Les mains de France : Le Château Myrat

Les mains de France, troisième épisode. Ce mois ci, Château Myrat, cru classé de Sauternes.

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Les mains de France : Le Château Myrat

Publié le 13 janvier 2013
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Les mains de France, troisième épisode. Ce mois ci, Château Myrat, cru classé de Sauternes.

Par Jean-Baptiste Noé.

Quand les brumes d’un matin enrobent des pieds de vigne. Quand l’humidité joue son indispensable partition. Quand la pourriture atteint le degré de noblesse. Quand les champignons se font artisans de vin. Alors, ensuite, viennent les mains expertes pour cueillir les grappes par tries successives. Alors se font les vinifications lentes, les maturations soignées, les élevages de millésimes, les ouillages de componction. D’abord la nature, et ensuite les mains.

Il faut cette rivière, ce coteau, ce calcaire, ce sémillon majoritaire, ce sémillon en contrepoint, pour faire Barsac, pour faire Sauternes. Il faut cette conjonction de facteurs naturels et de génie humain pour produire ces ors et ces dorures, ces sucrosités et ces amertumes, ces soyeux et ces droitures. Voilà comment on peut aboutir à Château Myrat, un des grands de Sauternes.

Cette appellation vit encore son purgatoire. Elle a produit tant de vins sirupeux, indigestes, lourds, confits, que le palais désormais y répugne. Et puis on ne sait pas comment boire ce vin, ni avec quoi l’accompagner. On a cru trouver dans le foie gras la solution au problème du Sauternes ; comme si le gras se mariait au doux. Dans ce ton sur ton de jaune et de lourdeur le foie s’est empesé, le vin s’est dilué. De nouveau, depuis presque une décennie, les vignerons de Sauternes nous proposent des produits classiques, droits, amples, profonds. Des vins que l’on médite, que l’on découvre au fur et à mesure de la dégustation. Oubliant le foie gras, l’imagination trouve les bons accords. Un repas au Sauternes, c’est un repas de fête. Prenez un millésime jeune en apéritif, bouteille qui accompagnera aussi l’entrée, notamment une salade de mâche aux gésiers assaisonnée de vinaigre balsamique. L’acidité se marie bien avec la douceur tonique du vin.

En plat, pour les fêtes, des coquilles Saint-Jacques à la crème, une oie rôtie, des topinambours en purée. Pour accompagner, un millésime mûr. Avec le fromage du vin blanc bien sûr. Un roquefort fait, un comté d’hiver. Puis, une tarte aux fruits, ou un fondant au chocolat. Ouvrez à ce moment un millésime d’une dizaine d’année, que vous pouvez continuer en digestif. Voilà votre repas au Sauternes. Et voilà trois heures de voyage et d’émotion.

Dans le domaine de l’art, il n’y a rien de plus grand qu’un opéra. C’est véritablement l’art supérieur par excellence. Seul le vin peut rivaliser avec lui, car lui seul joue sur la pluralité des sensations et des émotions. En dégustant un grand vin, on touche au génie suprême de l’homme, à sa capacité à générer le temps, à faire fi de l’instant, de la saison, pour toucher l’excellence de l’intemporalité. C’est pourquoi seul le vin peut nous faire autant homme, car il nous sort de la glaise pour nous aspirer vers les rivages célestes. Regardez à Sauternes, ce botrytis cinerea qui gobe l’eau, rapetisse les grains, enduit de poussière des grappes autrefois belles. Ce champignon est la ruine du vin. Il détruit tout. Il aspire tout. Ce sont les vignerons de Bordeaux qui ont su en faire le moteur de leur vin, l’âme de leur produit. Voilà comment on peut retourner une situation catastrophique en position avantageuse. La profondeur liquoreuse des Sauternes émane de ce coup de génie. L’esthétique y a aussi sa part. Qu’il est beau ce jus dans la bouteille, en verre blanc bien clair. Dans une carafe en cristal, les reflets de lumière se jouent de la profondeur de la robe. Dans le verre, c’est un chatoiement délicieux, un kaléidoscope de reflets et de contre-pieds.

Le château de Myrat, situé sur l’appellation Barsac, appartient depuis 1937 à la famille Pontac. C’est dans cette famille que fut lancée la révolution marketing et commerciale du vin de Bordeaux, à partir du XVIIe siècle.

Arnaud de Pontac (1660)

En 1533, Jean de Pontac fonde le domaine Haut-Brion, qui figure encore aujourd’hui parmi les grands crus classés des Graves. Au siècle suivant, un de ses descendants, Arnaud de Pontac, dirige à son tour l’exploitation familiale. Il se rend compte de la difficulté de la vente de vin, et notamment de la concurrence des autres crus. Il opère donc une révolution commerciale majeure, qui sera suivie par la suite par presque l’ensemble des vignerons, mais qui lui a donné, au début, un avantage comparatif exceptionnel. En 1660, Arnaud de Pontac est nommé Premier président du Parlement de Bordeaux. Cette haute position juridique et politique lui permet de connaître beaucoup de monde, ce qui facilite l’ouverture des marchés. Mais surtout, en 1663, Pontac décide de vendre son vin sous son propre nom, et non plus en vrac, comme le faisait les autres vignerons. Ce faisant, il peut s’assurer de la qualité de ses produits, en évitant que les négociants ne mélangent son vin avec d’autres. Il acquiert aussi une large visibilité sur la place bordelaise, puisque son nom devient une marque, et il peut ainsi se faire plus facilement reconnaître en Angleterre, et notamment à Londres, où le nom de son domaine va être propulsé parmi les plus grands vins. Pontac se rend même à Londres pour développer son portefeuille de clients. Il vend directement aux tavernes et crée ensuite une cave dans la capitale anglaise pour y vendre son vin sous le nom de son étiquette. Haut Brion prononcé à l’anglaise devient ainsi Ho Bryan, ce qui lui assure un effet publicitaire important. Le nom est vanté ; le terroir aussi. Et effectivement, le terroir de Haut-Brion est merveilleux : c’est un des plus pauvres de France, des sols de graves froides et humides, du sable et de la silice. Pour faire du vin sur cette terre, il a d’abord fallu drainer le sol, ôter les pierres et amener de la terre, bref créer un terroir artificiel. Pontac ne s’est pas limité à un développement marketing de son vin, avec un nom qui sonne bien, il a aussi travaillé la production. S’il vend son vin à Londres trois à quatre fois le prix d’un Bordeaux ordinaire, c’est aussi parce qu’il a accentué la qualité intrinsèque de son produit.

Il ne travaille pas d’ailleurs que le sol, en créant un terroir favorable à son vin. Il s’attache aussi à la culture du raisin et au travail de la cave. Les rendements sont diminués, les grappes impropres et non mûres sont retirées, les fûts en usage sont neufs et propres. Les vins de Haut Brion sont donc plus corsés, plus gouteux et plus concentrés que les antiques clairets de Bordeaux, qui ont pu faire la fortune de quelques vignerons, mais qui se trouvent, en ce XVIIe siècle, désormais dépassés par des vins plus mûrs venant de Champagne et de Bourgogne, ou des vins plus corsés, venant de Porto, d’Espagne ou de Sicile. Bref, c’était la crise, une crise viticole majeure qui a emporté certains vignerons et qui a provoqué le déclassement de parcelles bordelaises. En travaillant sa vigne et son vin, Pontac a créé un nouveau goût, plaisant aux clients anglais, et capable de rivaliser avec les saveurs des autres régions viticoles. Ce goût, c’est celui des new french claret. Haut-Brion a soutenu le gant du défi commercial, et il l’a remporté. À tel point que ce vin est désormais une légende et un modèle pour de nombreux vignerons.

En 1666, année du grand incendie de Londres, Arnaud de Pontac demande à son fils, François-Auguste, de se rendre à Londres pour y ouvrir un restaurant, le Pontack’s head. En table, il sert une cuisine plus fine et plus élaborée que celle des simples tavernes. Dans les verres, le Haut-Brion est bien sûr présent. C’est bien évidemment un moyen de jouer sur l’amélioration de gamme, et de se démarquer des clairets simples et futiles. Dans ce restaurant se côtoient les grands écrivains de l’époque, un peu comme le Procope à Paris (même si ce dernier est un café, et non pas un restaurant). John Locke évoque ainsi le Haut-Brion dans ses écrits philosophiques. De nos jours, la gloire commerciale est plutôt atteinte quand un vin est vu au cinéma ou à la télévision. Les temps changent. Le domaine Haut-Brion fut un temps la possession de Talleyrand, plus connu pour son goût pour le vin que pour sa capacité à travailler la terre. L’aristocratie de la fourberie a voulu se couler dans les habits de l’aristocratie du bouchon.

Cette belle réussite française, cette capacité à percer les marchés étrangers et à y conquérir des clients grâce au coup de génie lucide d’un homme, à sa volonté de fer de redresser le vignoble familial, et dans sa capacité à conjuguer trois éléments essentiels de la réussite : le savoir, l’avoir et le vouloir. Le savoir, c’est-à-dire la capacité à faire apprécier le bon vin chez ces clients, bourgeois, commerçants et financiers de la place londonienne. L’avoir, c’est-à-dire les capitaux nécessaires à l’investissement pour la transformation des sols et l’achat de matériel technique adéquat. Le vouloir, c’est-à-dire la volonté d’investir et de conquérir des marchés. Cet exemple d’histoire viticole peut s’appliquer à bien des domaines de l’histoire économique. Conjuguer savoir, avoir et vouloir se retrouve dans la chimie, l’industrie, l’internet et les services. La capacité à créer de nouveaux produits, à avoir l’idée qui permet à une boisson banale de devenir supérieure à une autre, c’est le propre du chef d’entreprise novateur et hardi. Ensuite, les autres vignerons ont suivi, et se sont engouffrés dans le sillon tracé par Pontac. Il a voulu se démarquer des autres vignerons et, réussissant, il a permis à ses concurrents de se développer à leur tour, en copiant sa méthode. Une fois le verrou londonien percé, les autres vins ont eu plus de facilité à entrer. Puis de Londres il est parti à Paris, et ensuite dans les grandes capitales européennes, puis les grandes capitales mondiales. Haut-Brion se trouve désormais dans les belles caves de Moscou, de Hong-Kong, de New York et de Brasilia. Cet exemple montre donc qu’il n’est pas nécessaire de jalouser la réussite des concurrents : pour peu que l’on sache s’y prendre, elle peut engendrer une réussite en cascade.

La famille Pontac n’a donc plus Haut-Brion, mais ils ont Myrat. Le nouveau clairet français a cédé le pas au liquoreux de Barsac. Goût différent, autre esthétique, mais savoir-faire permanent. Château Myrat témoigne de la permanence de l’artisanat d’art, du particularisme français pour le luxe, et à quel point les mains de France peuvent tisser des mélodies vineuses envoutantes.

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  • Super ! Début de l’article ne serait-ce pas sauvignon en contrepoint plutôt que sémillon ?

  • Les commentaires sont fermés.

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