Par Johan Rivalland.
Cette présentation sera aussi l’occasion de compléter l’approche traditionnelle d’Adam Smith, fondée essentiellement sur son principal ouvrage, Recherche sur la nature et les causes de la Richesse des Nations, qui lui est postérieur. La fameuse main invisible, souvent au centre des débats et pourtant si elliptiquement évoquée, y était déjà présente, comme nous le verrons.
Première partie : « De la convenance de l’action »
À l’instar de beaucoup de ses prédécesseurs ou contemporains de la tradition des sentiments moraux dont il s’inspire grandement (Cicéron, les stoïciens et même Aristote dans une moindre mesure, puis Hutcheson, Shaftesbury, Butler ou David Hume, entre autres), Adam Smith part d’une tentative de réfutation des théories de l’égoïsme pour fonder sa propre théorie.
Du sens de la convenance et des différentes passions qui s’y accordent
Pitié, compassion, sympathie réciproque, convenances ou bonnes manières jouent en effet un rôle fondamental dans notre rapport aux autres, même si d’aucuns en apparaissent parfois bien peu pourvus.
De là suit que nous apitoyer beaucoup sur les autres et peu sur nous-mêmes, contenir nos affections égoïstes et donner libre cours à nos affections bienveillantes, forme la perfection de la nature humaine ; et cela seul peut produire parmi les hommes cette harmonie des sentiments et des passions en quoi consistent toute leur grâce et leur convenance.
Les fameuses harmonies dont nous parlera plus tard Frédéric Bastiat…
Adam Smith propose ainsi, dans un premier temps, une classification des vertus, puis des passions (celles qui ont le corps pour origine, celles liées à l’imagination, les asociales, sociales, ou encore les égoïstes), avec une subtilité intéressante et à travers laquelle on retrouve bien toute la palette des sentiments humains qui sont les nôtres, décrits avec beaucoup de finesse et force exemples à l’appui.
Des effets de la prospérité et de l’adversité sur le jugement des hommes
Une fois cette palette des couleurs de base des sentiments humains posée, Adam Smith s’intéresse aux rapports sociaux et analyse de manière remarquable les ressorts de la société, les comportements et aspirations de chacun en fonction de son « rang » dans celle-ci, à travers leurs aspects psychologiques.
Il note ainsi que si nous sommes généralement plus sensibles au chagrin ressenti par l’autre qu’au sentiment inverse de joie, notre disposition est bien inférieure en intensité à ce qui est ressenti par la principale personne concernée.
Mais c’est aussi ce qui explique que la joie suscite davantage de sympathie et guide par conséquent l’ambition et la recherche de la distinction des rangs.
Rien n’est plus mortifiant qu’être obligé d’exposer notre détresse à la vue du public et de sentir que, quoique notre situation s’offre à la vue de tous les hommes, aucun mortel ne conçoit pour nous la moitié de ce que nous souffrons. C’est principalement par souci de ces sentiments du genre humain que nous recherchons les richesses et que nous fuyons la pauvreté.
Et c’est aussi ce qui explique, selon Adam Smith, que bien que nous sachions pertinemment que ce n’est pas de ces richesses matérielles que nous retirerons notre bonheur, c’est la vanité qui nous conduit dans cette direction, au prix de la perte de liberté qu’elle engendre pourtant.
L’homme de rang sera alors un : « objet d’envie [qui] compense dans l’opinion du genre humain tout ce labeur, toute cette angoisse, toutes ces mortifications qui doivent être endurées pour y parvenir ; et compense, ce qui est bien plus important encore, tout ce bien-être, toute cette tranquillité, toute cette sécurité insouciante à jamais perdus quand on l’obtient. »
Et c’est ainsi, qu’en dépit de toute raison, et par la seule force de notre imagination, nous avons tendance à ressentir une plus forte compassion à l’égard des personnages jugés importants, rois ou autres, de manière souvent absurde.
Tout le sang innocent répandu pendant les guerres civiles suscita moins d’indignation que la mort de Charles Ier. Un étranger à la nature humaine qui observerait l’indifférence des hommes à propos de ceux qui leur sont inférieurs, ainsi que le regret et l’indignation qu’ils sentent pour les infortunes et les souffrances de ceux qui leur sont supérieurs, serait susceptible d’imaginer que la douleur doit être plus atroce et les convulsions de la mort plus terribles pour les personnes d’un rang élevé que pour celles d’un état modeste.
D’où, après un ensemble d’autres considérations passionnantes que je ne puis toutes évoquer ici, la pertinence du titre du chapitre III de la section III, au caractère toujours très actuel, et même intemporel :
De la corruption de nos sentiments moraux occasionnée par cette disposition à admirer les riches et les grands, et à mépriser ou négliger les personnes pauvres et d’humble condition.
On touche ici à toute une panoplie de sentiments ou attitudes, parmi lesquelles l’hypocrisie, l’envie, la vanité, le désir d’être à la mode, l’ambition, la tromperie, le mensonge, le crime. Au détriment de la recherche de la vertu ou de la sagesse, qui séduisent (hélas) infiniment moins de monde.
Mais l’ambitieux se flatte de ce que, une fois installé dans la situation splendide vers laquelle il se dirige, il aura tant de moyens de commander le respect et l’admiration du genre humain, et sera capable d’agir avec une convenance et une grâce tellement supérieures, que l’éclat de sa conduite future couvrira ou effacera la scélératesse des moyens par lesquels il sera parvenu à cette situation élevée.
Adam Smith évoque ici en particulier les moyens utilisés par beaucoup pour parvenir au pouvoir, quel qu’en soit par la suite le bonheur qui peut réellement en ressortir et les remords qui ne manqueront finalement pas de le hanter.
- Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, PUF Quadrige, mai 2014 (3e édition), 504 pages.
À lire aussi :
- La théorie des sentiments moraux, d’Adam Smith (2)
- La théorie des sentiments moraux, d’Adam Smith (3)
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