Par Guy Sorman.

Tous, en Europe, nous nous sentons citoyens d’une nation ; cette citoyenneté est inscrite dans nos fibres. Certains croient qu’elle est inscrite dans nos gènes, ce qui biologiquement est impossible, mais on y croit tout de même. Si nous adhérons à l’Union européenne, la relation est évidemment moins charnelle, plus cérébrale. Cette Europe, qui souffre de notre détachement, serait-elle plus artificielle, moins naturelle que la nation ?
Les deux, en vérité, sont des constructions nées de l’histoire, les deux sont des communautés imaginaires. On croit naître Français ou Espagnol, alors qu’on le devient par un mélange d’éducation, de pression sociale et d’absorption de mythes. Certes, la nation est plus ancienne que l’Europe, mais à un ou deux siècles près, pas tant que cela et la création de l’Europe n’obéit pas à une logique essentiellement différente de celle de la nation.
L’origine de la nation
La nation, au départ, n’est qu’une fédération de tribus réunies de gré ou de force par quelque chef autoritaire : les sujets qui furent initialement asservis se sont métamorphosés en notre temps, et grâce à la démocratie, en des citoyens consentants. Si nous sommes tous devenus des « nationaux », c’est parce que nous y trouvons des avantages : l’État qui coïncide en gros avec la nation nous procure la paix civile et une certaine solidarité sociale.
La nation nous confère aussi, c’est important, un certain confort moral : en participant à cette communauté imaginaire, nous nous sentons moins seuls, nous partageons une histoire, des rites et des mythes collectifs. La nation est avant tout un mythe partagé mais, comme le dit Edgar Morin, les mythes sont des objets réels : « notre cerveau crée des mythes qui s’emparent de notre cerveau ».
Ce n’est pas le cas avec l’Europe, ou pas encore : l’Europe est faible, paradoxalement, parce qu’elle ne produit que des progrès réels mais aucun mythe. Si, au moins, les progrès réels que procure cette Europe étaient connus, mais ils le sont peu. La paix sur le continent, qui était l’objectif premier et qui est atteint, la liberté de voyager, d’étudier, de travailler, d’échanger au travers de tout ce continent, cela est considéré comme allant de soi, un acquis définitif : ce ne l’est pas.
L’Europe ne fait pas rêver
C’est le résultat de négociations minutieuses, ennuyeuses, sur lesquelles on sait peu. Les acteurs de cette mécanique européenne ne sont pas des héros, parce qu’ils ne parlent pas à notre cœur, ils ne produisent que du concret, ils ne nous font pas rêver. Et ils n’ont pas de visage. Ne s’expriment au nom de l’Europe qu’un banquier à Francfort et un Commissaire à Bruxelles : leur légitimité laisse sceptique, leur vocabulaire est hermétique. Où donc est passé le « Président de l’Europe », le Polonais Donald Tusk ?
Quand il fut désigné par les chefs d’État et de gouvernements des États membres de l’Union européenne en 2014, Tusk semblait réunir toutes les qualités nécessaires pour incarner l’Europe : ancien combattant du mouvement Solidarité en Pologne, Premier ministre libéral, il avait contribué à la grande transformation de son pays, d’une dictature pauvre en une démocratie relativement prospère, grâce à son entrée en Europe et au soutien massif que celle-ci a octroyé aux Polonais. Mais Tusk est inaudible, invisible, moins de son fait, je crois, qu’en raison de son manque de piédestal démocratique. Qui l’a fait roi et pourquoi ?
Le cœur du malaise européen
On parvient là au cœur du malaise européen : l’Europe est une communauté de sujets, pas une communauté de citoyens. La seule élection européenne à laquelle nous participons, celle du Parlement, tous les cinq ans, est à peine exemplaire : on vote sur une base nationale pour déléguer des représentants de partis nationaux dans un Parlement supposé européen. Ces candidats sont parfois anti-européens ou se présentent rarement pour défendre des positions claires sur l’Europe.
Pareillement, comme nous ne prenons pas part à la désignation du Président du Conseil européen, nul ne considère qu’il représente quoi que ce soit, ni qui que ce soit. Le malaise européen n’est donc pas technique mais institutionnel, ce que les chefs de gouvernement réunis de sommet en sommet, le tout dernier à Bratislava, n’évoquent pas. Les modifications à apporter – plus facile sans les Britanniques – pour créer une Europe de citoyens ne seraient pourtant pas bouleversantes : il suffirait que le Parlement européen soit élu dans une seule circonscription, l’Europe, avec des listes européennes et des candidats européens : ceux-ci ne seraient donc élus qu’en obtenant suffisamment de voix dans tous les pays membres simultanément.
Ce Parlement aurait alors vocation à élire à son tour un gouvernement européen. Évitons le présidentialisme qui pousse à la démagogie et à l’autoritarisme. L’Europe commencerait, en empruntant cette voie, à devenir une épopée collective. Quand cette Europe-là aura engendré son Victor Hugo, son Cervantès, elle deviendra une réelle communauté imaginaire.
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Non Mr Sorman l’Europe ce n’est le résultat de négociations minutieuses, ennuyeuses, sur lesquelles on sait peu.
L’Europe c’est le résultat de la traitrise des gouvernants qui ont passé par dessus bord tous les référendums sur le TCE.
Dès lors il est parfaitement normal de vouloir la fin de ce machin sans légitimité.