Pour beaucoup, Friedrich Hayek est le symbole de l’ultralibéralisme.
Son ouvrage contre le planisme, La route de la servitude, a connu un succès considérable. Écrit à la fin de la Seconde Guerre mondiale alors qu’il était généralement admis que l’économie devait être contrôlée par l’État, il l’a condamné pour longtemps à l’ostracisme dans les milieux intellectuels de gauche qui le voient comme un épouvantail. Ses idées ont pourtant été reconnues des années plus tard et son travail a été même été couronné d’un prix Nobel.
Mais cette reconnaissance au sein d’un cercle qui reste limité cache une réalité, qui est que ses idées ont été très largement admises en pratique, y compris et peut-être surtout à gauche.
Obion City, aux États-Unis, est une ville trop petite pour avoir son propre service d’incendie 1. Elle a donc passé un accord avec la ville voisine de South Fulton. Ses habitants paient directement à cette dernière une cotisation pour bénéficier du service. En 2010, la maison de Gene Cranick, habitant de Obion, brûle, mais il a oublié de payer sa cotisation. Les pompiers laissent la maison brûler, s’assurant simplement que l’incendie ne se propage pas aux maisons voisines qui, elles, ont payé leur cotisation. Bien sûr, l’histoire a fait la Une des journaux et a déchaîné les passions. Si vous étiez maire de South Fulton, que diriez-vous à vos pompiers ? Éteignez l’incendie, évidemment, répondrait Hayek, mais revoyez votre système.
Hayek a profondément marqué la pensée libérale de l’après-guerre. Si on ne peut résumer sa pensée en quelques lignes, on peut dire au moins qu’elle a consisté à montrer que l’existence d’un marché libre est une condition nécessaire pour la liberté et la réduction de la pauvreté.
Cela étant posé, il reconnaissait que le marché ne pouvait pas tout et qu’il était nécessaire que la collectivité corrige les effets notamment de la malchance, des accidents et de la maladie.
Hayek s’oppose ainsi à d’autres penseurs importants du libéralisme comme Ludwig von Mises et Murray Rothbard, qui étaient sur une ligne beaucoup plus libertarienne : leur ennemi principal était l’État. Ayn Rand, une romancière qui a connu un succès considérable avec notamment un ouvrage comme La grève, était également d’inspiration libertarienne : elle mettait en avant l’entrepreneur qui réussit seul contre tous, et en particulier seul contre l’État.
Hayek en position modérée
Comme tous les modérés, Hayek souffre du fait que sur de nombreux sujets, sa position n’est pas catégorique.
S’il croyait qu’un pays qui interdit un marché libre devient pauvre et dictatorial, il reconnaissait aussi que le marché ne résolvait pas tout. Cela étant, il n’avait pas de position très claire sur ces limites. Face à cela, la pureté évangélique des libertariens est évidemment beaucoup plus vendable. Avec eux, tout est clair : l’État ne doit quasiment rien faire. Même la police doit être privée et organisée par les citoyens. Cette pureté est séduisante, parce qu’elle donne une réponse simple à tout, et c’est toujours la même, mais elle les conduit vite à l’absurde.
Henry Louis Mencken, un autre libéral, écrivait ainsi :
« Il existe pour chaque problème complexe une solution simple, directe et fausse. »
C’est l’attrait des populistes et des idéalistes que déteste Hayek. Le libertarien estime ainsi que le feu rouge est une atteinte à sa liberté. Pourquoi l’État me contraint-il à m’arrêter ? Réponse de Hayek (et de Henry Hazlitt, qui évoque ce cas d’école) : parce qu’en face de vous se trouve une autre voiture qui, elle aussi, a la liberté d’aller, et des piétons qui, eux aussi, ont cette liberté.
Et donc, il y a nécessairement un compromis à trouver pour que la liberté de se déplacer des uns ne s’oppose pas à celle des autres, pour que l’un ne gagne pas sur les autres.
Cela suppose le développement de règles, nécessairement imparfaites, nécessairement ad hoc, et nécessairement fruits d’un compromis qui insupporte les idéalistes. Hayek ne dit pas quelles peuvent être ces règles, il ne le sait pas, elles ne peuvent exister dans l’absolu et a priori. C’est à la collectivité de les définir, elles sont le produit du travail collectif, mais il en souligne l’évidente nécessité.
L’ambiguïté de Hayek est frustrante pour les idéalistes, mais sa position est fertile : je ne peux pas vous donner la solution, c’est à vous de la trouver, mais sachez qu’il faut le maximum de marché où c’est possible, et le collectif pour le reste, pas de problème.
C’est ainsi qu’Hayek se présente finalement comme un modéré.
À la gauche, Hayek dit qu’aucun pays ne peut être riche et ses citoyens libres sans reposer sur un marché libre. À la droite, il dit que le marché ne résout pas tout et que l’action collective via l’État est nécessaire. Aux deux, il dit qu’une société complexe ne peut fonctionner que sur la base d’une large auto-organisation et que les ordres venus d’en haut sont souvent contre-productifs et liberticides. Et il leur dit également que la forme que prendra ce compromis entre le marché et le collectif ne peut être définie à l’avance, car elle résultera du processus social et politique.
Penser en termes de conséquences
Hayek se distingue des idéalistes car il pense en termes de conséquences. Il n’est pas un idéologue. Sa croyance de l’indispensabilité du marché pour éviter la pauvreté et la dictature est le résultat de sa recherche, et a été largement vérifiée depuis.
S’il existe des dictatures fonctionnant à partir d’un marché relativement libre (comme le Chili dans les années 1980, ou la Chine jusque récemment), aucun pays ayant aboli celui-ci n’est devenu ni riche ni libre.
Cela étant posé, ce qui l’intéresse, ce sont les conséquences des prises de positions politiques et sociales. Les idéalistes, eux, pensent en termes de principes absolus, et se moquent des conséquences. Il y a chez eux un côté kantien qui fait froid dans le dos. Si la maison brûle et que le propriétaire n’a pas payé son dû aux pompiers, alors ceux-ci ne doivent pas éteindre l’incendie.
Cela ne signifie pas que l’épisode de la maison qui brûle soit simple sur le plan philosophique. Effectivement, si tout le monde sait que les pompiers éteindront l’incendie même si on n’a pas réglé son dû, alors plus personne ne payera, et la solution collective s’effondrera. Pas grave, me répond-on souvent lorsque j’expose ce problème, il suffit de faire payer une très forte somme après avoir éteint l’incendie. Oui, mais que faire si la personne n’est pas en mesure de la payer ? Hayek n’envisage pas un seul instant de recommander aux pompiers de laisser la maison brûler. Pour lui, il est évident qu’ils doivent agir, mais il est tout aussi évident que cela pose un problème économique, social et moral qu’il faut résoudre : celui qui n’a pas payé est un passager clandestin qui espère s’en tirer aux dépens de la collectivité.
Hayek a gagné… à gauche
Qu’en est-il en politique aujourd’hui ?
Aux États-Unis, le Parti républicain, très influencé par Hayek après-guerre, s’est déplacé ces dernières années vers la droite populiste. De son côté, le Parti démocrate est devenu largement hayekien.
Il revient de loin : Roosevelt était très hostile au marché libre et le New Deal a été une politique de contrôle drastique de l’économie et de la société (c’est d’ailleurs en réaction à ce contrôle que Hayek a écrit La route de la servitude). Mais cette position s’est amoindrie avec ses successeurs et l’inclinaison hayekienne a été particulièrement marquante chez Bill Clinton et Barak Obama. Ainsi, le projet Obamacare était très hayekien : instaurer une assurance de santé, certes obligatoire, mais reposant sur la liberté de choisir parmi des fournisseurs privés organisés en un marché.
Même des personnes comme Bernie Sanders ou Alexandria Ocasio-Cortez, très à gauche, ne remettent pas en question le marché libre.
Le débat porte aujourd’hui sur le niveau de régulations et de prélèvements, ainsi que sur le périmètre de l’État, et non plus sur l’existence d’un marché libre. Ce n’est pas bien sûr que Hayek aurait considéré Bernie Sanders ou même Joe Biden comme des frères d’arme, et l’inverse encore moins. C’est que, d’une certaine façon, avec l’acceptation par la gauche américaine du marché libre comme une nécessité, Hayek a fini par gagner… mais personne ne s’en est rendu compte. Peut-être Hayek avait-il pressenti que c’était là l’enjeu, lui qui avait dédié La route de la servitude… « aux socialistes de tous les partis ». Cette acceptation a eu lieu en Allemagne dès 1959 avec l’adoption d’une variante du libéralisme appelée ordolibéralisme. 2
En revanche, c’est encore loin d’être le cas pour la France, et le refus de cette acceptation explique sans doute le flou politique persistant aussi bien à gauche que chez les écologistes, et le handicap politique qu’il entraîne.
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- La source pour cet article (notamment l’histoire de la maison incendiée) est Burning down the house, écrit par Andrew Koppelman. Koppelman est quelqu’un d’intéressant car il se déclare lui-même « capitaliste de gauche » et hayekien (même si Hayek aurait toussé en entendant l’expression). Il se prononce contre les deux extrêmes, de gauche (étatiste anticapitaliste) et de droite (libertarianisme strictement anti-étatiste). ↩
- Sur l’ordolibéralisme, voir l’excellent ouvrage d’Alexis Karklins-Marchay. ↩
La France a été noyautée par Staline pendant et après la guerre (financement de la résistance,du PCF et de la CGT) . A un point tel qu’elle a élu Mitterrand. Ce dernier a donné les clés de l’éducation à l’extrême gauche (Chevennement puis Jospin en particulier) qui façonne depuis l’esprit des jeunes. Le paroxysme est aujourd’hui atteint : aucun jeune n’est capable de porter une analyse critique sur les idées de gauche à l’exception d’une poignée qui s’expatrie définitivement.
les clés de l’éducation ont été données aux communistes dès 1944…
Sauf que le but d’Hayek depuis La route de la servitude est de défendre la liberté, pas l’économie de marché, et pas seulement la liberté économique. A-t-il gagné, vraiment?
la liberté et l’économie de marché, quelle différence ? ils s’impliquent l’un l’autre …
Les libéraux défendent la liberté, la liberté économique n’en est qu’un sous produit.
Bien sûr, c’est ce que j’ai voulu dire.
L’auteur fait preuve d’une ignorance confondante des libertariens et des écrits de Von Mises et Rothbard, qui, dans l’Ethique de la liberté, explique très bien les erreurs d’Hayek.
A moins que justement, ils ne les connaissent trop bien, et pour les décrédibiliser, utilise le procédé de l’homme de paille, comme les bons socialistes …
et oui, vous comprenez, la Liberté, c’est bien, mais pas trop, sinon on est extrême…
la Liberté, c’est bien, mais on doit la corseter, sinon on est extrème, et ce n’est pas bien.
Et qui doit décider ? et bien un grand homme, dictateur, berger, élu, fonctionnaire, qui sait mieux que vous ce qui est bon pour vous et quel degré de liberté vous devez avoir.
Réclamer votre liberté, quel extrémiste !!
Je rappelle que la Liberté, ce n’est pas un pouvoir de faire, c’est faire ce que l’on veut avec ce que l’on a, dans le respect du droit de propriété des autres.
« même bernie sanders et ocasio cortez ne remettent pas en cause le marché libre »
« Clinton et Obama sont hayékiens »
Décidément l’auteur raconte n’importe quoi…
Je trouve d’ailleurs que Contrepoints vire de plus en plus vers un site d’information typiquement français, cad social démocrate, ils ne publient plus qu’une fois sur 3 ou 4 H16, la plupart des articles sont dans le genre de celui-ci, vraiment, il est temps pour contrepoints de réagir, sinon il n’y aura plus de différence bientôt avec Labération, l’Immonde ou autre épaves journalistiques.
Contrepoints = Labération
…
Schopenhauer, principe n°32.
Vous êtes sur d’avoir bien compris La Route de la Servitude ? Hayek est résolument étatiste pour un libéral, mais clairement très très loin d’un Obama ou d’un Clinton. Il a un étatisme naïf si j’ose dire, il ne justifie aucune position étatiste dans son livre, il défend simplement le libre marché et l’auto-organisation comme les meilleurs systèmes économiques et fait preuve de prudence sur les sujets qu’il ne maitrise pas.
Il comprend qu’il puisse y avoir des règles collectives dans différentes matières et maintient par exemple qu’on puisse fournir des aides sociales, à condition qu’elles soient attribuées sur des critères clairs, justes, définis à l’avance et avec l’assentiment de la société.
Il ne s’en prend à aucun moment aux vilains « idéalistes » (le dénigrement des libertariens dans l’article est surprenant pour Contrepoints) qui essaient d’aller plus loin et d’inviter le marché sur de nouveaux terrains !
Au passage le Obamacare donnait un tel bazar que Trump a largement pu appuyer sa campagne victorieuse sur la réforme du dispositif…
hmmm///
« Cela étant posé, il reconnaissait que le marché ne pouvait pas tout et qu’il était nécessaire que la collectivité corrige les effets notamment de la malchance, des accidents et de la maladie. »
assurance privée…
il me semble que les limites du marché sont ailleurs..
grosso modo l’état doit il aider les nécessiteux..ou laisser cela à la charité…
typiquement l’etat français fait de la pauvreté une chose purement subie..
un individu va « évaluer » le pauvre. ou pas…si il délègue la charité à une organisation…religieuse ou autre qui devra aussi faire des choix…
enfin bref…
le marché ne peut pas tout est une affirmation sans interet, personne n’a jamais dit que le marché pouvait tout…le marché na pas de volonté…
la liberté est terrible pour certains…
parce que certains font le choix du vice ou du plaisir immédiat.
enfinbref…