Libéralisme et sexualité : qu’en disaient les libéraux du XIXe siècle ?

Benoît Malbranque analyse les écrits des libéraux classiques sur la sexualité, et dévoile une perspective attachée aux notions de consentement et de responsabilité individuelle.

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Libéralisme et sexualité : qu’en disaient les libéraux du XIXe siècle ?

Publié le 17 décembre 2023
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Le libéralisme classique français a été porté par des auteurs presque exclusivement masculins, et qui pour certains des plus fameux (Turgot, Bastiat, Tocqueville) n’ont pas laissé de postérité : ce qui devrait engager à ne pas rechercher leur opinion sur la sexualité. C’est pourtant ce que je ferais, et la démarche n’est peut-être pas vaine.

 

Les premières conceptions religieuses

Aux premiers âges de l’histoire de l’humanité, la sexualité, incomprise, est déifiée : des autels sont dressés devant des pierres d’apparence phallique, où l’on s’agenouille avec dévotion, et où les filles viennent se frotter lascivement le ventre. Étant source des plus grands plaisirs, elle devient aussi l’objet de pratiques sacrificielles, soit par l’abstinence et la privation, soit par des mutilations dont la circoncision juive et l’excision africaine sont vraisemblablement des formes (Benjamin Constant, De la religion, t. I, 1824, p. 257).

Supposément pleine d’impureté, l’union des sexes est exclue des conceptions vraiment sublimes. Les Égyptiens tiennent que le dieu Apis est le fruit d’une jeune vache encore vierge, fécondée par le Soleil. En Inde, Krishna naît sans accouplement, mais par l’intervention d’un cheveu abandonné par Vishnu. Chez les chrétiens, Jésus, fils de la vierge Marie, est conçu du Saint-Esprit. C’est qu’en s’incarnant la divinité ne saurait se rabaisser à naître d’un acte tenu pour honteux (Idem, t. IV, 1831, p. 283-285).

Le commerce charnel est une souillure, et la faute en est placée principalement sur la femme. C’est toujours elle, dans les religions, qui pousse l’humanité à sa perte, et qui comme Ève corrompt l’homme. Sur elle pèse une double réprobation morale (Idem, t. III, 1827, p. 147).

 

La liberté de la sexualité récréative

À rebours, le libéralisme doit se conduire, non par les préceptes religieux, mais par les faits. Il n’a pas besoin de recommander le passage devant un prêtre pour que l’accouplement ne soit pas obscène et immoral, ou d’éloigner la nouvelle épouse de son milieu pour rejeter dans un lointain commode la faute qu’on vilipende (Yves Guyot, Études sur les doctrines sociales du christianisme, 1873, p. 119).

Le désir sexuel répond à un besoin immédiat de l’espèce : la nature a besoin que les êtres soient doués d’une force d’expansion surabondante, et que leurs penchants à la reproduction soient très développés. C’est ensuite à eux à en régler l’accomplissement, d’après leurs désirs et leurs forces.

Pour limiter la mise au monde d’une tourbe de misérables, Malthus (un prêtre anglican) recommandait dignement la contrainte morale, c’est-à-dire l’abstinence, et le mariage tardif. Au sein du libéralisme français, Joseph Garnier et Charles Dunoyer (plutôt libres-penseurs) réclament autre chose encore : la substitution de la morale de la responsabilité et du plaisir innocent au dogme du renoncement chrétien. La sexualité récréative, disent-ils, n’est ni immorale ni coupable : elle entre dans la catégorie des actes vains, si l’on veut, mais non des actes nuisibles, les seuls dont la morale et les lois doivent s’occuper (Charles Dunoyer, Mémoire à consulter, etc., 1835, p. 177 ; Joseph Garnier, Du principe de population, 1857, p. 93).

Pratiquer, en termes savants, l’onanisme ou coitus interruptus, et l’acte solitaire, n’est pas répréhensible. Mais pour tous ces auteurs, l’avortement reste un crime, car il interrompt la vie d’un être en développement. Partout, il faut équilibrer la liberté par le consentement et la responsabilité.

 

La question du consentement

La sexualité libre ne peut être fondée, en toute justice, que sur le consentement des parties. Elle ne peut pas non plus s’émanciper des contrats et des promesses verbales, et par conséquent l’adultère est répréhensible.

Le mariage se fonde sur un contrat, qui doit être respecté. C’est un consentement global à une union de vie, et il emporte avec lui une certaine acceptation tacite de rapports, qu’il est difficile de définir. Mais les actes individuels qui sont refusés, ne peuvent être accomplis.

La difficulté pratique de fixer les bornes du consentement sexuel est très réelle. L’union des sexes se fait par acceptation non verbale, comme aussi par étapes, et sans contrats. Une difficulté plus grande s’élève même quand il s’agit de sanctionner les infractions commises. Car les actes qui se passent dans l’intérieur du foyer échappent presque toujours à l’atteinte des magistrats, sauf s’ils conduisent à des marques de violences graves, par lesquelles on peut distinctement les reconnaître (Charles Comte, Traité de législation, t. I, 1826, p. 478).

La question de l’âge est aussi très embarrassante. À l’évidence, la limite numérique des dix-huit ans, par exemple, n’est pas plus rationnelle qu’une autre. Mais tant qu’une limite numérique subsiste, et tant qu’elle n’a pas été remplacée par une autre fondée sur les faits et les individus, cette limite doit être respectée.

 

Les contrepoids de la responsabilité

La liberté sexuelle a besoin d’être contenue par la responsabilité individuelle ; mais les moyens pour cela doivent être bien entendus. Jusqu’à une époque récente, des lois ont existé pour interdire le mariage à l’indigent, sous le prétexte qu’il fallait endiguer le paupérisme (G. de Molinari, La Viriculture, 1897, p. 177-180.). C’est le principe de précaution appliquée à la procréation.

La responsabilité bien entendue suit les actes, et ne les précède pas. Quand un chétif commerçant se donne douze enfants pour lui succéder, c’est à lui, et pas à d’autres, à fournir les moyens de les élever : les contribuables n’ont rien commandé, rien acquiescé de tel. Une responsabilité légale pèse sur lui, par suite de ses actes. Il peut la partager par l’assurance et l’assurance et la mutualité, mais non l’éteindre (Edmond About, L’Assurance, 1866, p. 112).

Celui qui cherche à échapper à cette responsabilité doit y être ramené par la loi. C’est la question de la recherche de la paternité, qu’ont soulevée avec beaucoup d’ardeur les libéraux classiques français (voir notamment Société d’économie politique, réunion du 5 octobre 1877.). Car on ne peut pas faire impunément banqueroute de ses obligations.

 

Les industries de la prostitution et de la pornographie

Chaque individu est propriétaire de lui-même, et si les mots ont un sens, ils signifient le droit d’user et d’abuser de notre propre corps, de nos facultés (Jules Simon, La liberté, 1859, t. I, p. 308). La prostitution, la pornographie, ne sont pas répréhensibles tant qu’elles s’exercent dans le respect des contrats, avec le consentement total des parties.

Fût-elle libre, on pourrait encore réprouver moralement l’industrie de la prostitution, mobiliser l’opinion contre elle, et même demander qu’elle soit classée dans la catégorie des industries dangereuses et insalubres, et soumise à des règles spéciales de localisation, de publicité, etc (G. de Molinari, La Viriculture, 1897, p. 239). Les mêmes impératifs de discrétion dans l’espace public peuvent être étendus à la pornographie (Frédéric Passy, réunion de la Société d’économie politique du 5 septembre 1891).

 

L’homosexualité

L’homosexualité, quoique dans la nature, n’est pas dans l’intérêt de l’espèce. On peut à la rigueur la réprouver moralement, sur cette base (G. de Molinari, La morale économique, 1888, p. 413). Mais sa pratique étant inoffensive pour les tiers, elle doit être tolérée par les lois. Et si ce n’est pas l’enseignement des anciens auteurs, c’est la suite logique de leurs principes.

Car encore une fois, pour traiter de ces questions, il ne faut pas autre chose que des principes.

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  • Quand on parle du libéralisme on oublie souvent le respect d’uneparoe donnée formellement pour se focaliser sur le respect des libertés ..

  • C’est, selon moi, par le regard porté sur la prostitution ou la consommation de drogue, que l’on peut distinguer les pays libéraux des autres.
    La libre disposition de soi, il n’y a que ça de vrai.

    • A cette aune, on mesure aussi l’hypocrisie de ceux qui réintroduisent, par la fenêtre, la question morale, chassée par la porte.
      La prostitution est autorisée en France. Pas son commerce. Pourtant imposable.

  • Tous les problèmes liés à la sexualité n’ont qu’une origine : la religion. La religion a créé des tabous qu’il est très difficile de vaincre. On notera pèle mêle :
    L’infériorité de la femme qui a causé le bannissement de l’homme de l’Eden.
    Le mariage qui impose au couple une vie entière ensemble.
    La condamnation des filles mères et donc de l’acte avant ou hors l’institution du mariage.
    La condamnation de la prostitution, de l’homosexualité, etc.
    L’autorisation (heureusement révolue) du droit de cuissage.
    Dans une certaine religion, le droit pour un adulte d’épouser des filles dès leurs 9ieme année. Ou le devoir d’épouser sa belle soeur si en cas de décès de son époux.

    -3
    • Avatar
      alline.francois@gmail.com
      17 décembre 2023 at 9 h 48 min

      Je ne suis pas tout à fait d’accord. Il me semble :
      Qu’Adam a été chassé du paradis parce qu’il a eu la faiblesse de céder à la tentation. Ce n’était pas une question d’infériorité de la femme..
      Le mariage indissoluble exigeant fidélité a été instauré par cette femme, mère des croyants qu’est l’église. Le but était entre autres d’en finir avec la répudiation, les concubines et maîtresses officielles pour assurer la sécurité de la femme.
      Le droit de cuissage est une légende urbaine

      • C’est la femme qui a poussé l’homme à croquer dans la pomme interdite. Vis à vis de l’église, c’est elle la responsable du bannissement.
        Les concubines et maîtresses vivent très bien de nos jours. Et d’ailleurs les maîtresses ont toujours bien vécu. Le mariage à été inventé pour que la femme devienne la procession de l’époux. Elle était achetée par la dot. Suite à cet achat elle n’avait aucun droit ; comme un vulgaire cheval. L’origine de cette procession remonte à une période très lointaine : quand l’homme a pris conscience que la femme pouvait, sans qu’il le sache, lui donner une descendance qui n’était pas la sienne.
        La répudiation n’existe que si le mariage existe : de nos jours ça s’appelle le divorce. Et si la répudiation était si difficile pour les femmes, c’est parce que la société lui refusait le travail et les droits égaux à l’homme.
        L’unique but à l’origine du mariage était d’assurer la descendance de lépoux par le sang.

        -1
        • Vous raisonné comme un homme du 21 ième siècle, c’est ça votre problème. La société humaine à très longtemps été une société violente de part la dureté de son existence qui la faisait se rapproché des société animal. Comme dans beaucoup de société animal le mâle est plus puissant et donc impose ses règles, ça n’est ni bien ni mal dans l’absolu, c’est juste un système de régulation. Il se trouve que cette société humaine à évoluée nottament grâce au libéralisme et que donc nous avons maintenant le loisir de porter un regards différent de celui de nos ancêtres. Je dis bien différents et pas supérieur car il correspond à la société actuel et serait bien évidement inadapté dans les société passé. Imaginé par exemple une société moyenâgeuses ou les femme ne fasse très peu d’enfants, cette société disparaitrait en quelques années. Il n’est d’ailleurs pas impossible que cela soit notre sort à moyen échéance mais je sort du sujet.

    • « problèmes liés à la sexualité » est trop vague …

    • Le droit de puisage n’a jamais existé, c’est une légende forgée par les révolutionnaires pour stigmatiser le Moyen-Âge. Ce qui a existé, c’est le droit de quittage (ou de formariage), essentiellement symbolique, dû quand une fille se mariait hors fief du seigneur, ce qui faisait baisser le nombre des ses « assujettis » actuels et à venir. Un peu l’équivalent de notre exit tax…

    • La religion n’est pas une entité artificielle née de l’ether. Elle émane de la culture d’un peuple, de sa vision du monde, de sa vision des rapports hiérarchiques, des rapports hommes/femmes, de la famille. Je ne suis pas certain que l’athéisme officiel des communistes ait apporté plus de bonheur global.
      .
      L’athéisme militant français qui ne « voit pas » les apports positifs de l’église chrétienne de proximité durant des siècles émane surtout du pouvoir concurrent républicains qui me semble lui aussi très criticable. On sait ce qu’on perd…
      .
      Le droit de cuissage est un mythe et sans religion je ne crois pas que les filles de 9 ans seraient mieux protégées ni l’homosexualité mieux acceptée dans certaines cultures.
      Je pense que tous les peuples et toutes les religions ne se valent pas et je ne suis pas certain qu’un bonheur-mètre placé dans un univers ou la religion chrétienne n’aurait pas existé indiquerait une valeur incroyablement plus haute… Pourquoi pas plus basse ? C’est en occident chrétien que l’esclavage est aboli et l’égalité en droit me semble aussi découler en droite ligne de l’égalité devant Dieu.
      Je suis athée, mais je ne suis plus du tout persuadé qu’un monde sans la chrétienté aurait été meilleur.

  • « C’est la question de la recherche de la paternité, qu’ont soulevée avec beaucoup d’ardeur les libéraux […]. Car on ne peut pas faire impunément banqueroute de ses obligations. »
    Je fais remarque que l’avortement est maintenant autorisé, et il est à la discrétion exclusive de la femme (l’homme ne peut s’y opposer). Ainsi, lors du coït, les deux partenaires consentent à potentiellement créer une nouvelle vie. Mais ensuite, c’est la femme seule qui décide si cette vie sera bien crée.
    J’en déduis que si l’homme souhaitait que sa partenaire avorte mais la femme non, il devrait pouvoir alors renoncer à ses obligations parentales, car la paternité n’est alors pas de son choix. Bien évidemment lui échoirait le cout de l’opération si elle a lieu. La situation inverse ne peut pas se poser, car l’avortement relève de la libre disposition du corps, qui concerne la femme seule (si l’on néglige la vie du fœtus, ce qui est bien évidemment une autre question!).
    Le fait est qu’avec l’avortement, une asymétrie est crée: après le coït, la femme peut forcer la paternité, mais l’homme ne peut forcer la maternité. Une asymétrie de responsabilité devrait donc avoir lieu..

  • Il y a beaucoup de certitudes assenées avec la finesse d’un Panzerkampfwagen VI dans cet article.
    Après plus d’un demi-siècle de vie, je ne trouve plus aucune satisfaction à lire des choses qui ignorent les contraintes biologiques et évolutives, les surcouches culturelles, les contraintes sociales naturelles.
    La religion ne naît pas ex-nihilo d’esprits totalement délirants et la tradition ce n’est au fond que des expériences qui ont marchés.
    L’égalité en droit est totale dès les années 80 en occident et la religion chrétienne a quasi disparue, nous avons eu un court âge d’or jusque dans les années 2000, mais de gros nuages sombres s’accumulent sur une civilisation multi-centenaire et on ne peut pas dire que les hommes et les femmes qui la composent nagent actuellement dans le bonheur.
    J’attendrais pour ma part la descente de l’alpage pour compter les bouses.

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