Vers la biosynthèse totale des opiacés

Une manipulation génétique très sophistiquée de la levure permet de réaliser une étape essentielle vers l’obtention de thébaïne et d’hydrocodone.

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 0
opiacé by darwin Bell(CC BY-NC 2.0)

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Vers la biosynthèse totale des opiacés

Publié le 16 août 2015
- A +

Par Jacques Henry

opiacé by darwin Bell(CC BY-NC 2.0)
opiacé-darwin Bell(CC BY-NC 2.0)

Cette fois je ne vais pas abonder dans le sensationnel car le chemin est encore bien long avant une application industrielle des travaux conduits dans le laboratoire de bioengineering de l’Université de Stanford sous la direction du Docteur Christina Smolke. La publication des récents travaux dont j’avais relaté l’état d’avancement en septembre 2014 a fait l’effet d’une petite bombe dans les milieux journalistiques avides de bonnes (ou de mauvaises) nouvelles.

Comme Christina le reconnaît il faut maintenant oeuvrer pour améliorer le rendement de production de la thébaïne et de l’hydrocodone par des levures hautement modifiées génétiquement, comme on va le voir, d’un facteur d’environ 7 millions pour que l’opération soit envisageable industriellement. Un immense travail reste à faire pour optimiser une machinerie enzymatique extrêmement complexe essentiellement étrangère à la levure ; mais une étape cruciale a été franchie, et c’est l’objet de la publication dans le journal Science ( DOI: 10.1126/science.aac9373 ), la conversion enzymatique de la (S)-réticuline en l’isomère (R) après une manipulation génétique de haut vol permettant l’expression de cet enzyme afin qu’il puisse, pour le moment, réaliser cette étape essentielle vers l’obtention de thébaïne et d’hydrocodone.

Pour les non-initiés, dont je fais partie, la thébaïne est le précurseur de la morphine et de la codéine, les deux médicaments les plus prescrits dans le monde et l’hydrocodone, interdite en France et de nombreux autres pays, qui est aussi un puissant analgésique présentant comme la codéine des propriétés antitussives. Ces deux molécules sont issues du pavot cultivé à cette fin. Pour produire 5 pilules de codéine et de morphine il faut un mètre carré de pavot et le pavot ne se récolte qu’une fois l’an. Ce serait donc une immense amélioration si on pouvait réaliser ce type de production avec des fermenteurs de 100 m3, une taille moyenne dans la bio-industrie.

Capture d’écran 2015-08-14 à 20.33.00
https://jacqueshenry.files.wordpress.com/2015/08/capture-d_c3a9cran-2015-08-14-c3a0-20-33-00.png

Pour la petite histoire, l’équipe de Christina a inséré pas moins de 6 nouveaux gènes étrangers variés dans la levure, « éteint » l’expression d’un des gènes de la dite levure et inséré deux autres gènes modifiés comme le montre l’illustration ci-dessous, tout en réalisant des modifications profondes dans l’expression de divers gènes de la levure afin de l’orienter vers cette voie métabolique plutôt que de faire de l’alcool quand on lui donne des sucres comme toute nourriture :

Capture d’écran 2015-08-14 à 19.20.00
https://jacqueshenry.files.wordpress.com/2015/08/capture-d_c3a9cran-2015-08-14-c3a0-19-20-00.png

En gris clair, les gènes résidents de la levure, en gris sombre les gènes de la levure dont l’expression a été amplifiée, en vert les gènes issus de diverses variétés de pavot et de plantes (Papaver somniferum et bracteatum, Coptis japonica, Eschscholzia californica), en violet un gène issu du rat (Rattus norvegicus) et en orange deux gènes issus d’une bactérie (Pseudomonas putida). Les flèches surlignées représentent des gènes manipulés de telle sorte qu’ils soient exprimés dans le bon compartiment cellulaire et que l’activité de l’enzyme correspondant soit bien celle attendue. Il s’agit en particulier de l’enzyme DRS-DRR et du suivant, SalSyn, dans la voie de biosynthèse. Ces deux étapes méritent qu’on s’y attarde un peu pour bien mettre en évidence la complexité du travail réalisé à l’Université de Stanford par cette équipe restreinte.

Chimiquement et par voie de conséquence biologiquement, passer de la (S)-réticuline à son isomère (R) ne peut se faire qu’en deux étapes distinctes faisant intervenir un cofacteur appelé cytochrome P-450 dans un processus d’oxydation suivi d’une réduction, et il a fallu la sagacité admirable de l’équipe de Christina Smolke qui a rapproché des chimistes et des biologistes pour découvrir que dans un pavot (P. bracteatum) un gène exprimait un enzyme hybride qui réalisait les deux étapes simultanément, une sorte d’ingénierie génétique naturelle. Il a fallu ensuite optimiser – pour le moment du moins puisque ce travail reste au stade actuel démonstratif de la faisabilité du processus – l’étape suivante catalysée par l’enzyme appelé SalSyn qui fait apparaître un nouveau cycle à 6 atomes pour produire la salutaridine toujours avec l’aide d’un cytochrome. Cet enzyme est normalement recouvert d’un sucre, on dit qu’il est glycosylé dans la plante, mais ça ne marchait pas du tout dans la levure. Il a donc aussi fallu modifier le gène de cet enzyme afin qu’il se conforme correctement dans la cellule de levure et fonctionne de manière satisfaisante.

Passons sur la sophistication stupéfiante du travail réalisé, toujours est-il qu’au final ces levures fabriquent bien de l’hydrocodone et de la thébaïne, les deux produits susceptibles d’être utilisés pour synthétiser la codéine et la morphine en s’affranchissant de la culture risquée du pavot. Au total il aura fallu mettre en œuvre l’expression de pas moins de 21 gènes étrangers, la sur-expression de deux gènes de la levure et l’extinction d’un gène de la même levure, ce qui n’est pas indiqué dans la figure ci-dessous (Stanford University) :

Capture d’écran 2015-08-15 à 08.47.24
https://jacqueshenry.files.wordpress.com/2015/08/capture-d_c3a9cran-2015-08-15-c3a0-08-47-24.png

Le Docteur Smolke est formelle, il reste beaucoup de travail à réaliser et l’excitation de la presse n’est pas encore de mise. Il a fallu plusieurs années pour réussir la production industrielle par des levures d’acide artémisinique, précurseur de l’artémisinine, une drogue active pour tuer le Plasmodium de la malaria. Le challenge réside donc maintenant dans l’optimisation de l’ensemble des promoteurs des différents gènes impliqués dans cette voie métabolique afin que la biosynthèse soit optimale tout en préservant une croissance satisfaisante des levures.

Sur le web

Voir les commentaires (7)

Laisser un commentaire

Créer un compte Tous les commentaires (7)
  • J’ai pas tout compris,en revanche fini le temps des chercheuses à lunette et boutonneuses

  • Intéressant, mais l’auteur n’explique pas assez quelles pourraient être les conséquences d’une telle découverte. Et la biosynthèse totale des opiacés aurait-elle des conséquences sur le trafic des drogues opiacés, l’héroïne, la cocaïne, le crack?

    • Oui, de grandes conséquences mais attendons de voir si ça peut s’industrialiser.

    • Si vous trouvez un dealer avec un doctorat de biologie, une équipe de technicien et une grosse quantité de fric pour produire la levure OGM…

      Ca se fera surement, mais ça paraît quand même compliqué.

  • La photo illustre bien le sexisme et la domination féminine qui règne dans les sciences.

    SCANDAAAAAALE

  • Les commentaires sont fermés.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don
VRTH
3
Sauvegarder cet article

Le 7 février 2023, la Cour de Justice de l'Union Européenne a répondu pour la deuxième fois au Conseil d'État français par une décision au style et contenu ubuesques. En bref, les variétés de plantes issues d'une mutagenèse in vitro ne sont pas soumises à la réglementation qui, en pratique, interdit la culture d'OGM.

Le 7 février 2023, la Cour de Justice de l'Union Européenne a, en principe, éclairé le Conseil d'État français sur la manière d'interpréter et d'appliquer, dans le cas de la mutagenèse in vitro, la Directive 2001/18/CE du ... Poursuivre la lecture

Kenya OGM
1
Sauvegarder cet article
La voie est libre pour des maïs génétiquement modifiés

Le président nouvellement élu William Ruto (et ancien ministre de l'Agriculture) a convoqué son cabinet le 3 octobre 2022 pour examiner principalement les progrès réalisés dans la réponse à la sécheresse en cours. Celle-ci affecte 23 comtés du Kenya sur 47 et a touché au moins 3,1 millions de Kenyans (sur quelque 54 millions) ; c'est la pire sécheresse depuis 40 ans dans la Corne de l'Afrique.

Lors de cette réunion, il a été décidé de lever l'interdiction de la culture et des impor... Poursuivre la lecture

Les appels en faveur d'une réglementation réaliste et fonctionnelle des « nouvelles techniques génomiques » (NGT ou new breeding techniques, « NBT ») d'amélioration des plantes ne sauraient être entendues. Ceux qui les portent sont des porte-voix de la « science capitaliste » selon un rapport des Verts/ALE du Parlement européen. Joseph McCarthy revient !

Le militantisme anti-OGM – qui vilipende les plantes transgéniques classiques, celles ayant reçu typiquement un gène d'une autre espèce, même très éloignée phylogénétiquement comme une... Poursuivre la lecture

Voir plus d'articles