L’émotion en politique, un obstacle à l’intérêt général ?

Dans un contexte politique où la compassion prime souvent sur la raison, Ali Choukroun analyse les limites de l’émotion en tant que fondement de la prise de décision. Il remet en question la place de l’émotion dans les débats écologiques, en soulignant les risques de ce parti pris émotionnel.

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L’émotion en politique, un obstacle à l’intérêt général ?

Publié le 5 décembre 2023
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N’en déplaise aux radicaux, l’émotion n’est pas bonne conseillère. Préserver le politique de nos sentiments, c’est faire un pas en direction de l’intérêt général. Adjoindre l’épithète « humain » à cette notion, c’est la dévaloriser. Mais qui a bien pu associer la rationalité responsable de l’intérêt général à un qualificatif empreint de sensibilité ? Un constitutionnaliste, expert des arcanes de la Cinquième République ? Un intellectuel de haute volée, versé dans les théories du contrat social ? Ni l’un, ni l’autre. L’auteur de l’expression « intérêt général humain » est le connaisseur en chef des forces de gauche : Jean-Luc Mélenchon. Cette sournoise erreur illustre la tournure démesurément compassionnelle de l’activité politique contemporaine. L’espace public du débat sur l’écologie offre plusieurs scènes dans lesquelles l’intérêt général entre en tension avec la sensibilité. Prenons-en deux, pour montrer ensuite en quoi les émotions des êtres humains ne doivent pas être confondues avec les demandes des citoyens.

11 décembre 2016, sourire de François Pignon aux lèvres, le leader de La France Insoumise défend à travers la formule « d’intérêt général humain » – qu’on ne trouve nulle part ailleurs – sa conception de l’écologie :

« Nous entrons dans une période de sécheresse, la seule question qui se pose c’est où on va trouver de l’eau et comment on fait. Et si pour trouver de l’eau et la protéger on est obligé ici de réquisitionner, là-bas de confisquer, là de dire à Monsieur « écoutez, vous changez complètement votre mode de production », on le fera ! On ne tiendra compte que d’une chose, l’intérêt général humain et pas l’intérêt particulier »

« Oh la boulette ! », pourraient s’écrier de modestes juristes. Il faut croire en effet que monsieur Mélenchon manipule les concepts de la philosophie politique et morale comme monsieur Pignon ses maquettes, comme de pâles répliques de grands monuments. Pourquoi le leader de la France Insoumise mobilise-t-il l’idée « d’humain » ? Car elle nous touche. Nos « cœurs palpitants [et] sensibles », selon l’expression d’Alphonse de Lamartine, fonctionnent à l’émotion. L’une des prouesses techniques majeure de ces dernières années réside dans la judicieuse utilisation de la tristesse, de la colère, de la peur, de la joie et du rire par les réseaux sociaux. Meta est passé maître en la matière, tandis que Twitter révèle nos instincts les plus primaires. Universelles car biologiques, les émotions constituent une puissante variable de compréhension de nos comportements. Certes, ce n’est pas une surprise. Mais la différence – passée inaperçue – avec la période qui nous précède se situe dans ce que le rôle crucial des émotions est désormais dûment documenté par la science.

Plus récemment, le 23 novembre dernier, Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique, débattait avec le réalisateur et militant écologiste Cyril Dion. Selon le premier, « l’urgence n’est pas un registre pour un débat démocratique ». Cyril Dion hausse les sourcils : « Je suis un peu ahuri à vrai dire, c’est-à-dire je suis ahuri de vous voir écrire dans Le Figaro que l’urgence est utilisée pour […] pousser des mesures qui seraient presque anti-démocratiques. Enfin je vous rappelle quand même que… ». Passons sur l’arrogant « rappel » de l’activiste pour nous concentrer sur le fond de son propos. Que rappelle-t-il à Dominique Reynié qui invite à prendre le temps de la discussion ? Dans le bingo de l’écologisme, Cyril Dion a sélectionné la Convention citoyenne pour le climat (CCC) afin d’illustrer une « initiative alors là pour le coup très démocratique ». Nous pourrions lui rappeler en retour que ce dispositif n’était pas plus statistiquement représentatif que souverainement élu. Frustré, Cyril Dion remémore à son adversaire que les militants alertent depuis quarante ans, qu’ils sont donc à bout, « vous vous rendez bien compte ».

Nonobstant l’impatience de ceux qui attendent le grand soir depuis près d’un demi-siècle, les membres qui composent la société ne vivent pas exclusivement au rythme des marches pour le climat. Certains ont mieux à faire, d’autres n’ont ni le temps ni le sou, ou se mobilisent différemment. À ceux qui choisissent, dopés par l’émotion, de défendre l’écologie sur le ton du drame, à coups de peau de banane ou de destruction de mégabassines, Dominique Reynié oppose le suffrage universel. Mais Dion n’est visiblement pas spécialiste en démocratie. Un peu plus loin, il en remet une couche. Cette fois-ci, ce sont « tous les sondages qui ont été menés sur la question » qu’il faudrait regarder. Reynié reprécise que le vote constitue le juge en dernier recours. Alors quelques minutes après, Cyril Dion ose le point de non-retour : « Dominique Reynié, j’ai fait un film qui a fait plus d’un million d’entrées au cinéma les gens se sont reconnus dedans ». Sans intention aucune de vexer son ego, si la démocratie devait se définir au box office, ce sont Les Minions (6 588 715 entrées en 2015) ou Aladin (4 439 602) qu’on devrait voir sur le perron de l’Élysée, loin devant quelques spectateurs subjugués par Demain.

 

Changement d’époque

L’usage de l’émotion comme argument politique est le point commun de l’invention par Mélenchon d’un intérêt général « humain » et de la frustration de Cyril Dion face à la froide rationalité du vote. Ces épisodes témoignent d’un changement d’époque. C’est pour cela que loin de l’anecdote, il faut les prendre au sérieux. En décembre 2021, à partir d’une recherche lexicale massive sur des livres de fiction, des essais et les articles du New York Times publiés depuis 1850, des chercheurs hollandais et américains ont obtenu des résultats édifiants. Entre 1850 et 1975 l’utilisation des termes du champ lexical de la raison (tels que « déterminer », ou « conclusion ») augmente au détriment de ceux issus du champ lexical de l’émotion (« sentir », « croire » etc.). À partir de 1975, la courbe s’inverse drastiquement, le vocabulaire de la raison décline. Une tendance similaire est observable avec la montée en puissance depuis le milieu des années 1970 des pronoms personnels « je/nous » aux dépens des « il/ils »[1]. Ce ne serait pas un problème si les mégalomanes sensibles qui se substituent peu à peu aux modestes impassibles ne formaient les contingents de minorités actives et politisées. Leitmotiv essentiel du Prince, la notion d’intérêt général est un antidote contre cette vague des émotions.

Le 30 novembre 1998, le Conseil d’État proposait une réflexion sur cette matière. Dès son introduction, il rappelait que l’intérêt général est la « pierre angulaire de l’action publique ». Il restituait ensuite les deux interprétations les plus communément admises. La première, utilitariste, le considère comme l’addition d’intérêts particuliers. La seconde, privilégiée en France, volontariste, le définit comme « l’expression de la volonté générale, qui confère à l’État la mission de poursuivre des fins qui s’imposent à l’ensemble des individus[2] ». Enseigne-t-on l’intérêt général dans les facultés de sociologie ? Il suffit de jeter un œil aux syllabus délivrés en Travaux Dirigés ou à la production académique pour se faire une idée de la réponse. En 2023, nous pouvons raisonnablement gager que l’étudiant moyen de sciences sociales, de la première année de licence à la dernière année du Master, ne sait définir l’intérêt général. Pourtant, le quidam ne manquera pas de discourir, dans une répétition pavlovienne de la parole académo-militantes de certains de ses professeurs, qu’il est urgent de déconstruire ce mythe. Que dirait-on d’un étudiant en économie qui aurait du mal à expliquer ce qu’est le PIB, tout en ratiocinant à son sujet ?

Gouverner au nom de l’intérêt général impliquerait en vérité de gouverner à vent contraire, c’est-à-dire à rebours de l’opinion publique ou des petits souhaits électoralistes. En suivant Raymond Boudon, l’intérêt général pourrait être dicté par le « spectateur impartial[3] », une abstraction à la place duquel le politique devrait se mettre pour prendre ses décisions. Le spectateur impartial n’est ni de gauche ni du centre, ni de droite. En référence à Quetelet, il est l’homme moyen de la science politique. Le spectateur impartial est celui qui, sur un sujet donné, n’a ni ambition ni passion, tout simplement parce qu’il n’est pas concerné. De la notion de « spectateur impartial », comme de la réflexion du Conseil d’État, aucune trace dans les cours dispensés aux futurs soi-disants initiés des arts de la politique. Rien non plus du côté du seul numéro d’une revue qui s’est pleinement consacrée à la notion, il n’y a pas si longtemps en 1998[4]. En revanche, on trouvera davantage répandue, sous la forme d’un marxisme réchauffé, la critique bourdieusienne de la notion.

À l’heure de la multiplication des sondages que le politique adore autant qu’il adore les critiquer, le spectateur impartial constitue une mesure du bon sens, et non de l’opinion publique. Celle-ci, toujours brandie quand elle arrange les calculs de celui qui la mobilise, ne représente souvent rien de plus que la somme d’intérêts égoïstes. Incidemment, s’il peut apparaître moralement noble de défendre la veuve et l’orphelin, n’oublions pas qu’une société n’est pas exclusivement composée d’indigents. Comme le rappelle avec justesse Gérald Bronner : « Parfois l’intérêt général et l’opinion publique ne convergent pas ». En conséquence d’une épidémie d’ignorance dans l’usage de la synecdoque, la solennelle formule « Les Français veulent que… », qui n’impressionne généralement que son locuteur a fait florès. Est-ce à un cours élémentaire de figure de styles ou de statistiques qu’il faut inviter nos chers mandants ? Comment Jordan Bardella parvient-il à inférer que « les Français veulent que la France reste la France » ? Qu’est-ce qui permettait également à Emmanuel Macron d’affirmer en 2017 que « les Français veulent que les choses changent en profondeur ». Malgré les nombreuses caractéristiques communes des populations de l’Hexagone, nous vivons, pour reprendre l’expression de Jérôme Fourquet, dans un archipel[5]. Garantir l’intérêt général nécessite de s’élever au-delà des ilots crées par la fracture socio-économique.

Malgré toutes les émotions qu’ils reflètent, les sondages ou les entrées d’un film ne peuvent remplacer les voies institutionnelles de la démocratie représentative. Contrairement à ce que le réductionnisme naïf de ses contempteurs laisse parfois entendre, la tradition libérale n’envisage pas la société comme une multitude de monades individuelles séparées. Alexis de Tocqueville écrivait que « rien n’est moins indépendant qu’un citoyen libre[6] ».

Cet aphorisme fait écho à la théorie classique de la démocratie défendue par Raymond Boudon, celle qui assume la fonction d’arbitrage entre souhaits parfois contradictoires qu’implique l’activité politique. Car à l’inverse de l’extrémisme militant, elle ne nie pas les aspérités du réel. Choisir la vertu en politique n’est pas une attitude crédule. Au contraire, c’est un geste qui implique d’agir au détriment de l’intérêt immédiat de certains groupes, au risque de paraitre cruel. Ne pas satisfaire les uns n’implique pas logiquement une intention de favoriser les autres. La politique doit être affaire d’équilibre et de maturité. Défendre le « je », c’est faire le jeu des populistes.

 

 

[1] Marten Scheffer, Ingrid van de Leemput, Els Weinans, Johan Bollen, The rise and fall of rationality in language, 2021

[2] Conseil d’État, Réflexions sur l’intérêt général, 1999

[3] Raymond Boudon, La sociologie comme science, 2010

[4] Brigitte Gaïti, Arthur Jobert et Jérôme Valluy (Dir.), Définir l’intérêt général, Politix, vol. 11, n°42, 1998

[5] Jérôme Fourquet, L’Archipel français, 2019

[6] Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, 1856

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  • L’émotion politique, ne serait ce pas l’émotion ressentie par un haut dignitaire de l’état après un tragique accident, comme si un lien émotionnel les relier et pour les autres tragedies la même personne serait alexithymie

    • Tous les politiques ne font qu exploiter cyniquement l émotion exacerbée des citoyens en se répandant en commentaires permanents sur n importe quel fait au fil de l eau…….
      Cela donne un brouhaha continuel sans queue ni tête fort loin de nos problèmes concrets, mais n est ce pas le but recherché ( gonfler des baudruches pour ravir le gogo…….)

  • Mais qui peut imaginer Jean-Luc Mélenchon avoir un coeur ?

  • Les hommes politiques ne défendent plus les volontés des électeurs. Ils ne défendent que les leurs et leurs intérêts. À partir de là, il leur faut convaincre le peuple qu’il a tord pour conserver leurs jobs. Un peu (ou tout à fait) comme nos rois. Nous ne sommes plus en démocratie, mais dans une société où une minorité s’est accaparée le pouvoir.
    C’est la raison pour laquelle les « populistes », ainsi qualifiés par nos élus, vont petit à petit gagner les élections.
    Nous assistons à la chute du système démocratique parce que les élus ne défendent plus les idées des électeurs. Et dans les démocraties, le peuple se met à penser qu’un Poutine, un Xi Jinping, ou un Erdogan conviendrait mieux. Car, dans notre démocratie, les libertés diminuent de plus en plus et en contrepartie, les aspirations des électeurs ne sont pas prise en compte.
    Alors, avec des libertés qui diminuent, doit on élire un autocrate qui va répondre à 80% de nos aspirations ou élire des politiciens qui ne vont répondre à aucune ?
    C’est comme ça que la démocratie s’effondre.

    • En effet, mais pourquoi l’effondrement de la démocratie devrait-il nous attrister ? Et d’ailleurs, en quoi le populisme est-il moins démocratique que notre prétendue démocratie ? Cette démocratie n’est-elle pas devenue le refus du bon sens commun au profit des privilèges d’une élite autodéclarée, manifestement ni intègre ni compétente ni soucieuse de répondre aux aspirations populaires, donc pas une élite ?
      Ca n’est pas sans raison que le despotisme éclairé est tentant : le despote sera jugé au final sur ses résultats, tandis que le démocrate sait qu’il ne le sera pas, et qu’il lui suffit de flatter au jour le jour l’électeur par des déclarations d’intention et de respect de l’idéologie à la mode.

      • La fin de la démocratie doit nous attrister car tant qu’elle a fonctionnée, elle a apporté le progrès. Ce qui n’a pas été le cas de l’URSS par exemple, ni de beaucoup d’autres pays comme les pays arabes.
        Mais depuis Mitterrand, nous ne sommes plus en démocratie en France.

        • La démocratie existe toujours et elle est bien vivante en France
          Elle a survécu à Mitterand sans aucun problème
          L avènement du populisme a fait croire que la gouvernance se faisait uniquement par la demagogie …….

    • Les libertés démocratiques sont toujours bien vivantes en France et dans l UE
      Aucun francais n est candidat a l exode vers la Russie la chine ou la Turquie
      La rhétorique pro russe fait simplement écho à la puissante propagande de Wladimir auquelle les populistes collent au plus près pour montrer leur force……
      Vous pensez qu un autocrate va répondre a 80% de vos attentes ????
      Vous êtes d une sidérante naïveté…….
      Peut être 10%……

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