L’entreprise en déclin et son double imaginaire

Les entreprises en déclin ont tendance à créer un double imaginaire dans lequel elles s’enferment. Ce double, c’est elles-mêmes, mais en version idéalisée.

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Steve Jobs by Nobuyuki Hayashi(CC BY 2.0)

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L’entreprise en déclin et son double imaginaire

Publié le 11 mars 2023
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Les entreprises en déclin ont tendance à créer un double imaginaire dans lequel elles s’enferment. Ce double, c’est elles-mêmes mais en version idéalisée. C’est un masque qu’elles créent pour se cacher et s’affranchir d’une réalité qu’elles refusent, laissant le monde se construire sans elles, voire contre elles. La dissolution de ce double, c’est-à-dire l’acceptation de la réalité aussi déplaisante qu’elle soit, est un préalable à tout redressement. Une bonne illustration en est fournie par le redressement d’Apple en 1997.

En août 1996, Apple annonce qu’elle abandonne son projet de système d’exploitation de nouvelle génération Copeland. C’est un échec majeur, un peu comme si Renault annonçait être incapable de créer un nouveau moteur. Cet échec conclut un long déclin amorcé quelques années plus tôt. Il s’est accéléré en 1995 lorsque Microsoft a lancé Windows 95, qui rend un PC presque aussi facile à utiliser qu’un Macintosh. Windows 95 annule l’avantage d’Apple, dont les produits restent pourtant beaucoup plus cher. L’entreprise, qui a quasiment inventé l’ordinateur personnel avec l’Apple II en 1977, connu une croissance fulgurante dans les années 1980, puis révolutionné le secteur avec le Macintosh en 1984, est exsangue. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. L’hebdomadaire BusinessWeek rédige sa nécrologie et titre « The Fall of an American icon » (la chute d’une icône américaine).

C’est une époque pénible pour les fans de la marque. En pleine perte de vitesse, avec des produits obsolètes, et aucune stratégie, Apple se recentre sur le carré de fidèles qu’elle essaie de garder mobilisés. Elle demande à Guy Kawazaki, un de ses responsables marketing, d’animer une équipe chargée « d’évangéliser ses produits » ; dans les faits, de harceler les journalistes qui critiquent Apple. L’affaire tourne à la religion. C’est un combat entre le bien (Apple) et le mal (IBM, Microsoft, le reste du monde). Les gens préfèrent acheter un PC ? C’est qu’ils sont stupides. Un article critique ? Le journaliste nous est hostile, ou il n’y connaît rien. Un développeur de logiciels passe sur PC ? C’est un traître. La moindre bonne nouvelle, si insignifiante soit-elle (un acteur de troisième zone a déclaré qu’il avait un Mac) est montée en épingle, tandis que les mauvaises nouvelles sont balayées ou ignorées. Discuter avec un fan d’Apple à cette époque, c’est se trouver face à un idéologue, qui plus est désespéré, et donc d’autant plus intransigeant.

Apple s’enferme dans une bulle avec son dernier carré de fidèles alors que le navire coule. L’aveuglement est rationalisé. L’entreprise n’est plus elle-même, elle s’est créée un double et vit dans un monde parallèle. Mais elle est finalement rattrapée par la réalité. Pour reprendre l’expression du philosophe Clément Rosset, le double finit toujours par se dissiper à l’orée du réel. L’orée du réel, pour Apple, c’est l’échec de Copeland. Impossible de vendre un ordinateur sans système d’exploitation. Le roi est nu, et désormais tout le monde le sait et le dit.

 

Le retour de Steve Jobs

L’entreprise tente un coup de poker en rachetant Next, une entreprise qui a créé un système d’exploitation moderne, mais sans succès commercial.

Or Next a été créée par Steve Jobs, par ailleurs cofondateur… d’Apple et viré sans ménagement en 1985. C’est donc le retour du fils prodigue. Officiellement, Jobs n’est que conseiller du PDG Gil Amelio, mais personne n’est dupe. C’est lui qui tire les ficelles, et il remplacera rapidement le pauvre Amelio, totalement dépassé par la situation. Le jeu favori de la Silicon Valley à l’époque est de deviner quelle sera la stratégie de Jobs pour relancer Apple. Les tribunes et articles de presse se multiplient (nous sommes avant Twitter et les réseaux sociaux) avec de doctes experts qui y vont de leur avis sur tel ou tel marché qu’Apple devrait « disrupter » ou sur la stratégie d’innovation que l’entreprise devrait développer. Jobs va déjouer tous leurs pronostics. Sans qu’il le formule ainsi, son action initiale va consister à dissoudre le double à tous les niveaux, à la fois par les décisions qu’il prend et par le discours qu’il tient.

Un épisode important permet de comprendre son approche. Nous sommes en mai 1997, après que ses premières décisions ont sauvé l’entreprise, du moins pour l’instant. L’occasion est la conférence des développeurs Apple. Elle réunit ceux qui créent et commercialisent des logiciels pour Macintosh. Autant dire que ce groupe est sinistré. Les développeurs sont les premières victimes du déclin d’Apple. Lorsque Jobs prend la parole, l’ambiance est pour le moins tendue.

 

La dissolution du double

Il ouvre le bal des questions, et la première fuse : « Qu’en est-il d’OpenDoc ? »

OpenDoc était un projet très ambitieux de format universel de documents, un équivalent de PDF. Apple avait fait de son développement un élément central de sa stratégie et avait demandé à tous les développeurs de l’intégrer dans leurs projets, ce qui représentait un investissement important.

À son arrivée, Jobs avait annulé le projet, à la grande fureur des développeurs. La réponse de Jobs est fascinante. Il explique qu’avec OpenDoc, Apple voulait imposer un standard, ce qui était irréaliste étant donné sa faible influence sur le marché. C’était un exemple parmi tant d’autres montrant combien Apple était déconnecté de la réalité et se berçait d’illusions. La simple observation des faits – OpenDoc était une bonne idée mais reposait sur de mauvais choix techniques et Apple n’avait aucune chance de réussir à l’imposer au reste du monde – montrait qu’il fallait abandonner le projet. Mais l’observation des faits n’était pas le fort d’Apple à cette époque. Ce que Jobs impose, c’est un principe de réalité. Cette réalité n’est peut-être pas plaisante, mais c’est à partir d’elle qu’on peut reconstruire quelque chose. Cessons de nous mentir à nous-mêmes et de mentir aux autres. À ce stade, il n’a pas vraiment de stratégie et encore moins de vision. Mais il sait que rien ne pourra être construit sur l’illusion ; il faut commencer par dissoudre le double et retourner dans le réel.

Compte tenu de la situation, il estime qu’Apple doit se focaliser sur ce qui est important.

C’est pour cela qu’il a commencé par annuler des produits et des projets avant d’en créer de nouveaux. Il ajoute : « La focalisation, c’est dire non. Et vous devez continuer à dire non, non, non. Et quand vous dites non, vous faites chier (sic) les gens et ils vont vider leur sac dans le San José Mercury New [le journal de la Silicon Valley] en écrivant des articles de merde (sic) sur vous ».

Il ajoute :

« Depuis plusieurs mois, Apple a pris des coups de manière très injuste dans la presse, mais les a pris comme un adulte, je dois dire, et je suis fier de ça. Mais nous devons simplement garder nos yeux fixés sur le trophée, avancer un pas après l’autre, et ne pas nous laisser distraire. Nous expliquerons ce que nous faisons du mieux que nous pourrons, et la presse et le cours de l’action prendront soin d’eux-mêmes. »

Là encore, un principe de réalité. Concentrons-nous sur l’essentiel – faire de bons produits avec nos partenaires.

 

La vérité, condition préalable du redressement

Aucune entreprise ne peut être redressée tant que le management et les collaborateurs continuent à vivre au travers d’un double, se berçant d’illusion et se coupant de la réalité.

Comme Apple, elle peut attendre la catastrophe pour réagir et celle-ci ne manque jamais de finir par arriver. Mais elle peut aussi, et c’est évidemment préférable, dissoudre le double par elle-même. Ce n’est pas facile, et c’est pourquoi cela nécessite souvent un changement de dirigeant, mais c’est indispensable car à la fin, c’est toujours la réalité qui gagne.

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  • Les structures dans le déni sont en déclin…
    La France est dans le déni et l’illusion du maintien de sa grandeur…donc:….
    Action: refuser les accusations de complotisme et regarder les choses en face, avoir le courage de faire marche arrière sur certaines choses… et se concentrer sur l’identification et le développement de projets qui marchent et peu en apporter du progrès ! Encore faut il comprendre ce qui est censé nous apporter du progrès : certainement pas le retour à l’âge des cavernes, ni l’asservissement au numérique totalitaire : alors une voie du bon sens? Le politicien d’envergure capable de porter une nouvelle voie crédible est il né? On l’attend.

    • Le politicien n’a que faire de la France. Ce qui l’intéresse c’est sa réélection. Donc l’entreprise France n’est pas prête à remonter.

    • L’exercice est déjà un défi immense pour une entreprise, alors pour un pays, qui plus est un pays avec un passé et un rôle conséquents comme la France.
      Dans le cas d’Apple, Jobs est revenu par la petite porte par hasard. Apple cherchait des solutions et non le messie. Celui-ci s’est révélé dans l’action et le nouveau contexte mais rien n’était certain. Or, il me semble dans le cas français, que nous misions tout sur un homme providentiel mais providentiel avant l’heure. Nous n’aimons pas avancer à petits pas, non il faut plus de radicalité car ce sont les idéaux anciens et nouveaux qui gouvernent.

      • « Or, il me semble dans le cas français, que nous misions tout sur un homme providentiel mais providentiel avant l’heure. »
        L’homme providentiel est le double imaginaire d’un président imaginaire qui n’existe que dans l’esprit des français complètement anesthésiés par trop d’années de socialisme et qui ne se réveilleront jamais ( sauf peut-être avec un grand coup de pied dans le fondement appliqué par « les autres » – je pense au FMI)!

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Auteur : Anne Jeny, Professor, Accounting Department, IÉSEG School of Management

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Le contexte

Après l’incroyable réussite de ses débuts, Apple vit sur sa rente et, au début des années 1980, est devenue une grosse entreprise bureaucratique qui a du mal à se renouveler. Classique.

Steve Jobs, pourtant cofondateur de l’entreprise, a été peu à peu marginalisé. Il réussit à monter une équipe pour se lancer dans un projet fou : créer... Poursuivre la lecture

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