Les problèmes de la police en France et comment la réformer : grand entretien avec Mathieu Zagrodzki

Pour certains, il y a un problème avec la doctrine française du maintien de l’ordre. Pour d’autres, la police est une institution incomprise et méprisée. On essaye d’y voir plus clair avec Mathieu Zagrodzki, chercheur en science politique spécialisé dans la sécurité intérieure.

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Les problèmes de la police en France et comment la réformer : grand entretien avec Mathieu Zagrodzki

Publié le 16 septembre 2023
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Depuis quelques mois, le sujet du maintien de l’ordre est au cœur du débat public. Et c’est peu dire qu’il est très difficile de se forger un avis, tant les grilles de lectures sont contradictoires, et disons-le franchement, manichéennes.

À gauche et à l’extrême gauche, la condamnation des violences policières s’accompagne parfois d’une remise en cause générale de l’institution et de notre doctrine du maintien de l’ordre. La police française serait profondément viciée par un racisme systémique et une culture viriliste qui la pousserait à la violence.

À droite et à l’extrême droite, l’obsession sécuritaire et les problèmes liés à la question migratoire font des forces de l’ordre des héros en première ligne face aux conséquences d’une France en décomposition.

Ces deux grilles de lectures partagent un manque de nuance évident : d’un côté, les policiers ne peuvent être que coupables ; de l’autre, ils ne peuvent qu’être victimes.

Pour prendre un peu de recul, et mieux comprendre la réalité des enjeux qui se jouent ici, Mathieu Zagrodzki, chercheur en science politique spécialisé dans la sécurité intérieure, a accepté de répondre aux questions de Contrepoints dans un grand entretien qui, on l’espère, permettront d’éclairer ceux qui veulent se faire un avis, au-delà des polémiques.

 

Contrepoints : Dans les derniers mois, les affaires dites de « violences policières » se sont multipliées, on pense à l’affaire Hedi, à l’affaire Nahel, mais également aux différents débordements qui ont pu avoir lieu lors des manifestations, au moment des Gilets jaunes, des retraites ou à Sainte-Soline. Ceux qui dénoncent ces violences policières affirment qu’il y a un problème qui est spécifique à la doctrine de maintien de l’ordre en France. Si on compare avec d’autres pays, que disent les statistiques ?

Mathieu Zagrodzki : Statistiquement, c’est difficile à démontrer. Aucun pays n’est parfaitement similaire du point de vue des manifestations. Il faudrait rapporter le nombre de blessés et d’interventions controversées au nombre de gens qui défilent dans la rue dans une dimension protestataire chaque année. Sur ce point, toutes les sociétés ne sont pas semblables. Selon moi, ce n’est pas l’approche la plus fiable.

En revanche, ce qui est plus intéressant, c’est de comparer les stratégies en tant que telles. Si on prend le Royaume-Uni et l’Allemagne, on privilégie une approche du maintien de l’ordre qui est basée sur le dialogue, l’anticipation des problèmes, la communication verbale et visuelle avec les manifestants. On va également limiter autant que faire se peut l’utilisation de l’armement non létal, comme le LBD 40 qui n’est pas utilisé en Grande-Bretagne. Donc leur doctrine a beaucoup évolué et se base sur des stratégies de désescalade.

En France, on est de plus en plus sur une doctrine de l’interpellation et de la judiciarisation. Cela signifie que l’on va entrer dans un cortège où il y a des personnes innocentes et pacifiques pour extraire des fauteurs de troubles, avec tout ce que ça comporte comme danger de dommages collatéraux. Le fondement de cela, c’est la vision du rapport État-citoyen qui, en France, est très vertical, car l’État est très centralisé et très fort. Le citoyen doit se soumettre à l’autorité sans discuter. La foule, elle, est vue comme un tout hostile un peu indifférencié, avec cette théorie, qui vient de Gustave le Bon, de « folie collective » qui contaminerait ceux qui font partie d’une foule. Donc dans cette perspective, la désescalade n’est pas possible à partir du moment où des incidents commencent, et où le citoyen doit obéir à l’État.

Il y a une autre théorie qui vient de la psychologie des foules, et qui s’appelle la « nouvelle théorie de l’identité sociale », qui veut que dans une manifestation, on a une grande diversité de publics, on a des jeunes, des vieux, des syndiqués, des primo-manifestants, des gens violents… bref, il y a une certaine diversité d’identités. Ce qui va faire que les gens, y compris ceux qui sont parfaitement pacifiques à la base, vont se souder autour des individus violents, c’est s’ils sont traités injustement et/ou violemment, on fait bloc en quelque sorte face à  un adversaire. Alors, l’idée n’est pas de dire que les forces de l’ordre ne devraient jamais recourir à la force. Mais plutôt de dire que, dans des pays plus décentralisés, où la notion d’autonomie individuelle et de droit individuel est plus forte, ça marque la doctrine de maintien de l’ordre.

 

Contrepoints : Une autre critique qui revient régulièrement, c’est celle du « racisme systémique ». Des chercheurs en sciences sociales comme Vincent Tiberj ou Didier Fassin dénoncent ce qui apparaît à leurs yeux comme étant un tabou, alors que justement dans d’autres pays ce problème a été affronté, par exemple en Angleterre. Les syndicats de police, eux, contestent absolument la thèse du racisme systémique dans la police. Qu’en est-il réellement ?

Mathieu Zagrodzki : C’est une question fondamentale, et il faut définir les termes. Je ne suis pas à l’aise avec le terme de racisme systémique. Des auteurs anglo-saxons comme Robert Reiner par exemple font une distinction entre « prejudice », qui est une perception négative d’une population, et « discrimination » qui est une action, le fait d’avoir un comportement discriminant à l’égard d’une population. Je pense qu’il y a une incompréhension, volontaire chez certains, honnête chez d’autres, sur ce que signifie « systémique » ou « institutionnel » : ça ne veut évidemment pas dire qu’en France on a des textes où une catégorie de la population aurait moins de droits que d’autres, ou que la hiérarchie policière donnerait des consignes explicites comme « il faut contrôler les Maghrébins ». Cela veut dire que le système produit des effets, indépendamment des individus et de leurs convictions. Cela signifie qu’on peut avoir des comportements discriminatoires sans avoir de « fond raciste », même si celui peut évidemment exister chez certains.

Donc quel est le constat ?

Il y a une surreprésentation des jeunes d’apparence maghrébine et des jeunes d’apparence afro-antillaises parmi les personnes contrôlées. C’est un fait qui est de mieux en mieux établi en France grâce à à un certain nombre de recherches académiques, quantitatives ou observationnelles : la police en France, contrairement à l’Allemagne ou la Grande-Bretagne, utilise le contrôle d’identité proactif de manière significativement plus élevée. Le contrôle proactif, c’est le contrôle discrétionnaire où, pour le dire simplement, vous voyez quelqu’un dans la rue, vous ne constatez pas d’infraction, mais vous suspectez la personne de quelque chose, donc vous contrôlez son identité. Donc, sur ces contrôles-là, on a une surreprésentation indiscutable des jeunes issus des minorités visibles.

Pourquoi je dis que c’est systémique au sens où ça dépasse les volontés individuelles, c’est que, lorsque l’on a des priorités opérationnelles où l’on dit « faut ramener du chiffre », « faut ramener du stup » (qui est le cheval de bataille de Gérald Darmanin depuis trois ans), la conséquence de telles consignes, c’est que l’on va contrôler. Quelles sont les zones les plus marquées par le trafic de stup ? Ce sont les quartiers populaires, les abords des gares… Qui est le plus présent sur la voie publique dans ces quartiers-là ? Des jeunes issus des minorités. Donc ce qui se passe, c’est que l’on va massivement contrôler des jeunes de ces origines, alors que massivement ils n’auront rien à se reprocher ! J’ai assisté de très nombreuses fois à des contrôles où l’on tombe sur des jeunes sans casier judiciaire, qui ne portent pas d’objets dangereux sur eux… Bref, on a pendant quelques minutes restreint leurs libertés alors qu’ils n’ont rien à se reprocher. Et il y a toujours ce conflit de vision, avec des jeunes qui disent « j’ai rien fait, pourquoi vous me contrôlez » et des policiers qui répondent « si vous n’avez rien à vous reprocher, ne vous inquiétez pas, ça va être très rapide, et vous repartez juste après », le sous-entendu étant que ce n’est rien du tout. Sauf que, la répétition de ces contrôles et le simple fait d’être contrôlé alors que l’on se demande ce que l’on a fait, est perçu comme une injustice.

Maintenant, par rapport à ce qu’avancent Vincent Tiberj ou Didier Fassin : il est vrai qu’en France, il n’y a aucune mesure des contrôles d’identités et de leur efficacité, nous n’avons pas de visibilité sur ça. À New York, à l’époque de Bill de Blasio, ils ont très drastiquement réduit les « stop and frisk », qui sont un peu différents des contrôles d’identité à la française, car, constitutionnellement aux États-Unis, vous n’êtes pas obligés de présenter votre identité si vous n’avez pas commis d’infraction, c’est en sorte un droit d’être ignoré, inconnu par l’État. La réduction des « stop and frisk » n’a strictement rien changé au taux de criminalité.

Donc en France, il n’y a pas de mesure de la question de la discrimination, notamment due à l’interdiction des statistiques ethniques. On peut comprendre ce refus de faire des statistiques ethniques, cependant, il n’empêche qu’il y a un véritable déni sur l’inefficacité du contrôle d’identité. En partie, car c’est quelque chose de constitutif de l’identité du policier de la voie publique en France. En Allemagne, le policier de rue est beaucoup plus dans le dialogue d’égal à égal que dans le contrôle très vertical, tel que pratiqué en France.

 

Contrepoints : Soulevons maintenant le problème du corporatisme, au sens où cette solidarité de corps parfois excessive entretient une culture du silence, de la non-dénonciation, de l’absence de transparence, alors même qu’on pourrait attendre d’une institution qui possède le monopole de la violence d’être sur ce point exemplaire. Et ce corporatisme semble très puissant. Dans un entretien donné à Médiapart Didier Fassin a déclaré : « Ce sont aujourd’hui les syndicats policiers qui font la politique de sécurité publique en France ». Est-ce que cette déclaration vous semble excessive ?

Mathieu Zagrodzki : Il y a deux sujets dans votre question, celui de la culture professionnelle et de l’esprit de solidarité du corps policier, et le sujet des syndicats policiers, les deux étant liés, mais pas entièrement superposables.

D’abord, l’esprit de corps se retrouve dans tous les corps de métiers : chauffeurs de bus, infirmières, agent des impôts… Il y a quelque chose qui relève de l’expérience commune, du vécu commun, de l’identité commune qui fait qu’on se serre les coudes. Au sein de la police, c’est renforcé, car c’est une profession qui est exposée au danger et à la critique infiniment plus que d’autres.

De plus, les policiers ont des pouvoirs coercitifs, et vous attendez d’eux énormément lorsque vous êtes victime. Donc la critique est d’autant plus forte que les attentes le sont aussi. Le fait de devoir affronter ces critiques vous renforce face à l’adversité. Tout groupe humain agressé collectivement va se resserrer. C’est, je dirais, un élément naturel lié à la fonction même du policier.

Sur la culture du silence, il y a deux raisons.

La première raison découle de ce que je viens de vous dire. Prenons l’affaire Nahel. J’ai discuté avec des gendarmes qui m’ont dit « à sa place, je ne sais pas ce que j’aurais fait. C’est 20 minutes de poursuites, à moto, le gamin brûle des feux, conduit dangereusement, je suis acculé contre un mur, peut-être que j’aurais pressé la détente ». Donc il y a une espèce d’empathie de dire « j’aurais pu être à sa place et prendre une mauvaise décision également ».

La deuxième raison, plus utilitaire, c’est que si on balance, on est le mouton noir du groupe, on est celui qui a dénoncé un ou une collègue, et la poursuite de notre carrière se complexifie.

Ensuite, sur la question syndicale.

Oui, ils sont très puissants en France. Ils ont un poids décisionnel incontestable dans les politiques publiques de sécurité. Par exemple, l’élargissement de la possibilité d’ouvrir le feu sur du refus d’obtempérer est une revendication syndicale dans la foulée des attentats de 2015-2016, qui a été prise en compte par le pouvoir. Cette influence s’explique aussi par le fait que presque trois quarts des policiers sont syndiqués, avec des taux de participations aux élections syndicales dans la police tournant autour de 80 %, ce qui est énorme. Donc cela leur donne une légitimité quand ils vont voir un ministre de l’Intérieur.

Ce qui est arrivé à Christophe Castaner est un bon exemple.

Au moment de l’affaire Georges Floyd, l’ancien ministre de l’Intérieur avait déclaré qu’en cas de soupçons de racisme avérés (ce qui ne veut rien dire, soit il y a soupçon de racisme, soit il est avéré), des sanctions seraient prises. Si juridiquement son propos n’a aucun sens, le fait de dire qu’on sanctionnerait le racisme n’est pas quelque chose de très révolutionnaire ou corrosif ! Il avait aussi dit qu’il était prêt à faire une cérémonie où il s’agenouillerait dans la cour du ministère. Levée de boucliers des syndicats de police, Alliance organise une manifestation devant Beauvau, il y a partout en France des protestations symboliques, des policiers qui se retrouvent devant les commissariats et balancent leurs menottes par terre…

On est en juin 2020, il y a un remaniement en juillet, Castaner n’est pas renouvelé. C’est une anecdote assez révélatrice sur le pouvoir des syndicats.

Ils sont certes dans un rôle de défense de la corporation, dans un rôle médiatique et public pour défendre les policiers, qui est parfois excessive sur la forme, puisqu’ils sont partout dans l’espace médiatique ; et sur le fond, car il y a une incapacité à se remettre en question.

Personnellement, je l’interprète en grande partie par un durcissement des positions via les réseaux sociaux, où ils sont en permanence remis en cause et critiqués. Donc ils sont systématiquement dans une posture de contre-attaque, d’offensive, car ils se sentent acculés.

 

Contrepoints : Et ce qui transparaît, c’est aussi un sentiment d’impunité ?

Mathieu Zagrodzki : La question de l’impunité, là encore, est très complexe à évaluer.

Le taux de condamnation à de la prison ferme pour des policiers est très faible, c’est un fait incontestable. Après, chaque affaire est différente, et surtout, un policier est investi de pouvoir que le citoyen moyen n’a pas. Les enquêtes qui touchent les policiers sont par essence plus longues et plus complexes.

Donnons un exemple simple. Vous êtes un manifestant, vous jetez un projectile. Par définition, vous commettez une infraction, vous pouvez passer en comparution immédiate. Vous êtes un policier, vous tirez une grenade lacrymo en direction de la foule. Ce n’est pas illégal en soi. Ce qu’il faut savoir, c’est si le tir a été effectué selon les conditions définies. Et ça, c’est plus long à évaluer.

Cela étant dit, sur l’impunité, je ne peux qu’abonder en votre sens. Même si tous les syndicats et syndicalistes ne sont pas à mettre dans le même sac, il y a quand même une mentalité de citadelle assiégée, alors qu’en fait dans une démocratie libérale, il est normal de poser des questions sur le corps qui emploie la contrainte.

 

Contrepoints : Justement, une critique qui revient souvent est l’absence d’un organe de contrôle véritablement efficace et indépendant. Est-ce que cette critique est légitime, comment ça se passe dans d’autres pays ?

Mathieu Zagrodzki : Oui, c’est une question essentielle.

Premièrement, on est obligé de constater que l’IGPN (Inspection générale de la Police nationale, la « police de la police ») a des moyens très faibles. Environ 200 personnes sont investies du pouvoir d’enquête pour une institution qui compte 145 000 fonctionnaires. Donc c’est sûr que c’est une difficulté dans la célérité des enquêtes.

Je ne suis pas capable de vous dire si les actes d’enquêtes, ou les décisions de sanctions pour les centaines ou milliers d’affaires traitées par l’IGPN étaient les bonnes. En revanche, il y a, comme je l’ai dit, une question de moyens qui est évidente.

Deuxièmement, par définition, le statut jette la suspicion sur ce corps, car ce sont des policiers qui enquêtent sur d’autres policiers. Dans d’autres pays, au Québec, en Grande-Bretagne, en Belgique, selon des modalités qui diffèrent, on va avoir par exemple un corps d’inspection externe (indépendant et détaché de la hiérarchie policière) qui s’occupe des affaires les plus graves, et le corps d’inspection interne (comme l’IGPN, fait partie de la hiérarchie policière) qui va gérer les affaires du quotidien.

Il ne faut pas être démagogique, c’est bien d’avoir des policiers dans un corps d’inspection. Ils connaissent le système, les éventuelles manigances que peuvent employer leurs collègues. Donc c’est normal et souhaitable d’en avoir. Mais on peut aussi avoir des magistrats, des experts, des chercheurs, des gens du monde associatif qui apporteront un regard extérieur.

En France, il y a le défenseur des droits, mais c’est plutôt une institution de sensibilisation et d’alerte, avec un rôle plus distancié par rapport à l’IGPN.

 

Contrepoints : Vous parliez plus tôt du sentiment de citadelle assiégée. On peut aussi reconnaître que la difficulté du métier et parfois la violence des critiques dont il fait l’objet peuvent légitimer ce sentiment d’être injustement attaqué. Les policiers se plaignent d’un manque de reconnaissance de la part de la société, voire même d’une « haine anti-flic ». Est-ce que ce problème n’est pas représentatif d’une rupture entre la population et les forces de l’ordre ? De quand date cette rupture, comment l’expliquer, et surtout comment y répondre ?

Mathieu Zagrodzki : C’est un problème essentiel, mais je n’irai pas jusqu’à parler de rupture. Globalement, la population française juge normal qu’il y ait une police. Les gens qui veulent démanteler la police sont à l’extrême gauche de l’échiquier politique, et ce pour des raisons idéologiques. En effet, pour les théories marxistes ou anarcho-syndicalistes, la police est le bras armé de l’État, qui est lui-même le bras armé de la bourgeoisie, et donc aurait été conçu pour opprimer les classes laborieuses.

Mais la réalité, c’est que l’immense majorité des Français ne s’inscrit pas dans cette grille de lecture. Globalement, même si ça fluctue, on a environ deux tiers des Français qui soutiennent la police, donc on ne peut pas parler de haine anti-flic.

Après, la France se situe dans le ventre mou des pays européens. On est loin des chiffres scandinaves et britanniques avec des taux d’adhésions de 85/90 % qui se maintiennent dans le temps, mais on est au-dessus de pays comme la Bulgarie ou la Roumanie, avec des taux d’adhésions inférieurs à 50 %, car la police est vue comme corrompue, malhonnête et peu efficace.

Une fois ce constat établi, le sentiment d’incompréhension des policiers est-il légitime ?

Oui, les policiers sont largement incompris. Parfois, il y a une perception injuste de leur action, et parfois, ils ne savent pas toujours expliquer leur action.

Je suis un microsociologue. Ma méthode, mon approche, c’est de monter dans des voitures de police ou de gendarmerie, d’observer et d’essayer de comprendre leurs comportements à un instant T. Je me concentre d’abord sur les comportements individuels, là où d’autres font de la macrosociologie, s’intéressent aux systèmes.

Ce que j’observe dans mon travail, ce sont des saynètes. Donc deux exemples peuvent illustrer cette incompréhension.

Le premier est issu de mon terrain de thèse. Vers 2006/2007, un appel dit qu’en gros il y a une rixe sur une voie publique vers Marx Dormoy à Paris 18e. On arrive, un homme au t-shirt ensanglanté tient un couteau et l’agite au milieu de la foule. Les policiers l’encerclent, certains sortent leur arme et la pointent sur lui en lui disant de se calmer. Il finit par poser son couteau par terre, et là les policiers le plaquent au sol.

Quelle est la réalité, et quelle est la perception des gens ? La réalité, c’est que c’est un crackeux qui s’est automutilé au niveau de la gorge, donc les policiers l’ont immobilisé et ont stoppé l’hémorragie en attendant que le SAMU arrive. Ils ont agi de manière professionnelle. Des gens qui sont arrivés et n’ont pas vu le début de la scène, et disent « qu’est-ce que vous lui faites ? C’est un scandale ! Arrêtez ! », essayent de prendre des photos etc.

Les policiers ensuite m’ont dit : « nous on est allés au charbon, on a fait le travail, et voilà comment les gens nous traitent alors qu’ils ne savent pas ! ». Et l’affaire aurait été démultipliée aujourd’hui, car ça aurait été filmé, et ça aurait terminé sur twitter.

Sur cet exemple, oui, les flics sont incompris.

Deuxième exemple, je tourne avec un équipage en civil à Lyon. Une gardienne d’immeuble nous appelle parce qu’il y a une dégradation dans le hall, deux portes vitrées étaient brisées. Elle nous dit « c’est le fils de telle famille, je le connais, il fait plein de problèmes », les policiers lui demandent « est-ce que vous l’avez vu ? » et elle répond que non. Dans ce cas, en absence de témoignage direct, les policiers lui disent qu’ils ne peuvent pas l’interpeller, qu’ils peuvent simplement prendre une plainte contre X. La gardienne s’emporte et commence à se plaindre de leur travail, et à ce moment, ils ont répondu de manière un peu sèche, ils n’ont pas été capables d’expliquer leur action, en mentionnant simplement que c’est le Code pénal qui veut ça, et qu’ils sont obligés de le respecter !

En fait, on ne leur a pas appris dans leur formation à expliquer leur action, parce qu’encore une fois, décision verticale, « on est policier, on a pris une décision, vous n’avez pas à la discuter ».

Cette scène illustre parfaitement l’incompréhension de l’action de la police, mais aussi le fait que la police n’a pas cette culture professionnelle, qui devrait être inculquée dès la formation, de faire preuve de pédagogie et d’instaurer une relation plus horizontale avec les citoyens. On est davantage dans une dimension d’application des lois froide et verticale, que dans une dimension de « résolution de problème ».

 

Contrepoints : Pour conclure, faut-il réformer la police française ? Et si oui, comment ?

Mathieu Zagrodzki : Premièrement, le job de la police est extrêmement difficile dans les quartiers dits sensibles ou populaires, parce qu’ils sont souvent les derniers à intervenir. On a cette espèce de situation où on a les habitants qui cohabitent avec ces policiers qui viennent d’ailleurs, n’ont pas la même culture. Ce que j’entends par culture, c’est que les habitants sont dans ce cas des citadins, alors que les policiers viennent souvent de zones rurales, de petites ou moyennes communes.

Donc, on a cette coexistence dans une situation qui, depuis 40 ans, est dégradée. Lorsque les policiers arrivent dans leur commissariat, ils sont socialisés dans l’idée que « ça ne sert à rien de leur parler, de dialoguer, ils nous détestent », et de l’autre côté des jeunes qui grandissent aussi dans l’idée qu’il « ne faut pas parler à la police », qu’ils sont « là pour nous emmerder ».

Maintenant, comment on résout ça ?

Oui, il faut réformer la police. Le souci avec les débats sur la réforme, c’est que ce sont toujours des histoires de « il faut plus de moyens » ou des histoires de « il faut réformer la formation », ou encore « il faut faire une réforme territoriale »… Ce sont toujours des réformes sectorielles, parfois bonnes et nécessaires, mais désordonnées, sans jamais se poser la question de la philosophie générale qui pourraient les lier entre elles.

Imaginez une chaîne télé où l’on dit « on va recruter davantage de journalistes », « on va mettre plus de correspondants dans les territoires », ou encore « on va déménager dans de nouveaux locaux pour avoir de beaux open spaces », mais sans jamais se poser la question de la ligne éditoriale ?

Eh bien dans la police c’est la même chose ! On a fait plein de réformes désordonnées.

Par exemple, sur les moyens, c’est une bonne chose qu’ils aient de meilleures voitures, des terminaux mobiles qui fonctionnent, qu’on numérise les pratiques… c’est super, et je le dis sans ambiguïtés ! C’est très bien pour la sécurité des agents, pour l’efficacité des interventions, etc. Mais on ne se pose jamais la question de la philosophie générale !

Pour moi, la philosophie générale devrait être : le rôle de la police, c’est de résoudre les problèmes des gens. Tous les jours, les gens ont des problèmes, car ils ont été agressés, ils se sont fait voler quelque chose, ils ont été importunés par des comportements qui dévient de la loi… Ils veulent qu’on leur apporte une solution. Et on leur répond quoi ? « Le mois dernier, on a fait X contrôles sur des points de deal ». Ce qui ne veut rien dire pour un citoyen pour qui la vie de quotidienne reste la même !

Cette philosophie générale devrait infuser de haut en bas : l’objet de la police, c’est de résoudre les problèmes d’insécurité, de sentiment d’insécurité, de qualité de vie… De ça, tout doit découler : comment on forme, comment on manage, comment on évalue, etc.

Ce dernier point, l’évaluation, est essentielle pour moi, et c’est le plus gros chantier. Il faut évaluer. Si on ne mesure pas, si on ne crée pas d’indicateurs, rien n’est possible. Il n’y a pas d’indicateurs sur la satisfaction de la population, pas suffisamment d’indicateurs sur la capacité à résoudre des problèmes.

Localement, ça commence à être fait, la grande réforme de 2017-2018 sur la police de sécurité au quotidien a ouvert quelques portes, et des chefs de service en ont profité pour s’emparer du problème. Je pense par exemple à un cas, dans le Val d’Oise, d’une commissaire dans une zone sensible qui a instauré une réunion mensuelle avec les habitants où se composent des groupes de travail qui font des évaluations sur tel ou tel problème en proposant des solutions. Ça, c’est un changement de paradigme : on réfléchit sur l’objet « police », et en découle un changement de mode d’action.

Il faudrait faire ça au niveau national.

Il faut commencer par définir l’objet social de la police, et ensuite proposer des réponses concrètes pour remplir cet objet social.

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  • Le problème n’est pas tant celui de la police, que d’une justice idéologisée et politisée qui a perdu sa neutralité,
    comme le montre la présence du Syndicat de la magistrature à la fête de l’Huma, le murs des cons,
    et le coup d’Etat judiciaire de 2017

  • Voilà donc ce qui plombe l’affaire : la verticalité toxique !
    Ceci dit, belles analyses.

  • Très bel entretien, merci.

  • Excellent. Il faut aussi un ministre qui commande la Police et ne se contente pas de la « soutenir ».

  • hum il manque une analyse sur la justice , sur les prisons , sur les nogo zones causées par une inflation migratoire non contrôlée et toujours en extension ( mais cela c’est extrême droite. nazi, fasciste à votre choix donc pas audible, à voir le nombre de suicides dans la police , du nombre de démissions, la difficulté à recruter les remplaçants , le nombre de blessés toujours en augmentation , on peut penser que le problème dépasse largement l’analyse qui nous est offerte

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