Par François Soulard1.
Un article de Conflits
Étoile mondiale du ballon rond, l’Argentine jouit d’une position beaucoup moins glorieuse sur le plan géopolitique et stratégique.
Quarante années de démocratie (depuis la fin de la dernière dictature militaire) ont été célébrées discrètement en 2023 et semblent avoir miraculeusement survécu à l’évolution que vit le pays depuis plusieurs décennies. Érosion profonde de l’appareil politico-stratégique, théâtres d’ombres des partis reconvertis en coalitions circonstancielles, économie au bord du précipice, société ouverte mais défiante et fragmentée.
La chute de l’Argentine
Forgée il y a un peu plus de deux siècles à l’issue d’un puissant élan fondateur, richement dotée aussi bien en étendue géographique qu’en ressources, la nation argentine est aujourd’hui en panne de numen politique et culturel, en dehors d’elle-même, et livrée aux vents de la globalisation.
Intégrée au G20, son économie enregistre l’une des plus faibles évolutions du PIB par habitant de l’ensemble de l’Amérique latine sur la période 1999-2022, tandis que près de 40 % de la population vit actuellement en dessous du seuil de pauvreté (moins de 10 dollars par jour selon le référentiel local).
L’hyperinflation flirte aujourd’hui avec une dette externe équivalente au montant du produit intérieur brut (comme celle de la France d’ailleurs). Le mouvement péroniste, qui sut habilement consolider les bases d’un État industriel durant les décennies 1950-1960, s’est transformé, d’abord sous la présidence de Carlos Menem puis celle de Néstor et Cristina Kirchner en une franchise politique, noyautée par ses factions radicales, dépositaires de l’idéologie castriste révolutionnaire.
Les motifs invoqués pour expliquer cette situation sont variés.
D’aucuns évoquent les arguments somme toute classiques de corruption institutionnelle, d’absence de cohésion des élites, ou d’erreurs réitérées de pilotage économique.
D’autres recherchent des justifications dans le retour à un passé glorifié, les postures de culpabilisation ou le balayage des « impuretés » politiques.
À l’instar d’autres sociétés fracturées, la perte de repères explicatifs apparaît ici comme un problème s’ajoutant aux autres, l’espace politico-informationnel n’étant plus vraiment en mesure de fournir un discernement des dynamiques internes du pays et de son insertion conflictuelle dans la mondialisation. Or, pour comprendre l’itinéraire de cette ramification de l’extrême Occident, il faut justement s’abstraire du langage convenu des sciences sociales et politiques, et basculer dans un cadre d’interprétation fondamentalement conflictuel et polémologique.
Dans les faits, la nation argentine continue d’essuyer les revers d’un affaissement stratégique depuis la fin de la Première Guerre mondiale, et de dynamiques conflictuelles qu’elle n’est pas parvenue ni à anticiper ni à maîtriser. Ces dynamiques ont été modelées par les rapports de force durant la Guerre froide en Amérique latine, puis amplifiées par les modalités de confrontation contemporaine au sein desquelles la dimension immatérielle joue un rôle éminemment stratégique.
Le problème du marxisme
La première dynamique conflictuelle, héritée directement du monde bipolaire, provient du choc long et irrégulier, à partir de 1955, entre l’appareil étatique libéral et la lutte armée marxiste-léniniste dans l’ensemble de l’Amérique latine.
Les foyers révolutionnaires se développant sur le sol argentin sont particulièrement actifs, mais voués à l’écrasement du fait de l’aberration idéologique du foquisme qui les sous-tend. Leur radicalisation au début des années 1970 forme la trame d’une guerre civile qui force l’État argentin à s’arc-bouter sur sa sécurité intérieure et à phagocyter sa démocratie.
De 1976 à 1983, le régime militaire ressort épuisé de la confrontation, y compris économiquement. Comme ailleurs en Amérique latine, la lutte armée a été vaincue sur le plan militaire, mais son avant-garde n’abandonne pas l’idéologie et sa vocation révolutionnaire. En collusion paradoxale avec le Royaume-Uni qui a ouvert un front militaire dans l’Atlantique Sud, elle va réinvestir progressivement trois autres terrains d’opération, à savoir l’information, la justice et la politique, avec l’objectif ultime de conquérir le pouvoir.
Tenter une réconciliation
Le retour à la démocratie en 1983 rouvre justement cet espace informationnel et politique, avec l’impératif de mettre en œuvre une réconciliation adaptée au contexte antérieur de guerre civile.
Des atrocités ont été commises de part et d’autre. Une seconde déflagration militaire vient d’avoir lieu dans l’Atlantique Sud, que Londres s’affaire à prolonger sous la forme d’une « guerre par le milieu social ». L’intelligence britannique introduit, par le truchement du juriste argentin Carlos Nino – enseignant à l’université d’Oxford – une approche de réconciliation fondée, non pas sur la justice militaire, sinon sur le pouvoir judiciaire civil et le droit pénal. Cette approche est célébrée comme une innovation sur la scène locale et internationale, comparativement à d’autres démarches de réparation post-conflictuelle (Cambodge, ex-Yougoslavie, Nuremberg, etc.).
En pratique, elle sera conduite de manière extrêmement sinueuse et sélective au cours de quarante années d’activisme politico-judiciaire. À l’issue d’un processus très controversé, les forces armées et la Junte militaire seront effectivement condamnées, tandis que les auteurs de la lutte armée, sanctionnés dans un premier temps, seront graciés et indemnisés dans les années 1990.
Les germes d’une guerre à front renversé et d’un premier encerclement cognitif sont ainsi semés.
D’un côté, l’approche judiciaire biaise la nature du processus de pacification postérieur à la dictature et ampute l’État de ses forces armées.
De l’autre, un prosélytisme des droits de l’Homme est insufflé à l’intérieur même de la société, afin de cerner le milieu militaire et d’expier sur lui la responsabilité de la violence.
Une guerre de l’information soutient ce modelage cognitif. La Junte devient l’unique synonyme de « terrorisme d’État », de « crime contre l’humanité » et de « génocide » ayant engendré « 30 000 victimes », tandis que l’Argentine est élevée en modèle international de réconciliation de droit civil.
L’encerclement mental et judiciaire coupe en deux le processus de pacification qui pouvait être attendu à l’égard d’une guerre civile qui a laissé dans l’ombre 17 000 victimes (morts et blessés) et plus de 22 000 actes violents perpétrés par la lutte armée (les chiffres officiels font état d’environ 9000 victimes fatales de la main du régime militaire). L’offensive est soutenue financièrement en coulisse par les agences britanniques et américaines. Le vecteur d’insémination repose notamment sur un agent local ambigu ayant travaillé à la fois pour les formations révolutionnaires, le gouvernement militaire et le royaume de Sa Majesté. Elle est relayée au niveau international par la sociale-démocratie européenne et s’imbrique de façon fluide avec les termes de l’influence globaliste (droits de l’Homme, indigénisme, genre, société ouverte, etc.).
Plus encore, la perméabilité favorisée par ce modelage de l’arène démocratique sculpte un environnement favorable à la relance d’un agenda de lutte subversive qui s’étend à l’ensemble du sous-continent.
Le cas des Malouines
La deuxième dynamique conflictuelle, intimement liée à la séquence précédente, a son origine dans la guerre ouverte de l’Atlantique Sud en 1982.
La Junte militaire a agité l’idée nationaliste d’une Argentine bicontinentale et d’une reconquête des îles de la Géorgie du Sud et des Malouines. À ce stade de la Guerre froide, Londres perçoit qu’une victoire militaire dans le cadre d’une guerre limitée pouvait lui être bénéfique, à la fois sur le plan militaire et sur le plan informationnel. L’état-major américain a assuré son soutien à la Junte militaire en cas de conflit. L’armée argentine, peu préparée en amont, et sans conscience du rapport de force militaire, s’engage alors tête baissée dans le piège tendu par l’Angleterre. La présence d’un navire civil argentin sur l’île de Géorgie du Sud, autorisée en amont par les affaires étrangères britanniques, sert d’incident provocateur. Après un court épisode de négociation, l’affrontement armé se solde par la débâcle de Buenos Aires.
Là aussi, l’affrontement militaire, entouré de manœuvres informationnelles, est une phase parmi d’autres séquences imbriquées dont la portée stratégique est tout aussi insidieuse.
Le régime argentin, décrédibilisé sur plusieurs fronts, se désagrège, tandis que Londres active au sein de la société argentine un endiguement normatif et cognitif qui vise à amputer durablement sa capacité stratégique. Deux lignes le composent : l’appui en sous-main à l’action subversive de la mouvance révolutionnaire et le soutien à la politique des droits de l’Homme (comme mentionné plus haut) dont l’un des objectifs communs est de neutraliser les forces armées (interdiction par loi pour les forces armées de se mêler des affaires intérieures) ; l’influence des traités internationaux pour favoriser les intérêts britanniques dans l’Atlantique Sud, dont le Chili sera bénéficiaire.
Au fil des années, et au gré des flux et reflux créés par les crises politiques, la mouvance néomarxiste parviendra à reconquérir l’espace politique et développera un agenda étrangement fonctionnel au démantèlement de l’appareil politico-stratégique argentin, sous couvert de progressisme droit-de-l’hommiste et de rhétorique souverainiste, processus qui s’est déroulé sous le regard bienveillant de la puissance nord-américaine.
Pour l’heure, cette contradiction n’a été ébranlée sérieusement par aucune formation politique. Les gains économiques de l’ancien Empire britannique sur le domaine maritime des îles Malouines s’élèvent à hauteur d’un équivalent en surface du territoire continental argentin, la pêche et sa gestion illégale en connivence avec d’autres puissances étrangères générant d’abondants dividendes (plus de 600 millions de dollars annuels).
La démocratie argentine est ainsi le théâtre d’une nouvelle et d’une autre guerre non armée, intérieure, endogène, souvent indéchiffrable et invisible.
Celle-ci n’est pas soluble dans les seuls renoncements ou capitulations dont ont fait preuve les générations de cadre politique successives face aux dommages conflictuels hérités du passé. Cet état de guerre interne, à caractère foncièrement offensif, résulte d’un modelage cognitif de la société argentine et d’un nouveau choc entre une nouvelle matrice subversive, rejeton du marxisme-léninisme, et une matrice libérale attachée à la fabrique républicaine du pays. Ce choc a lieu dans l’arène de la démocratie même et dans son espace économique, informationnel, normatif et juridique.
Corruption politique
La première matrice a su prendre un avantage stratégique durant les trois dernières décennies.
Elle a pratiqué efficacement l’entrisme des partis politiques traditionnels (de droite comme de gauche) et orchestré une active guerre de l’information, entrelacée à des opérations judiciaires, économiques ou violentes, en étant capable de mettre à profit les nombreuses contradictions conceptuelles et stratégiques de son adversaire libéral. Son arrivée au pouvoir en 2002, avec Néstor Kirchner, a insufflé un État dual, faisant cohabiter le maintien d’une façade institutionnelle et d’une économie anémique, soutenue par des populations captives, une matrice clientéliste en connivence avec l’univers illicite, s’exhibant désormais aux puissances les plus offrantes (Chine). Les flux d’argent captés par la corruption endémique sont estimés à 10 % de la richesse nationale.
Il existe donc une convergence objective entre l’influence exercée par le Royaume-Uni et les États-Unis et le projet néomarxiste actuellement à l’œuvre au pouvoir. Les deux ont érodé la capacité stratégique de l’État argentin et aliéné ses moteurs politico-culturels. Depuis quelques années, cette dynamique en « étau » pose une nouvelle contradiction dans la mesure où elle entraîne Buenos Aires dans l’aire d’influence de Pékin.
Le résultat de cette confrontation est un état de semi-dislocation de la société argentine, traversée de part en part par des lignes de faille culturelles, politiques et identitaires. Son comble est qu’elle a précisément désarmé une bonne partie des citoyens argentins eux-mêmes, dans la mesure où leur esprit, à savoir le paysage perceptif et les outils de compréhension stratégique de la réalité, sont devenus l’une des cibles principales de l’affrontement. L’incapacité à saisir à bras-le-corps ce contexte, quelles que soient les couleurs politiques, est manifeste, y compris bien sûr pour les partis enlisés dans le possibilisme et la modération, et quand bien même existe-t-il des initiatives travaillant à percer ce blindage perceptif. Dans ce sens, la victoire aux élections primaires, en août 2023, du jeune outsider Javier Milei vient d’indiquer une demande de transition.
L’absence de préoccupation du monde académique et intellectuel sur la physionomie de cette guerre systémique et immatérielle contribue indirectement à la perpétuer. Pourtant, des cas similaires existent de par le monde, et des connaissances existent sur ce domaine moins balisé des guerres immatérielles. Y a-t-il d’autres choix pour la nation sanmartinienne que d’apprendre à se réarmer par elle-même et à bâtir, depuis sa propre histoire et à la lumière des meilleures expériences internationales, un nouvel art du combat ?
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- auteur de Une nouvelle ère de confrontation informationnelle en Amérique latine (Ciccus, 2023) ↩
L’histoire se répète et se répète à : URSS, CUBA, etc. Seule la Chine s’en est sortie parce-que les Américains y ont fait pleuvoir une abondance de dollars (et le regrettent désormais) pour produire pas cher et affaiblir l’URSS. Le collectivisme socialiste mène toujours le pays à sa perte. Et la France vote toujours à gauche !
Après ce tableau noir, une question: pourquoi ce pays en déconfiture a t il été retenu par les BRICS parmi des dizaines de demandes ?