Par Gérard-Michel Thermeau.
L’ouvrage, récemment traduit, et publié par une jeune maison d’édition promise à un grand avenir, de C. J. Senhill, L’Opéra ou la défaite des vieux, est une date dans l’approche de ce genre musical majeur.
Une minutieuse étude des intrigues et des paroles échangées dans les grands opéras du répertoire lui a permis de mettre à jour les drames qui se jouent dans le trompe-l’œil des mises en scène et d’une musique sublime, le long cortège des personnes âgées bafouées dont une société fascinée par la jeunesse rit des malheurs avant d’aller souper.
Vieux méprisés, ridiculisés, magnifiés ou détestés : voix chantantes des barbons et des vieilles filles dans le jeunisme régnant. Certes, au tomber du rideau, le noble vieillard se relève sous les applaudissements des connaisseurs mais l’image des anciens humiliés par une jeunesse triomphante reste au coin des sourires. Notre culture s’est jouée des gens âgés en faisant mine de les respecter.
Vous croyez aller à l’opéra mais c’est une corrida, un rituel macabre qui conduit à la mise au supplice symbolique, mais d’une violence inouïe, de la basse noble condamnée de toute façon par son âge à une mort prochaine.
Il est dommage que l’auteur passe si rapidement sur l’opéra de l’âge baroque. Trop ancien, sans doute. Songeons pourtant à l’Alceste de Lully. Très significatives sont les paroles mises par Quinault dans la bouche de Phérès, père d’Admète : Que la vieillesse est lente/les efforts qu’elle tente/sont toujours impuissants/C’est une charge bien pesante/qu’un vieillard de quatre-vingt ans.
J. Senhill s’est particulièrement penché sur l’opera buffa, où les « vieux » sont objets de dérision. Dans Le Barbier de Séville, Bartolo, malgré son bon sens, sa finesse et son intelligence, ne fait pas le poids devant l’insipide comte d’Almaviva, qui ne sait que fredonner des niaiseries, et n’a pour qualité que sa jeunesse et son joli minois. D’ailleurs le même Almaviva, vieilli, dans les Noces de Figaro, devient un objet de risée. Pour revenir au Barbier, les navrantes roucoulades du ténor suscitent l’extase du public alors que la difficulté bien plus grande de l’air « Signorina una volta » avec son allegro vivace central où l’implacable crépitement de syllabes est le cimetière des interprètes médiocres. Mais bien chanté, il enfonce le personnage dans sa dimension grotesque. Don Pasquale de Donizetti, qui clôt deux siècles d’opera buffa, n’est pas moins navrant : le sénile protagoniste de l’histoire a décidé de se marier et se retrouve victime d’une machination orchestrée par les jeunes gens de l’histoire, le docteur Malatesta qui fait passer pour sa sœur la belle Norina qu’aime le bon à rien de neveu de Don Pasquale.
Le grand opéra français offre aussi une riche moisson d’exemples. Parmi cent œuvres, La Juive d’Halévy se distingue en offrant le premier rôle, celui du ténor, non au jeune premier mais à la figure paternelle du vieil orfèvre Eléazar. Depuis l’illustre Nourrit, les interprètes du rôle se sont recrutés parmi les plus grands (Caruso, Martinelli, Pinza, Tucker). Mais hélas que voyons-nous ? Non le père torturé de l’air sublime « Rachel quand du Seigneur » mais un juif fanatique, haineux, obsédé par l’or, une véritable caricature antisémite. La jeune Rachel nous est présentée victime de deux vieillards : son père prétendu d’un côté et de l’autre l’odieux cardinal Brogni, son père véritable, véritable cliché anticlérical.
Mais Senhill met surtout l’accent sur le grand auteur lyrique du XIXe siècle, n’en déplaisent aux wagnériens, Giuseppe Verdi, dont toute l’œuvre respire la haine des vieux. Son Don Carlos pourrait-être sous-titré l’Opéra des Vieux tant y dominent, surtout pour le pire, les figures de personnages âgés. Si on laisse de côté Charles-Quint, l’empereur qui a renoncé au pouvoir pour la bure monastique, et qui intervient, tel un Deus ex Machina, à l’extrême fin de l’ouvrage, deux figures se détachent : Philippe II et le Grand Inquisiteur. Vieillard centenaire, ce dernier, soutenu par un orchestre abyssal, s’impose, sentencieux puis sournois et enfin foudroyant, incarnation du Mal absolu. Le Roi d’Espagne est dépeint de son côté comme un tyran voué à l’échec, victime de sa vieillesse, de sa soumission à l’église, de misérables intrigues qui l’amènent à faire tuer un ami. Il prétend épouser la jeune Elisabeth de Valois, qui, selon des préjugés tenaces, ne saurait aimer un barbon.
Comme l’a déclaré l’auteur à un journaliste : « Les vieillards, sur la scène d’opéra, chantent, immuablement, leur éternelle défaite. Pour la bourgeoisie triomphante, le vieillard n’a aucune utilité productive, il doit laisser place au progrès et aux nouvelles couches montantes. Je déteste Don Carlos, je l’ai toujours trouvé abominable. Si Verdi avait suivi l’idée de sa musique, il aurait dynamité la convention bourgeoise du prétendu amour romantique. »
Le dernier opéra de Verdi, Falstaff, achève littéralement, l’image de l’homme âgé à l’opéra. Les biographes complaisants ont beau évoquer une identification du compositeur avec son personnage, vieux mais plein de sève et de joie de vivre, et la mélancolie de l’air « Va vecchio John ». Tout ce que le spectateur retient ce sont les humiliations successives que subit le vieux sybarite alors que les tourtereaux Nannetta et Fenton sont sublimés. La plupart des metteurs en scène d’opéra insensibles à cette situation, en rajoutent encore dans le cliché : Falstaff est non seulement dupé mais montré comme complètement idiot.
Espérons que cet ouvrage permettra une prise de conscience de la situation des vieux dans notre société.
- C.J. Senhill, L’opéra ou la défaite des vieux, ed. Gerontes, 2015, traduction J.M. Lebon-Vieuxtemps, 364 p.
L’opéra en quelques mots: un ténor et une soprane qui s’aiment mais doivent se cacher d’une basse 😉
Jolie analyse.