La Cour européenne et l’Ukraine : des mesures conservatoires

Suite à la requête interétatique déposée par l’Ukraine contre la Russie, la Cour européenne a préféré ne pas intervenir dans le différend entre les deux pays.

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La Cour européenne et l’Ukraine : des mesures conservatoires

Publié le 18 mars 2014
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Par Roseline Letteron.

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Le 13 mars 2014, le gouvernement provisoire ukrainien a introduit contre la Fédération de Russie une requête interétatique, invoquant un risque pour le droit à la vie de ses citoyens en raison des menaces d’intervention des forces armées russes sur son territoire, plus particulièrement en Crimée. En même temps que cette requête, les autorités ukrainiennes ont demandé à la Cour de prendre des mesures provisoires, c’est-à-dire concrètement d’enjoindre immédiatement les autorités russes de s’abstenir de toute intervention susceptible de constituer des menaces pour la vie et la santé des populations civiles se trouvant sur leur territoire, plus spécialement en Crimée.

La Cour européenne a accepté de prendre ces « mesures provisoires », mais elle n’a pas pour autant donné satisfaction à l’Ukraine. Au lieu de viser les seules autorités russes, elle s’est adressée aux « deux parties contractantes », puisque l’Ukraine comme la Russie sont membres du Conseil de l’Europe et ont ratifié la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. C’est donc à la fois à l’Ukraine et à la Russie qu’elle demande de « s’abstenir de prendre quelque mesure que ce soit, et en particulier à caractère militaire, qui pourrait entraîner pour la population civile des atteintes aux droits garantis par la Convention, y compris de nature à mettre la vie et la santé de la population civile en danger ». Sur le plan politique, la manœuvre ukrainienne a échoué. Les nouvelles autorités du pays ne sont pas parvenues à obtenir ce qui pourrait ressembler à une condamnation de la Russie.

Les requêtes interétatiques et l’ordre public européen

Observons que la requête ukrainienne s’intègre dans une procédure, certes existante, mais relativement inusitée. Les « requêtes interétatiques » sont prévues par l’article 33 de la Convention qui autorise toute « Haute Partie contractante » à « saisir la Cour de tout manquement aux dispositions de la Convention et de ses Protocoles qu’elle croira pouvoir être imputé à une autre Haute Partie contractante ». La Cour européenne se voit ainsi dotée d’une compétence en matière de différends entre États, compétence qui s’exerce extrêmement rarement. Le tableau des requêtes interétatiques en recense seulement seize. Les premières, entre la Grèce et le Royaume Uni, sont intervenues en 1956 et 1957 à propos du statut de Chypre, sans aboutir d’ailleurs puisque les deux États concernés se sont accordés pour ne pas poursuivre la procédure. Les trois dernières sont intervenues à propos du conflit opposant la Géorgie à la Russie, en 2007, 2008 et 2009.

Le principe même de ce recours interétatique explique, d’une certaine manière, son échec. Il n’a en effet pas pour objet d’offrir à l’État une voie judiciaire pour protéger ses nationaux, sorte  d’alternative moderne à la protection diplomatique. L’article 33 vise, de manière beaucoup plus ambitieuse, à mettre en place une sorte de garantie collective en matière de droits de l’homme. Cette finalité est parfaitement illustrée par la requête introduite par le Danemark, la France, la Norvège, la Suède et les Pays Bas contre la Turquie le 1er juillet 1982. Dépourvus de tout lien de proximité, leurs ressortissants n’étant pas directement menacés par la situation, ces États vont néanmoins contester devant la Cour européenne les atteintes aux libertés commises par les autorités turques issues d’un coup d’État militaire intervenu en septembre 1980. La signification de ce recours avait d’ailleurs été clairement formulée par la Commission, dans son rapport sur l’affaire Autriche c. Italie le 30 mars 1963. Elle y affirmait déjà que l’État déposant une requête interétatique ne « doit donc pas être considéré comme agissant pour faire respecter ses droits propres mais plutôt comme soumettant à la Commission une question qui touche à l’ordre public en Europe ».

Certes, mais le problème est que ces requêtes sont souvent perçues comme des ingérences par les États dont la politique est ainsi dénoncée devant la Cour. Ils vont alors contester leur caractère politique et il faut bien reconnaître que ces requêtes ne reposent pas toujours sur une préoccupation totalement désintéressée. Leur résultat, ou plutôt leur absence de résultat, est d’ailleurs éclairant. Jusqu’à aujourd’hui, la Cour européenne n’a en effet rendu que trois arrêts sur requête interétatique, le seul méritant d’être mentionné étant celui qui condamne le Royaume Uni en 1978 à la suite d’un recours de l’Irlande, pour traitements inhumains et dégradants (art. 3).

C’est sans doute pour ces raisons qu’on assiste à une sorte d’entente tacite des États qui renoncent à utiliser la requête interétatique pour ne pas se mettre en cause mutuellement et publiquement. Ils reconnaissent ainsi, de manière implicite, que la requête interétatique a davantage une fonction tribunitienne que juridictionnelle.

Les mesures conservatoires

Dans le cas de la requête déposée par l’Ukraine le 13 mars 2014, la Cour européenne accepte de prendre une mesure conservatoire en demandant aux deux États concernés de ne prendre aucune mesure susceptible de porter atteinte au droit à la vie et à la santé des populations civiles. Disons-le franchement, c’est un double échec pour l’Ukraine, qui ne parvient pas à se faire reconnaître comme victime d’une ingérence russe.

Si l’on doit se référer à un précédent, c’est plutôt vers la jurisprudence de la Cour internationale de Justice (CIJ) qu’il faut se tourner. Dans une décision du 15 octobre 2008, la CIJ s’est prononcée sur une demande en indication de mesures conservatoires formulée par la Géorgie contre la Fédération de Russie. La première se plaignait de violations commises par la seconde de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. La Russie était accusée d’avoir « pratiqué et encouragé la discrimination dans les régions géorgiennes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie en lançant des attaques contre des personnes de souche géorgienne (..) et en se livrant à des expulsions massives de ces populations ».

La CIJ accepte le principe des mesures conservatoires, insistant sur le fait qu’elle est consciente du caractère exceptionnel et complexe de la situation dans la région, et qu’elle « prend note des incertitudes qui demeurent quant à la question de savoir qui y détient l’autorité ». Dans ces conditions, elle estime que l’ensemble de la population de ces territoires est effectivement vulnérable, et qu’il convient donc de prendre des mesures conservatoires pour la protéger. Mais ces mesures doivent être prises « à l’intention des deux Parties » qui sont donc invitées à s’abstenir de toute discrimination dans ces régions et à garantir la sûreté des personnes.

Le raisonnement de la Cour européenne en mars 2014 est absolument identique. De manière implicite, elle refuse d’entrer dans le débat sur la question de savoir qui détient l’autorité en Crimée et estime que les risques d’atteintes au droit à la vie et à la santé des personnes peuvent provenir aussi bien des autorités ukrainiennes que russes. Dans le cadre de mesures conservatoires, il faut bien reconnaître que cette solution est la plus raisonnable. Prendre des mesures conservatoires visant la seule Russie risquerait en effet d’être perçu comme impliquant la recevabilité de la requête déposée par l’Ukraine, recevabilité qui n’est pas encore examinée par la Cour européenne.

En reprenant une jurisprudence de la CIJ, la Cour européenne reconnaît implicitement que l’Ukraine ne fait pas une requête interétatique dans le but désintéressé de faire prévaloir les principes de la Convention européenne des droits de l’homme, mais dans celui d’assurer la protection de ses ressortissants et surtout de soumettre son différend avec la Russie à une procédure juridictionnelle.

La prudence de la Cour s’explique donc aussi par une volonté de ne pas se laisser instrumentaliser par les États. La Cour européenne ne veut pas intervenir dans des différends qui, pour le moment et fort heureusement, ne la concernent pas. Car, il faut bien le reconnaître, les autorités provisoires ukrainiennes ont saisi la Cour européenne, alors qu’elles n’ont, du moins pour le moment, à se plaindre d’aucune atteinte au droit à la vie ni aucun traitement inhumain et dégradant de la part de la Russie.


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  • De quel droit la Cour européenne a-t-elle seulement accepté une requête d’un gouvernement issu d’un putsch, comprenant un tiers environ de néo-mazis ouvertement revendiqués, faisant le salut nazi et professant des idées ouvertement antisémites, qui, si elles étaient proférées en France, leur vaudrait une incarcération?

  • Dans toutes ces règles de justice très compliquées, et heureusement que la conclusion de l’article le rappelle, il ne faut pas perdre de vue l’essentiel: les habitants d’Ukraine n’ont pas été attaqués par la Russie… et même bien au contraire en ce qui concerne les habitants de Crimée!

  • En attendant le « gouvernement  » Ukrainien est profondément russophone et raciste car ayant interdit l’usage du russe en tant que langue officielle sur son territoire.De plus ce « gouvernement » est composé de nazis patentés…Je ne nie pas que le régime de poutine est un régime autoritaire mais certainement pas un régime fasciste …

  • simple question ! vous etes tchètchène ?

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

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