8 février 1873, « l’arrêt Blanco » ou l’histoire d’un mythe

Si cet arrêt Blanco est mythique c’est surtout en raison des écrits doctrinaux qui l’ont suivi.

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Justice by Michael Galkovsky (CC BY-NC-ND 2.0)

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8 février 1873, « l’arrêt Blanco » ou l’histoire d’un mythe

Publié le 24 février 2023
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Le 8 février 2023, cela faisait 150 ans que la décision Blanco fut rendue par le Tribunal des conflits, le 8 février 1873.

Selon un mythe républicain le mal nommé « arrêt Blanco » (l’arrêt du Conseil d’État arrivera le 8 mai 1974 or, le Tribunal des conflits ne rend pas des « arrêts ») marque le début d’un véritable droit administratif, autonome des règles du droit commun. Connu de tous les étudiants de droit qui sont allés jusqu’en deuxième année, la décision du Tribunal des conflits pose ainsi les bases de la compétence de la juridiction administrative et institue aussi un autre mythe, celui d’un droit administratif forgé exclusivement par la jurisprudence du Conseil d’État.

Sans revenir sur tous ces mythes qui ont une raison d’exister, il conviendra de voir les apports de cette décision.

 

Les faits

Un petit rappel des faits s’impose.

Le 3 novembre 1871, Agnès Blanco (en réalité Ignassia Blanco), une fillette âgée de 5 ans, est renversée et grièvement blessée par un wagonnet poussé par quatre ouvriers. Elle sera amputée d’une jambe. Le wagonnet appartient à la manufacture des tabacs de Bordeaux, exploitée en régie par l’État. Le 24 janvier 1872, le père d’Agnès Blanco dépose un recours en responsabilité civile pour des dommages et intérêts sur le fondement du célèbre article 1382 du Code civil (aujourd’hui 1240), devant le tribunal de Bordeaux. Il voulait engager la responsabilité de l’État afin que celui-ci, sur le fondement des articles précités, le dédommage pour les dommages causés à sa fille résultant directement de l’activité d’un service public.

Or, en raison du principe établi dans les lois des 16 et 24 août 1790 et de celui du décret du 28 septembre 1873, le juge judiciaire ne pouvait troubler de quelque manière que ce soit l’activité administrative (article 13 de la loi précitée). À cet égard et en vertu de la théorie de l’État débiteur le juge judiciaire ne pouvait donc prendre une quelconque sanction pécuniaire à l’égard de l’État (CE, 1855, Rotschild). Dès lors, le préfet de la Gironde demandera au tribunal civil de Bordeaux de décliner sa compétence au profit du juge administratif, ce qu’il refusa. Face à ce conflit de compétence positive, le préfet adressera un déclinatoire de compétence devant le Tribunal des conflits, institution remise à jour par la loi du 24 mai 1872 (loi qui conférait au Conseil d’État son indépendance). Le Tribunal des conflits eu donc à trancher ce conflit de compétence.

La question était alors fort simple. Pour reprendre les mots du commissaire du gouvernement David :

« Quelle est, des deux autorités administrative ou judiciaire, celle qui a compétence générale pour connaître des actions en dommages-intérêts contre l’État ? »

Le Tribunal des conflits commence par rappeler dans sa décision la thèse de l’État débiteur avec « l’interdiction pour les tribunaux ordinaires de connaître des demandes tendant à constituer l’État débiteur ».

Puis, le Tribunal des conflits affirme :

« La responsabilité, qui peut incomber à l’État, pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu’il emploie dans le service public, ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil, pour les rapports de particulier à particulier ».

On voit déjà se mettre en place un raisonnement affirmant la spécificité du droit administratif comme ne pouvant pas être soumis aux règles de responsabilité du droit commun.

Enfin, le Tribunal conclut :

« Cette responsabilité n’est ni générale, ni absolue ; qu’elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’État avec les droits privés ».

Dès lors, la juridiction administrative est compétente pour engager la responsabilité administrative de l’État en raison d’une faute commise lors de l’activité d’un service public. (TC, 8 février 1873, Blanco, n°00012). Le Tribunal des conflits consacre alors le principe de la liaison de la compétence et du fond. Le Conseil d’État rendra donc sa décision le 8 mai 1874 condamnant l’État à verser à Agnès Blanco une indemnité annuelle et viagère de 500 francs (à compter du jour de l’accident), dont elle bénéficiera jusqu’à son décès.

 

La portée

La portée de cette décision est considérable. Du moins, si elle est considérable, ce n’est pas tant en raison du contenu de la décision en elle-même que des interprétations doctrinales qui l’ont suivi.

Au fond, la décision Blanco ne fait qu’affirmer une seule chose : poser une « non applicabilité de principe du droit administratif » (P. Amselek), mais en aucun cas l’autonomie du droit administratif. Ainsi, à chaque fois qu’une situation semble relever du droit administratif et qu’un texte n’indique pas expressément la compétence du juge administratif, alors elle peut ne pas être soumise au droit privé. Mais ce n’est ni un principe ni une obligation.

En effet, Blanco se trouve enserré autour des décisions affirmant la compétence du juge judiciaire pour connaître de la responsabilité de l’État quand ce dernier n’agit plus en tant que personne publique (TC, 11 janvier 1873, Joannon, Recueil Lebon, 1873, p. 20 ou encore, TC, 8 février 1873, Bransiet, Recueil Lebon, 1873, p. 70). Cette décision se place d’ailleurs dans le sillage des décisions Rotschild (1855) et Dekeister (1861), issues des périodes non-républicaines. De plus, la décision est très succincte. Elle marque pourtant en quelque sorte le renouveau du droit administratif. Du moins c’est ainsi que la doctrine la présente habituellement. Cette décision marque ainsi le commencement de l’élaboration d’un nouveau critère pour déterminer la compétence de la juridiction administrative.

Ici, plusieurs écoles vont s’affronter.

En premier lieu, pour certains grands professeurs de droit administratif, ce qui fondera la compétence de la juridiction administrative est le critère de la puissance publique, dont le grand juriste Maurice Hauriou sera le chef de file. Selon cette première approche :

« L’administration a le double pouvoir d’imposer aux administrés des obligations et de recourir à la force matérielle pour les faire exécuter ; les règles juridiques qui définissent le cadre dans lequel elle est habilitée à se mouvoir, les conditions dans lesquelles elle peut faire usage de ses prérogatives,- ont de ce fait une nature et une portée irréductibles à celles des règles de droit commun » (J.Chevallier).

L’arrêt Blanco permettra à cette école de quitter son empirisme traditionnel pour donner une formulation théorique claire à ce critère. En effet, par les conclusions du commissaire David, cet arrêt vise comme critère celui de la puissance publique.

Dès lors que l’État agit comme « puissance publique », la juridiction administrative est compétente. Cependant, cette approche fut très critiquée notamment en créant une division factice et préjudiciable entre l’autorité et la gestion. Le nouveau critère du service public, emmené par Léon Duguit et Gaston Jèze, donnera une nouvelle assise au droit administratif.

Selon ce courant le service public est défini comme « l’ensemble des activités qui doivent être réglées et assurées par les gouvernants en raison de leur importance sociétale ».

Il ne s’agira pas ici de revenir sur les problèmes inhérents aux définitions du service public, « texture ouverte » (Hart) par nature. Mais il s’agira de voir comment ce second courant dit du « service public » a donné de nouveaux fondements au droit administratif.

Ici, « l’attention se déplace des moyens d’action détenus par l’administration aux finalités de son institution. C’est dans la seule mesure où elle est au service du public et agit dans le sens de l’intérêt général, que l’administration est soumise à des règles exorbitantes du droit commun, dont le contenu et la portée ne peuvent être correctement appréciées que par un juge spécialisé » (J.Chevalier).

Abandonnant la théorie du critère de la gestion publique propre au commissaire David, les partisans du critère du service public s’appuieront postérieurement sur la jurisprudence du Conseil d’État avec les arrêts Terrier (1903), Feutry (1908) et Thérond (1910).

Cependant, l’idée d’affirmer que le critère du service public représente le seul et unique critère du droit administratif se révélera être une illusion.

En effet, la jurisprudence administrative n’utilisera ce critère que pour les transferts de compétence aux collectivités locales mais non pour le reste. Ensuite, le Tribunal des conflits y apportera le coup de grâce en reconnaissant (même si le Conseil d’État l’avait fait en 1920) la possibilité d’une gestion privée des services publics, les fameux services publics industriels et commerciaux (TC, 22 janvier 1921, Bac d’Eloka). Mais parler des disjonctions, entrecroisements et prolongements des différentes doctrines nous conduirait trop loin par rapport à l’objet du présent article. Nous dirons simplement qu’aujourd’hui encore, on ne trouve pas de critère unique pour fonder la compétence du juge administratif.

 

Conclusion

Au fond, si cette décision est mythique c’est surtout en raison des écrits doctrinaux qui l’ont suivi.

En reniant avec sa tradition prérépublicaine, sous la IIIe République encore naissante, la doctrine administrative veut affirmer un droit administratif nouveau et républicain. Il faut pour ce faire trouver de nouveau fondements pour notamment justifier l’essor de l’État dans les activités privées. La décision Blanco sera redécouverte par les théoriciens du droit public qui, jusque-là, l’ignoraient complètement. Ainsi que ce soit Maurice Hauriou en 1897 ou Édouard Lafférière en 1887, ils ne citent pas la décision dans leurs différents ouvrages théoriques.

On assiste alors en 1910 à une « restructuration du passé » par la création d’un mythe idéologique, fondant ainsi la spécificité du droit administratif. En effet, en écartant l’application d’un Code civil qui revêt pourtant une certaine aura, les théoriciens du droit marquent un affranchissement à l’égard de la doctrine civiliste. Ce mythe est encore aujourd’hui très tenace en raison de son évocation dans le GAJA ou dans les différents cours de droit administratif de deuxième année. Mais comme tout mythe, il a évidemment une utilité : celle d’affirmer la prégnance d’un droit administratif prétorien bâti par la seule force du Conseil d’État.

Cette idée d’un droit prétorien a permis la création, par le Conseil d’État, de l’ensemble des différentes catégories du droit administratif, du service public administratif aux travaux publics en passant par les collaborateurs occasionnels du service public etc. Tout en se fondant sur ce mythe, le Conseil d’État a élaboré des principes généraux du droit (valeur supradécrétale et infralégislative) voire a pu dégager un principe fondamental reconnu par lois de la République.

Cette décision montre enfin la difficulté pour la doctrine de systématiser des jurisprudences aux travers de critères et concepts uniques, invitant alors à une théorie analytique du droit en procédant à des efforts sérieux de clarification et de définition, pour rendre compte, de la manière la plus réaliste qu’il soit, du travail d’interprétation des juges.

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