C’est la question que tout le monde se pose :
- les associations de consommateurs qui soupçonnent les producteurs, mais aussi les grandes surfaces de s’enrichir en période de crise ;
- les producteurs, intermédiaires et distributeurs qui ne cessent de se réunir au moins mensuellement pour ajuster le taux ;
- la classe politique qui se partage entre ceux qui pensent que le pouvoir fait tout pour sauvegarder le pouvoir d’achat (par exemple en contrôlant les prix des produits de première nécessité) ;
- ceux qui se révoltent contre les politiques financières et budgétaires qui créent et amplifient l’inflation qui ruine le pouvoir d’achat.
À mon sens, la question n’a ni queue ni tête, parce que la formation des prix, et les « marges » qui en découlent obéissent à une logique que tout le monde semble ignorer, du moins dans notre pays.
Qu’apprend-on à l’école (quand on apprend quelque chose) et quel est le bon sens populaire ? C’est l’équation : Recettes – coûts = bénéfices, que l’on peut décliner sous diverses formes : Coûts + bénéfices = prix de vente (ou l’inverse)
Valeur intrinsèque et valeur marchande
Pour moi, et pour de nombreux économistes, ces formules sont celles des XVIIe et XVIIIe siècles, lorsque la théorie de la valeur était balbutiante.
C’est peut-être la faute d’Adam Smith, c’est sûrement celle de David Ricardo : la valeur d’un produit n’est pas marchande, elle est intrinsèque.
L’exemple de la valeur-travail, qui hante encore les esprits deux siècles plus tard, est simple : un produit a une valeur double de celle d’un autre s’il a fallu 10 heures de travail pour l’un contre 5 heures pour l’autre.
De plus, la frontière n’est pas dessinée entre la valeur et le prix : le prix n’est que l’expression monétaire de la valeur, la stabilité de l’étalon monétaire est assurée. C’est dire que l’on n’a même pas compris les leçons des dérapages financiers et monétaires du XVIIe siècle et des inflations qui se sont succédé.
Plus tranquilles, les physiocrates français s’en remettaient à la seule valeur fondamentale, d’après eux : la terre. Et ici il ne s’agit ni de prix ni de coût : la propriété foncière rapporte une rente, c’est-à -dire un revenu sans travail dont l’origine est le droit de propriété foncière. David Ricardo en est bien persuadé, et il prépare la légère amodiation qu’apportera Marx : ce n’est pas la propriété foncière qui enrichit sans cause, c’est la propriété du capital industriel. C’est donc la propriété qui est le vice du système capitaliste.
J’ai fait ce court rappel historique pour indiquer que tous les économistes n’ont pas été aussi aveugles.
Après Turgot, c’est surtout Jean-Baptiste Say qui va enfin comprendre ce qu’il faut pour produire : du travail certes, du capital (investissement), mais aussi un « entre-preneur » dont la mission est de se situer entre les besoins des consommateurs et les moyens de satisfaire leurs besoins. Il fait faire un double progrès à la science économique, d’abord en reprenant Smith et Turgot sur la théorie de l’échange, l’économie reposant sur la diversité des individus et la personnalisation des choix ; ensuite en mettant en lumière le personnage de l’entrepreneur, qu’il connait d’autant mieux qu’il appartient à une famille d’entrepreneurs. Dès lors, l’entrepreneur mérite d’être rémunéré pour le service qu’il rend, et cette rémunération s’appelle le profit.
À son époque, on estimait que les profits étaient minces et que peu de personnes créaient des entreprises, du moins en France (et il part en Angleterre, fâché avec Napoléon qui n’aime pas le libre-échange). Donc, dans la valeur finale du bien ou du service il y aura addition des salaires, des intérêts, des profits. Les profits ne sont prélevés ni sur les salariés ni sur les financiers qui avancent les capitaux, ils sont une rémunération indispensable de l’art d’entreprendre.
Néo-classiques et Autrichiens
La science économique va continuer à progresser dans cette direction.
À la fin du XIXe siècle, Carl Menger économiste autrichien, va réagir contre les excès et les erreurs de ceux que l’on nomme les « néo-classiques » (Alfred Marshall) qui veulent résumer la conduite individuelle à un pur calcul rationnel : homo Å“conomicus. Il n’y aurait qu’une façon et une seule de fixer les prix, qui eux-mêmes dépendent des quantités offertes et demandées. La loi de l’offre et de la demande semble avoir tout réglé. On introduit quelques amendements pour rendre compte que le calcul rationnel ne peut exister que dans un climat de concurrence pure et parfaite. Mais dans les années 1920, on va placer l’homo Å“conomicus face à des marchés de concurrence imparfaite, d’oligopoles, etc. jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que toutes ces approximations étaient pures inventions.
Par contraste, Carl Menger revient à la dimension marchande de l’économie, donc à l’importance des comportements individuels. Ludwig von Mises, un de ses premiers disciples, parlera de l’économie comme de « la science du comportement humain », la praxéologie.
Mais Carl Menger avait repris l’idée de Jean-Baptiste Say sur le rôle décisif de l’entrepreneur, et il a lié la qualité de ce dernier à deux variables décisives : le temps et l’information.
Il avait ainsi établi les piliers de la science économique contemporaine.
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Le facteur résiduel
Une autre aventure a permis de progresser.
Dans les années 1960, plusieurs économistes se sont mis à travailler sur ce que nous appellions les fonctions de production. Dans la valeur d’un produit, quel est l’apport de différents facteurs de production ?
Ces fonctions se sont libérées du vieux théorème : V= f (W,K) (la valeur est fonction du travail et du capital), et en observant des milliers de cas, ils se sont mis à mesurer ce qui pouvait augmenter si on ajoutait à W et K quelque chose d’autre, que l’on va appeler facteur résiduel. Dans les manuels d’économie français le facteur résiduel, inexpliqué a priori, est identifié comme le progrès technique.
Dans les années 1960, quand j’étais étudiant, voici importées des États Unis les nouvelles fonctions de production avec Solow et Cobb-Douglas, qui nous renseignent mieux sur ce qui se passe au niveau de la valeur :
- Le facteur a beau être résiduel, il explique la moitié de la valeur ajoutée par le travail et le capital réunis
- La valeur varie lorsqu’on substitue du travail au capital ou l’inverse : on calcule des élasticités de substitutionÂ
- Dans la plupart des cas étudiés, on ne peut caractériser l’origine du facteur résiduel, ou sa mesure est impossible.
Finalement, on va en déduire que la valeur que l’acheteur final (en principe le consommateur) est amené à payer dépend d’une multitude de facteurs, et que l’entreprise y est sans doute pour quelque chose puisque, conformément à ce que disait Jean-Baptiste Say, c’est bien lui qui gère les facteurs de production, mais c’est aussi bien lui qui comprend ce que veut sa clientèle.
Donc, on peut dire qu’une partie au moins du facteur résiduel représente la rémunération de l’art d’entreprendre, et cette rémunération est le profit. Il y a loin de ce profit à cette marge calculée dans les livres d’écoliers.
L’art d’entreprendre dans une économie de libre marché
Mais on en sait un peu plus sur l’art d’entreprendre depuis Carl Menger, et grâce en particulier à Israël Kirzner, dernier membre vivant des disciples de Mises.
En insistant sur le temps et l’information, Menger et Mises avaient démontré toute la dimension du travail de l’entrepreneur, parce que le temps et l’information varient avec les individus et avec les circonstances.
Kirzner va décrire ce que sait faire l’entrepreneur. Non, il n’est pas l’homme hors du commun imaginé par Joseph Schumpeter (qui finira socialiste), tout le monde peut devenir entrepreneur dès lors qu’il a compris ce que d’autres n’avaient pas encore perçu : il a une antériorité de perception, parce qu’il sait traduire les signaux du marché : « alertness », il trouve évident ce que d’autres n’ont pas encore perçu. Cela peut être le cas de l’ouvrier dans un atelier qui s’aperçoit qu’il est plus facile de travailler avec un outil qu’avec un autre, d’un côté ou de l’autre ; c’est le cas de celui qui sait qu’au bout du marché le cageot de raisin se vend 25 euros au lieu de 40 ailleurs.
La vie économique organisée par le marché concurrentiel, avec libre entrée et libre sortie, est d’une telle richesse qu’elle secrète des innovations, des changements en permanence : c’est un « processus de découverte » dit Kirzner.
Bien évidemment, nous ne vivons pas dans une économie de marché, parce que les États et la politique s’en sont occupés. De la sorte, le profit n’entre plus en scène, et les marges sont fixées avant même que le prix ait été connu.
Voilà donc l’absurdité de la question aux yeux de la science économique : comment connaître une marge, un bénéfice, alors même que le prix n’est pas encore connu, ou n’est pas pris en compte ? Le prix mesure la valeur, la valeur dépend de l’apport des facteurs de production et de ce que l’entrepreneur en aura fait pour les adapter aux goûts et aux moyens de la clientèle.
C’est bien ce que je disais : il faut ignorer la science économique pour fixer ex ante un taux de marge.
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[1] On pourra se reporter au livre de Pierre Garello La concurrence, Processus de Découverte Economics, éd. 2014
La question posée en titre est très pertinente, mais rappelons que toutes ces théories économiques développées par l’auteur sont, aux yeux du consommateur moyen, du charabia. Ce que voit le consommateur, c’est que Monsieur Leclerc (ou qui vous voulez) vend 1 euro une laitue achetée au producteur 10 centimes, donc c’est un sa**ud de profiteur. Que Monsieur Leclerc ait eu entre temps à payer des locaux, des employés, une facture d’électricité, que la laitue soit un produit fragile où il y a toujours beaucoup de pertes, tout ça on n’en a cure. Tout ça pour dire que de parler de marge, pour quiconque ne s’est pas sérieusement plongé dans les comptes de l’entreprise concernée, ça reste un sujet à la fois très obscur, et propice à tous les fantasmes, pour le plus grand bonheur des populistes de tous bords politiques.
Bien des malentendus seraient évités si les gens avaient eu un jour à gérer un petit commerce. Avec les possibilités de jeux de simulation offertes par l’informatique, je ne comprends d’ailleurs pas qu’on ne le fasse pas en TP au lycée.
Surtout, un point qui me choque est l’assimilation de la propriété d’une entreprise à une richesse condamnable si elle grossit. Comment peut-on voir la propriété d’un business comme le pouvoir de dépenser sans compter ?
Les associations s’en prennent aux industriels et à la distribution. Mais jamais à l’État. Les taxes divers et infinies qui sont imposées sur un produit à sa conception, fabrication et distribution entrent pour plus de 75% dans le prix du produit final (TVA, CSG, taxes locales, taxes de production, taxes sur les bénéfices, taxes de recyclage, taxes sur les salaires…). Donc la marge nette de l’état pour ne rien faire est de 75%. Y a-t-il un producteur, un industriel ou un distributeur qui a de telles marges ?
Heureusement, nous avons les associations de consommateurs qui fustigent les bons acteurs économiques comme les industriels et la distribution. Au moins le marketing de l’État fonctionne et c’est bien le seul avec l’éducation politique des enfants qui leur enlève tout esprit d’analyse.
Ce qu’il est essentiel de comprendre, ce sont les transitoires. Il est bien évident que dans une situation parfaitement non évolutive, les marges s’établiraient par le jeu de l’offre et de la demande très bas et que les entrepreneurs se paieraient plus par des salaires que par des bénéfices. Ne resterait dans les bénéfices que la part de l’apporteur de capitaux, ce qui après déduction du risque ne serait pas très supérieur à l’inflation.
Si la marge est supérieure, c’est justement parce qu’il y a déséquilibre. Un bien très demandé pourra justifier une forte marge jusqu’à ce que cela suscite des investissements de la part de ceux qui veulent en profiter. On aura alors classiquement des oscillations déphasées entre les investissement et les marges.
Les marges « anormales » sont un signal essentiel pour déclencher une évolution spontanée vers des marges « normales ». Si l’on perturbe cette mise en équilibre (ce que font habituellement les états interventionnistes), le pire est à craindre.
Encore faudrait-il se mettre d’accord sur ce qui est normal et anormal. N’est-ce pas là un pur jugement de valeur, sans aucun critère objectif?
Justement, c’est le sens des évolutions qui donne une indication. Si un secteur est en phase d’investissements importants, c’est sans doute que les marges et la demande sont attractives pour de nouveaux entrants. Et quand l’investissement sera au pic, les marges redescendront (exemple cyclique typique : le pétrole). Le niveau de marge à l’équilibre (le qualificatif normal était mal choisi) est assez théorique car il n’y a jamais d’équilibre. On est toujours en transitoire avec des oscillations. L’équilibre théorique est sans doute le point d’attraction au milieu de la marge d’oscillations.
Dans tous les cas, les marges ne se décrètent pas, elles résultent de phénomènes de marché. Et quand les états interventionnistes veulent les influencer à la baisse, cela conduit assez vite à des sous-investissements/pénuries.