale du genre humain, est la source de la moitié des désordres de la vie humaine.
Heureusement, nous dit Adam Smith, par un effet d’expérience et d’induction consistant à observer en commun la conduite des autres et les aversions auxquelles elle peut donner lieu, nous en retirons un certain nombre de règles et résolutions que nous nous fixons quant à l’avenir.
Influence et autorité des règles de la moralité, sens du devoir et autres considérations
La suite est plus classique, et s’attache à montrer l’importance des règles de civilité, de l’hospitalité, ou de la politesse, entre autres, qui régissent notre conduite et nos rapports aux autres, quelle que soit la manière dont ceux-ci peuvent eux-mêmes se conduire.
Si même les devoirs de politesse, qui sont si faciles à observer et qu’on a peu de motifs sérieux de transgresser, étaient fréquemment violés sans ce souci pour les règles générales, qu’arriverait-il aux devoirs de justice, de vérité, de chasteté ou de fidélité, qui sont souvent si difficiles à observer et qu’on peut avoir tant de puissants motifs de transgresser ? Et pourtant, du respect passable de ces devoirs dépend l’existence même de la société humaine, qui se désagrégerait et s’anéantirait si dans le genre humain ne s’était pas imprimé un respect envers ces importantes règles de conduite.
Pour autant, si nous devons être mus par un certain sens du devoir et même, pour certains, une certaine recherche des vertus et un rejet pour les vices au regard de la divinité, le respect froid de ces devoirs n’a pas de sens. Il est tout à fait naturel et opportun que l’audace ou l’ambition s’y ajoutent. C’est être dépourvu de tempérament que d’agir autrement.
C’est pourquoi il apparaît bien naturel et heureux de chercher à défendre son intérêt personnel.
Même un marchand sera considéré comme un imbécile par son prochain s’il ne fait pas d’effort pour saisir ce qu’on appelle une bonne affaire ou quelque avantage hors du commun. Ce tempérament et cet empressement font la différence entre l’homme d’entreprise et l’homme routinier.
En outre, les règles générales concernant les vertus ne sont pas toujours suffisamment précises et peuvent admettre des exceptions. C’est pourquoi, mis à part dans le cas de la justice, qui se doit d’être ferme sur ses principes, les autres règles « nous présentent une idée générale de la perfection que nous devons chercher à atteindre, plutôt qu’elles nous offrent des indications certaines et infaillibles pour y parvenir. »
De la beauté que l’apparence de l’utilité confère à toutes les promotions de l’art, et de l’influence étendue de cette sorte de beauté
C’est ici qu’intervient l’allusion à la fameuse « main invisible », dont on sait qu’elle n’est, par ailleurs, évoquée qu’une seule fois dans le principal ouvrage d’Adam Smith Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations.
Après avoir émis quelques réflexions sur la perception de l’utilité des beaux objets ou mobiliers, notamment de la part de ceux qui ne sont pas en état de les posséder, seulement de les admirer ou imaginer en songeant à ceux que possèdent des personnes riches, il note ceci :
Le produit du sol fait vivre presque tous les hommes qu’il est susceptible de faire vivre. Les riches choisissent seulement dans cette quantité produite ce qui est le plus précieux et le plus agréable. Ils ne consomment guère plus que les pauvres et, en dépit de leur égoïsme et de leur rapacité naturelle, quoiqu’ils n’aspirent qu’à leur propre commodité, quoique l’unique fin qu’ils se proposent d’obtenir du millier de bras qu’ils emploient soit la seule satisfaction de leurs vains et insatiables désirs, ils partagent tout de même avec les pauvres les produits des améliorations qu’ils réalisent. Ils sont conduits par une main visible à accomplir presque la même distribution des nécessités de la vie que celle qui aurait eu lieu si la terre avait été divisée en portions égales entre tous ses habitants ; et ainsi, sans le vouloir, sans le savoir, ils servent les intérêts de la société et donnent des moyens à la multiplication de l’espèce.
Il en va de même dans la sphère des décisions publiques. Ce n’est généralement pas tant les fins que les moyens qui guident les gouvernants, dans le désir d’améliorer un système plutôt que par un sens de ce qui peut les réjouir ou les affliger.
Il y a eu des hommes doués du plus grand esprit public qui se sont montrés sous d’autres aspects bien peu sensibles aux sentiments d’humanité. Et, au contraire, il y a eu des hommes doués de la plus grande humanité qui semblent avoir été entièrement dépourvus d’esprit public.
De la beauté que l’apparence de l’utilité confère aux caractères et aux actions des hommes
Adam Smith oppose ici les effets bénéfiques de la sagesse et la vertu à ceux destructeurs des vices et de la méchanceté humaine. Mais, au-delà de la motivation qui serait basée uniquement sur l’utilité (Hume), il y voit là encore l’effet du spectateur impartial.
- Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, PUF Quadrige, mai 2014 (troisième édition), 504 pages.
À lire aussi :
- La théorie des sentiments moraux, d’Adam Smith (1)
- La théorie des sentiments moraux, d’Adam Smith (2)
Pas grand chose à tirer de ce fatras…
Épictète et Zénon sont plus modernes que Smith dans leurs concepts et leurs propos.