Par Tim Worstall, depuis le Royaume-Uni.
Le succès étonnant de l’application de messagerie « Yo » semble être une preuve parfaite que la Silicon Valley marche sur la tête1.
Ce succès est censé démontrer, si il en était encore besoin, que l’hypercapitalisme de l’avant-garde technologique pousserait les gens à se mettre en chasse d’une opportunité à se faire de l’argent facile plutôt que de s’attaquer aux problèmes qui assiègent et oppressent l’humanité.
C’est en tout cas ce que tente d’expliquer un professeur au CV impressionnant2 dans un article du Washington Post.
Seulement, cette idée pose deux problèmes. Le premier est qu’elle ne prend pas en considération ce à quoi les gens accordent réellement de la valeur, le second qu’elle ne tient pas compte de ce que cette avant-garde technologique hypercapitaliste fait concrètement dans le monde réel.
Citons l’article :
« Ce qui me préoccupe, c’est que l’adulation et le financement qu’a reçu l’application Yo va envoyer un message terriblement mauvais aux entrepreneurs à travers le monde, les encourageant à détourner davantage d’investissements vers la création d’applications toujours plus stupides et d’autres projets dénués de sens. Les entrepreneurs dont les idées changent le monde ont souvent un mal fou à trouver des financements de la part des capital-risqueurs. C’est pourquoi ils se tournent vers des sites de financement collaboratif comme Kickstarter ou Indiegogo, qui demandent directement au public d’investir. Même là, certaines des idées les plus prometteuses ne trouvent pas de financement, soit parce qu’il est difficile d’expliquer leur valeur, soit parce qu’elles sont trop risquées. Le monde a tant de problèmes à résoudre. Des milliards de gens vivent sans source fiable d’énergie et n’ont pas un accès correct à l’eau, aux soins médicaux et à l’éducation. Plus de gens meurent de manque d’eau propre que de la guerre. Notre système alimentaire, la source de revenus essentielle de milliards de gens, doit croître pour répondre aux besoins de deux milliards de personnes supplémentaires. La pauvreté est endémique à travers le monde. Voilà quelques-uns des grands défis de l’humanité. Et les pays en voie de développement ne sont pas seuls à souffrir de ces maux : de nombreuses parties du monde développé aussi, notamment en ce qui concerne la santé, l’éducation et la pauvreté. »
La première remarque qu’on peut faire est que personne ne peut décider de ce qui a de la valeur aux yeux d’autrui. Ce sont les gens eux-mêmes qui décident ce qui a de la valeur à leurs yeux. Je pourrais bien penser, par exemple, que Fesse-bouc n’a pas la moindre valeur, et je pourrais même avoir raison à ce sujet. Mais le fait qu’un milliard de personnes pensent le contraire signifie que cela a de la valeur à leurs yeux. Il en va de même avec toutes les technologies, tous les divertissements : que les gens regardent volontairement une émission de Nikos Aliagas prouve qu’il produit de la valeur, même si cette idée pourrait en surprendre plus d’un.
Des petits riens à valeur ajoutée
Donc, y a-t-il la moindre valeur dans l’application Yo ? Elle a été programmée en huit heures, mais quand les médias ont commencé à en parler, elle avait déjà 50 000 utilisateurs, ce qui semble donner une réponse positive. Combien d’entre nous peuvent prétendre avoir amusé, diverti, sans même parler d’impliquer, 50 000 personnes à partir d’une seule journée de travail ? Cette valeur pourrait être temporaire, elle sera peut-être balayée dans le futur par l’application « Ni » que certains lecteurs du Register ont proposé suite à l’article originel. Mais les utilisateurs ont accordé de la valeur à cette application à un moment donné, et donc de la valeur a été créée. Ce sont les consommateurs, exclusivement, qui déterminent ce qui a de la valeur.
La seconde remarque, bien plus importante, porte sur l’insouciante ignorance de ce que la Silicon Valley a réellement réalisé cette dernière décennie : une création de valeur sans interruption. Encore une fois, revenons-en aux manuels d’économie. Il y a eu tout un tas d’idées au cours de l’histoire concernant la cause de la croissance économique. Karl Marx affirmait qu’il s’agissait de l’accumulation de capital, qu’elle soit primitive ou autre. Au 18ème siècle, Adam Smith affirmait que c’était la spécialisation et la division du travail, permettant à l’économiste britannique du 19ème siècle David Ricardo de formaliser ces considérations et leurs conséquences sur le commerce. Le brillant économiste contemporain Deepak Lal distingue la croissance smithienne et la croissance prométhéenne, la dernière étant alimentée par les combustibles fossiles et ses effets démultiplicateurs aboutissant à l’abandon de la force humaine et animale. Il y a des écoles entières qui cherchent les institutions législatives et coutumières qui promeuvent ou empêchent la croissance. Il y a même une idée récente selon laquelle si l’on prenait tout l’argent des riches pour le donner aux pauvres alors cela créerait de la croissance économique parce que les ex-pauvres claqueraient tout, créant une demande.
Mais tous les économistes s’accordent sur le fait qu’aucune de ces idées ne contient le secret de la « croissance de rattrapage ». Le rattrapage est le processus par lequel les pays actuellement pauvres deviennent aussi riches que les pays précédemment riches, et comment ces pays peuvent passer d’un état d’indigence à la frontière technologique.
Toutes les théories économiques précédemment citées ont eu des influences diverses sur la croissance en des endroits qui sont déjà à la frontière technologique, certes, mais le secret réside tout simplement dans la diffusion de la connaissance. Le rattrapage a lieu quand les choses passent de « Mince, ça n’est pas possible ! » à « Aha, c’est donc comme ça qu’on fait ! ». Il y a ainsi un passage de la connaissance nécessaire de la construction de latrines de base aux détails de la création d’aimants à terres rares à partir de cette drôle de colline là-bas. Les deux fonctions les plus importantes et vitales pour la croissance sont donc que les gens sachent ce qui peut être fait, et qu’ils trouvent comment le faire.
Et ces deux fonctions ont été remplies par l’industrie hi-tech (Cambridge étant peut-être aussi importante que la Silicon Valley à cet égard) ces derniers temps. L’iPhone n’a que sept ans, et ARM prédit déjà qu’il y aura sous peu des smartphones parfaitement fonctionnels pour 20 dollars. Ericsson a estimé que d’ici cinq ans, il y en aura au total 5,9 milliards. C’est la technologie la plus rapidement adoptée de toute l’histoire de notre espèce.
Et au final, qu’est-ce que cette technologie va permettre aux gens de faire ? Eh bien, au fond, il s’agit de mettre la sagesse accumulée de toute l’humanité dans la poche de n’importe quel paysan sans terre dans le monde entier. Ce qui, si notre idée selon laquelle la diffusion de la connaissance est ce qui crée la croissance économique, signifie que ce problème est en gros en train d’être résolu.
On a même quelques bonnes preuves empiriques de la valeur des seules communications des téléphones portables. Du temps où les téléphones intelligents n’étaient encore qu’une idée sympathique, les chercheurs ont montré que le seul fait de mettre un téléphone portable dans la main de 10% de la population augmentait les taux de croissance du PIB d’un demi pour cent. Un demi pour cent du PIB bien entendu, non pas un deux-centième du taux de croissance existant3.
Et Yo ? Évidemment, l’application est triviale, mais une journée de travail pour fournir un amusement innocent à des dizaines de milliers de personnes ne semble pas être une si mauvaise idée. Avancer que cela signifie que le monde de la technologie ne traite pas des plus grands problèmes, c’est être invraisemblablement ignorant de ce que ce monde a réussi à faire.
Nous sommes en train de connecter le monde, et ça ne me surprendrait pas du tout si la diffusion de connaissances qui en résulte aura fini par promouvoir la révolution industrielle aussi bien que ne l’a fait la découverte de l’électricité.
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Article original titré « You’re inventing the wrong sort of tech for bad people who want to buy it. Stop it at once » et publié le 25.06.2014 sur The Register. Traduction : Benjamin Guyot.
- L’application Yo permet d’envoyer le texte « Yo » à un contact. Et c’est tout ce qu’elle permet de faire. ↩
- Qui ne serait pas impressionné par de tels titres ? Vivek Wadhwa est à la fois vice-président pour l’Innovation et la Recherche de la Singularity University, membre associé au Centre Arthur & Toni Rembe Rock pour la gouvernance d’entreprise de l’Université de Stanford, chercheur Invité à la Berkley School of Information de l’Université de Californie, directeur de recherche au Centre pour l’entrepreneuriat et la commercialisation de la recherche, cadre résident de l’école d’Ingénierie Pratt de l’Université Duke, chargé de recherches principal au Programme sur le travail et la vie professionnelle de l’Université Harvard, et chercheur Invité distingué à l’Institut Halle d’apprentissage mondial de l’Université Emory. ↩
- L’étude portait sur les pays sans réseau téléphonique terrestre, bien entendu. ↩
Mouais enfin fb, yo et nikos aliagas ne sont pas des révélateur de la révolution industrielle et sociale vers le haut..
Toi t’as vraiment rien compris à l’article !
Article intéressant, comme tout ceux qui abordent la question de la valeur, ce carrefour entre sciences politiques, economique, sociologie et philosophie.
Je ne pense pas que ce soit nécessaire d’aller si loin.
Il suffit de s’en tenir à l’offre et à la demande et à la liberté de chacun de contracter.
Si ça se vend c’est que ça s’achète et si j’ai envie d’acheter quelque chose 1,000E, chacun peut émettre son avis sur le coté futile de la chose et penser que ça aurait été à leur avis plus utile pour faire le bonheur de 1,000 Bangladeshis. Mais c’est sans penser à ma motivation pour mon bonheur à moi et que ma première pensée du matin pourrait – sans être exclusive – ne pas être de faire le bonheur des autres et que m’enlever cette motivation c’est m’enlever ma raison d’exister et les 1,000E n’existent plus.
Et qui sait, le bonheur de celui qui recevra ces 1,000E sera peut être de faire le bonheur de ces 1,000 Bangladeshis et l’on aura alors 1,002 personnes heureuses.
« Il suffit de s’en tenir à l’offre et à la demande et à la liberté de chacun de contracter. »
J’ai bossé pour un assez grand nombre d’organisations pour vous affirmeŕ que la loi de l’offre et de la demande est juste une force parmi autres, et que la contractualisation est un mode de relations utilisé parmi d’autres.
Et j’ajouterais que si je me posais pour chacune de ces organisations la question de savoir ce qu’elles valaient, j’etais obligé de me poser des questions philosophiques, sociologiques et poliiques.
C’est donc heureux de lire des articles qui nous font nous poser des questions sur la valeur des choses. C’est toujours fécond.
Mais bien sur il serait absurde que le public se pose des question sur les allocations de ressources publiques aux universités…
Et si l’intérêt de « Yo » était de faire parler de « Yo »?
Il semble que ce soit le fondement du commerce. 😀